RAMADÂN

I

Que sais-tu du dehors toi qui n'as même pas de l'heure ou du jour certitude

Et comment passent les mois si tu ne sais rien des fleurs

Pourtant quand les gardiens de nuit se mirent à mener ripaille

À leurs cris à l'odeur aux jurons aux chants les prisonniers comprirent Dieu nous damne

Qu'était commencé Ramadân

 

Étrange étrange chose que le jeûne

Au fond des cachots d'une ville assiégée

Mais les gens d'armes sont nourris sur le quint de l'émir

Et le vin pris à l'ennemi n'est-ce pas piété de le boire

 

Que sais-tu du dehors homme aux fers dans l'ordure

Quels complots sont ourdis quels drapeaux sur les tours

Tu ne vois même pas le soleil de retour

Et la maigreur des gens qu'il fait sortir comme chenilles sur les murs

 

T'a-t-on dit seulement qu'on n'arrête plus qui mange les chevaux morts

Que sais-tu du dehors ici dans le silence

Même si tu montais sur l'épaule d'un géant tu n'apercevrais pas les cheveux du monde

Inutile de rien demander au geôlier noir qui parle un langage de sourd

 

Que sais-tu du dehors sinon qu'on n'entend plus jamais les trompettes

Comme si le ciel avait perdu ses oiseaux la ville ses fumées

Y a-t-il toujours des nuits mauves pour ceux qui ne se résignent pas à dormir

Ah le gémissement d'une porte à midi sur le côté d'ombre de la place

Une chanson qui se tait à ton approche d'un jardin

 

Que sais-tu du dehors maintenant que tes yeux sont inutiles

Inutile ta bouche inutile ta mémoire

II

Un soir il y eut sur les tours un cri

Qui se fit torrent des ruelles

On eût cru tout d'abord le crépuscule à l'occident ressuscité

Un vent se leva dans les hommes qu'il chassa comme des feuilles vers les murs

Même les mendiants secouèrent leurs membres galeux dans l'ombre

Toutes les bouches à la fois flambèrent de la nouvelle

 

Ô feu mon coq toujours ébouriffé d'aurore

Ô feu ma langue et mon blasphème

Ô feu ma tête rousse ô feu mon rire au loin

Mon cheval emballé qui n'écoutes plus rien

 

On voyait les mouchoirs de Dieu là-bas dans sa colère

Qui couraient dans la toile et le camp des Chrétiens

Comme des petits chevaux rouges sautant les haies de la nuit

 

Ô feu qui ne peux être qu'un calcul de providence

Ô feu qui prends aux Rois dans leur étable

Ô feu dont la soif ne se satisfait jamais à la première heure

Ô feu mon cœur fou ma chanson jaune

 

La bousculade énorme aux créneaux croule à reculons

Ne poussez pas Mes yeux sont faits pour voir cette minute

Et quand tu serais le calife et quand tu serais Mahomet

 

Feu d'enfer feu de paradis

Ô feu grille les marrons maudits

Ô feu consume les drapeaux du Christ

Ô feu chasse l'homme dans sa chair et sur son cheval

 

On ne peut comparer cette joie à rien qu'à celle d'une circoncision

Quand les amis viennent du fond de la campagne

Apportant pour l'idâr des concombres et du vin sucré

 

Ô feu je te dis merci crient les filles

Je te prends dans ma bouche ô joli garçon

Ô feu je te mets à mon oreille et je te mets à mon doigt

Mon petit or brûlant mon amoureux des meules

 

Et jusqu'au lendemain soir à Grenade on avait oublié d'avoir faim

III

Quand la Reine Isabelle était arrivée aux Fontaines de Guëtar avec tout le faste d'un cortège, où l'on voyait l'Infant Don Juan et les Princesses ses sœurs, rien n'avait paru si beau qu'il fut digne d'elle, et le Marquis de Cadix avait à sa souveraine cédé sa tente qui formait en son centre une tour de tentures, élevée au-dessus du camp sur des piliers de lances jointes, du plus riche damasquin de Tolède, où les murs étaient entièrement de soie flottante, et qu'entouraient des chambres de drap peint bordé de brocart. Toute la Maison de la Reine put s'y installer pour dormir, et comme Sa Majesté craignait d'être importunée après sa longue route par la lueur d'une veilleuse à côté de son lit, sa dame de compagnie eut la malencontreuse idée d'en transporter la soucoupe à l'écart, où suffit d'un coup de vent pour enflammer le mur d'étoffe.

Et tout flamba si bien, au désarroi des soldats et des princes surpris dans leur premier sommeil, l'alarme donnée et les bêtes hennissantes cabrées, que l'or des chandeliers, le plomb des coffres, l'étain des plats et des couverts, tout fondit pour ne laisser que lingots dans les cendres des soies et des tapisseries.

Et l'on comptait les morts, appliquait onguents aux brûlés parmi lesquels Messire Jean Molinet, qui sautait sur un pied de douleur, ayant dans un œil reçu flammèches dont il voyait toujours l'éblouissement tandis que s'évanouissait le monde s'il fermait l'autre paupière.

De Grenade où la lueur de l'incendie avait l'air du plein jour, les Maures, après le mouvement de triomphe qui s'était d'eux emparé, se mirent à craindre un stratagème espagnol pour les attirer dans la plaine, où plus d'une fois la ruse castillane les avait engagés dans un traquenard. Boabdil était sorti de l'Alhambra pour gagner cette maison d'été qu'il avait hors de la ville, et d'où l'on voyait clairement la fourmilière en feu, le grouillement des hommes et des chevaux, mais ses conseillers le dissuadèrent de tenter la surprise à quoi Moûssâ songeait. Ainsi l'occasion fut perdue, et le jour survenu dans l'indécision se consuma tout entier en réunions et en discours, tant qu'il fut apparent au soir que l'ennemi avait eu le temps de se reprendre, et que malgré l'énormité de la ruine les troupes de Ferdinand se tenaient prêtes à faire front à une sortie de la cité.

Au soir pourtant l'emporta l'esprit d'offensive et la sortie eut lieu dans un tourbillon de chevaux et d'armes, tout jeté sur le tapis du mardj comme pour un grand festin qu'on donne à des souverains étrangers l'argenterie. Et de même il en était dans l'âme des combattants, tout l'héroïsme hérité des tournois et des traditions, l'exaltation des places frontières, la folie à mourir, et la décision de ne pas reculer dans son propre sang, la vision de Dieu derrière l'épaule ennemie, et l'on n'avait pas laissé de réserves dans la cité, tous les sabres traçaient l'air comme des lunes croissantes, une fois de plus l'esprit d'Islâm traversa les champs dévastés, Allah akbar ! débordant le Xénil et submergeant les collines, une fois de plus les Castillans enfoncés, dispersés, décontenancés, se rabattirent sur le camp royal où, dans les cendres de l'incendie, on voyait déjà s'assembler les voitures du départ...

Mais telle n'était point la volonté de Dieu, qui renversa la victoire comme du vin de dattes, et le sang fut si grand sur la nappe que l'épouvante l'emporta sur les Maures, qui refluèrent dans Grenade avant même que le matin leur montrât leur visage. Et gloire fut à celui qui portait le signe du Christ et la décision d'Allah.

Ceux qui avaient déconseillé l'aventure maintenant trouvaient devant l'Émir et devant le peuple raison, qui comptaient les morts et les armes perdues. Ne fallait-il pas attendre le dernier assaut de l'ennemi ? Allait-on, dans le désarroi, le deuil et les désaccords, se trouver en mesure de tenir tête aux soldats d'Isabelle et de Ferdinand ? Alors commencèrent les disputes par quoi plusieurs jours se consumèrent. Mais, quand, par des espions, l'on apprit que les Rois Catholiques, tirant leçon de l'inflammabilité d'un camp d'étoffes, avaient pris décision de construire une ville dans l'ancien camp retranché, on se rassura, car si c'était dessein d'enlever d'assaut Grenade, eût-il été besoin de bâtir ?

Ainsi commença cette nouvelle phase du siège où les Grenadins se moquaient de l'ennemi, le laissant à ses jeux de construction. Comment prendre au sérieux ce grouillement de charpentiers, de maçons et hallebardiers avec le beau temps qu'il faisait ? Et les Castillans maintenant semblaient consacrer leurs soins aux travaux et à la venue d'innombrables caravanes, charrettes et mulets, amenant on ne sait quels tributs de toute la Péninsule aux chantiers, si bien que vers les Albacharât à nouveau les sentes n'étaient plus coupées. Il en venait assez maintenant que les Castillans avaient la tête ailleurs, pour remplir les magasins, un million de Grenadins applaudissant à ces processions de grain, de maïs et de viandes, pour lesquelles était délaissé le combat. Trois mille cavaliers en protégeaient chaque arrivée...