ECH-CHITRANDJ  (Les échecs)

I

Doû'l Hidjdja Doû'l Hidjdja mois d'or où les dernières figues font au sol de l'an huit cent quatre-vingt-seize un tapis d'ecchymoses

Rien n'est plus rapporté des campagnes ni le froment ni l'olive Il n'y a pas eu de moisson cette année

La crainte de l'hiver est devant celui qui suit au crépuscule préfigurant la nuit sa propre ombre

Il y a pluie de prophètes plus de prophètes que de feuilles sèches sur les places

Que ce n'est assez de tous les soldats de l'Émir pour les balayer

Et Santa-Fé là-bas de tours flanquée

Porte sur son bliaud la croix de deux rues dont à son bout chaque branche ouvre une porte par où les vents cardinaux comme souffle de Dieu font leur trou

Un champ de mars au centre des quatre arrimé pour qu'y puisse battre le cœur de toute l'armée

 

Et même les chameaux avec les mulets rivalisent devant Grenade affamée

Au quartier général du Christ apportant fruits viandes et draps armes et vins farine et bras marchands et moines

Processions se voient sur les murs d'où prières et chants semblent bouquets de lances dans la lumière

Chaque jour de nouvelles pièces du jeu de chitrandj sont prises resserrant

La marche autour de la ville pour un savant Chah-mât

Chaque jour approchant d'elle ainsi qu'en son langage dit

Messire Jean Molinet ses forts taudis

Par là désignant engins de couverture à l'abri de quoi le soldat chrétien vers les murs bondit

De case en case et male souffrance que lui donne son œil encore après trois mois bandé

L'envoyé de Maximilien n'en chante pas moins dithyrambe du spectacle offert en vers décasyllabiques

Car à ce qu'il paraît musiciens des mots dans le Nord sur leurs doigts les syllabes comptent

Une note à chacune sur leur flûtiau l'ultime portant le cri

De la rime à la façon du nez qui pointe et sont rhétoriqueurs par courtoisie appelés

 

Quelz roix quelz ducz franchois grecz ou latins

Ont faict hutins sus les Marans d'Aufricque

Sinon le roy d'Espaigne et ses affins

Aultres plus fins en lieu de Sarrasins

Hurtent voisins par guerre et par traficque

Au bien publicque à la foy catholique

Nul ne s'applique au vray secours baillier

Chascun entend en son particulier

 

En cet étrange langage ifrandjî qui donne aux Andalous pour Maures nom de Marans

Disant hutins les combats les parents affins à s'en tenir là

Que nous avons grand'peine à comprendre

II  BOABDIL S'ADRESSE AUX NOTABLES DANS SA MAISON SUR LA COLLINE

Celui qui n'a point connu la captivité

Peut-il comprendre les mouvements de mon âme

Et vous prenez appui de ce que j'ai jeté

À Ferdinand ma couronne pour un dirham

Afin de mieux pouvoir laisser nu votre Roi

Vous couvrant du manteau d'Allah comme un feuillage

Sans voir que les oiseaux à l'envers et l'endroit

N'en ont juste épargné que pour faire une cage

Cessez de m'assourdir du ciel de Mahomet

Mon paradis c'est toi Royaume d'hyacinthes

Et tes champs d'émeraude et d'argent que j'aimais

Quel autre est ton égal ma lumière et ma plainte

Toujours pas cet éden dont je n'ai que dédain

Cette ivresse éternelle et ces vierges parfaites

N'étais-je pas ici le Maître des Jardins

Rien qui puisse passer mes plaisirs et mes fêtes

Rien d'autre ne m'attend que poussière et que feu

Aussitôt que franchis le seuil et la limite

Comment tirer de moi le reniement qu'on veut

Ma bouche s'y refuse et ma langue l'imite

Je suis l'Amant de cette ville dans mes bras

Allez-vous m'arracher vivant à ma maîtresse

Frémissez de me voir sans pudeur et sans drap

À l'heure de sa chair et de notre détresse

Maudite la parole et celui qui la tient

Dément celui pour qui les mots dits sont des murs

Qu'importe avoir menti Grenade aux Rois Chrétiens

À ne me parjurer serait le vrai parjure

Trahir ce qu'on promit le mal n'est pas bien grand

Mais demeurer fidèle à ce qui fut mentir

Cherchez-moi la Sourate ouvrez-moi le Coran

Où l'ordre est-il donné de souffrir ce martyre

Regardez-moi je suis debout dans les créneaux

Le crépuscule de l'Islâm est sur ma face

C'est le dernier pays que Dieu laisse entre nos

Mains où l'ancien pouvoir s'amenuise et s'efface

Voulez-vous que je vive en mon sang répandu

Renégat de mon cœur traître à mon peuple sombre

Voulez-vous que je meure à mon âme vendue

Dans la cour des vainqueurs où va traîner mon ombre

Il est encore temps de montrer ce qu'on vaut

Faut-il croire au succès pour crier la victoire

Il est encore temps de prendre les chevaux

Et de lever nos étendards contre l'Histoire

III

Alors se fit un bruit parmi les cheikh de criquets dans un écart des cultures

On entendit crier leur âme sous leur robe ou bien le cuir de leurs ceintures

Tout était si bien calculé pour que la faute en tombât sur le Roi Chico

Déjà les guitares se préparaient s'éclaircissaient la gorge les échos

Vous n'allez tout de même pas troubler avec de vains scrupules la légende

Tout est prêt à se raconter dans les détails comme les poètes l'entendent

Et déjà sur le Mont Padul le lieu de la halte et du soupir est trouvé

On ne peut décidément compter sur Boabdil c'est selon qu'il s'est levé

Un jour il dit d'un l'autre d'autre et qui croit être remercié de son zèle

Trop vite obéit à l'Émir et déjà l'entend dire un tout autre gazel

Qu'en pensez-vous Si nous le laissions se lancer sur les lances des Castillans

Et pour rare que cela soit c'est beau de voir périr les Rois en bataillant

La paix sur un monarque mort descend toujours comme lumière d'un vitrail

Les vainqueurs toujours parlent d'autre ton quand cela vient après des funérailles

 

Mais voici que Boabdil a fait appeler auprès de lui ses musiciens

Et là se limite ce soir le conseil qu'il a demandé des Anciens

IV

La merveille de la musique est de n'être que mouvement

C'est comme l'eau que l'on regarde et tout y bouge vaguement

C'est comme l'âme à la dérive où se déforment les nuages

Tout demeure amorce d'un rêve et déjà c'est un autre mirage

Déjà la phrase est d'autres mots déjà son murmure a changé

Qu'elle fleurisse ou se flétrisse elle a demandé son congé

Elle a fui comme fuit le temps comme le temps irréversible

Qui berce et leurre engendre et meurt à la fois flèche à la fois cible

À la fois le jour et la nuit le pourquoi surgi du comment

La merveille de la musique est de n'être que mouvement

Prends ce plaisir de souverain prends ce plaisir de non-souffrance

Toi qui sais bien qu'il te suffit de si peu pour faire silence

Toi qui sais bien que tout parfum c'est un peu de bonheur volé

Tout désir un déchirement tout ciel une porte sans clé

Toute mélodie une aumône à la sébile de l'oreille

Ô miroir indifféremment où l'âme s'endort et s'éveille

Ô sang dont le pouls est pareil à la sagesse et la folie

Ô temps de sable renversé qui ne mesure que l'oubli

Écoute la corde chanter et le vent parler sans paroles

Et ce langage des oiseaux qui fait que les oiseaux s'envolent

Orchestre au champ de blé pareil que plie une épaule d'épis

Fait-il ce bruit d'or de main d'homme où Dieu se grise et s'assoupit

Et toi qui sais qu'amour n'est que douleur et mort que violence

Prends ce plaisir de souverain prends ce plaisir de non-souffrance

V

Qui donc est plus à craindre ô Roi des princes ou du peuple

La fin de Grenade est devant toi qu'il faut choisir

On t'a fait peur de celui qui chante et de celui qui danse on t'a fait peur des Falâssifa des Juifs et de ton ombre

Ton propre sort agité devant toi comme étoffe rouge au taureau

Et tu demeurais le cœur partagé parmi les eaux vives

Ô survivant ta mort ce n'est point que tu la redoutes mais que sera dans le Paradis offert pour toi le fleuve Zandjabil

Même si le boire en a saveur et parfum de gingembre

À côté des fontaines de ta vie

Il faut te résoudre entre ceux qui t'entourent

Prendre un parti te souvenant d'un proverbe d'Afrique

S'il n'y a plus que miettes du repas

Jette à la mer ton âme et ton royaume

 

Voilà que l'urgence est sur toi de toutes parts

Tu ne peux plus te dérober à la menace des prières

Grenade gronde et tu n'y descends plus jamais à cheval

Pour ne pas voir les yeux de la misère

Or sont dans la Salle des Ambassadeurs assemblés sous le plafond de mélèze et de cèdre à l'Alhambra

Au cœur bleu rouge vert et or des géométries

Les cheikh du Tagr hommes de la frontière les foukahâ de Grenade les câ'ids et gens du Ribât avec l'Emir parmi les ouléma ses wouzarâ près de lui sa mère assise et voilée

Il s'agit cette fois de décider de la vie et de la mort

Du dernier pas de la partie

 

Ô Mohammed ô Roi ce sont ici faisceaux de ton Royaume

Écoute-les répondant à tes paroles d'un seul mot

Se rendre il semble qu'ils aient oublié toute parole d'Islâm pour ce parjure de soi-même

Et voici qu'ils n'ont plus d'oreille qu'à ce

Vieux wazîr que tu chassas Aboû'l-Kâssim

‘Abd al-Mâlik à qui loisir est donné du discours comme s'il

Était leur voix leur bouche

Et le battement de leurs cils

Et tu ne l'écoutes plus n'étant que rêve au-delà de la mer des guerriers d'Égypte

Soudans noirs ou qui sait enfin

Attendant réponse du Roi de Maroc car aujourd'hui tu les comprends

Ces Emirs d'avant toi qui firent ici venir la force berbère

Gagner le temps jusqu'à

La venue enfin des cavaliers du désert

Gagner le temps à la course tant

Et si bien que le simoun arrive au pays d'El-Andalous

Balayant l'échiquier du revers de son souffle

 

Mais tous

Ils te disent qu'il faut se rendre selon ta parole jurée

Que tu donnas serment au Roûm de Grenade livrée

Ils t'appellent contre toi

Ils te somment de toi-même devant l'ennemi

 

Où débarquer maintenant que nulle part nul port

Ne s'ouvre à la chair d'Afrique

De Kadis à Balansiya ni Moursiya ni Malaga ni

Al-Mariya des Trois villes

Où débarquer de la mer Syrienne à la mer Occidentale

Le vieux fourbe ils veulent qu'il aille à Santa-Fé

Ils ne jurent que par lui levés comme un vent des sables

Ce que la Reine Mère dit aucunement ne les touche

En vain Moûssâ propose ses chevaux et ses hommes

Atteste la loi du Djihâd invoquant Moûssâ

Le livre de la Bravoure et des Braves

Celui des Dormeurs invoquant Ibn-Hodeïl et la Hamâssa

Mais la parole se déprave et tous les mots sont décoiffés

Le vieux fourbe eux veulent qu'il aille à Santa-Fé

 

Gagner le temps comme un lièvre par les chemins de traverse

Gagner le temps comme une prostituée avec des bijoux

Gagner le temps par félonie aux félons

Et si le mohtassib une fois de plus s'en va rougir de sang la poussière

Rappelle-toi qu'il fut dit qu'un lion s'il conduit mille renards

Vaut mieux qu'un renard à la tête de mille lions

Dieu parle du courage et bénît la ruse

 

Armer le peuple a dit Moûssâ mais c'est toujours

La panacée Il n'imagine que donner sabres aux gens

Dont sera tout d'abord ma tête menacée

Armer le peuple il faudrait voir

Gagner le temps jusqu'à l'hiver

Boabdil a souri comme au jeu de chitrandj

Quand la main sur la tour hésite et tout à coup

Porte au pied du Chah blanc obliquement son fou

 

Pourquoi choisir plutôt la pomme que l'orange

 

Boabdil a souri consentant qu'on envoie

À Santa-Fé chargé de cadeaux et de phrases

Aboû'l-Kâssim ‘Abd al-Mâlik pour porte-voix

Qu'accompagneront le hâdjib et le Cadî

Car un traître ne suffit à livrer l'Islâm