LE PRINTEMPS

I

 

FABLE DU MIROIR-TEMPS

Le miroir dit An-Nadjdî ce jour-là que les jardiniers tentaient gagner le printemps de vitesse avec des oignons fleuris par avance à l'abri du verre ô Zaïd le miroir est une machine immobile où se moud le grain d'une céréale inattendue

Le miroir dit An-Nadjdî qu'il soit philosophie et c'est aux soldats qu'il incombe alors le briser sur le parvis des mosquées

Le miroir s'il était un homme dit-il encore ah c'est là tout simplement conjecture d'épouvante

Et de tous les oiseaux sans doute le plus meurtrier

 

Dans le monde miroir ce qui est à droite est à gauche et tu t'éloignes du miroir comme un baiser qui se rompt

Dans le monde miroir tout est double à la fois et rien n'est que solitaire

Dans le monde miroir il n'est amour que d'un seul et fausse en lui toute réciprocité d'apparence

Dans le monde miroir tout entre excepté le miroir

 

Si tu es le miroir d'une femme elle ne te voit pas

Si tu es le miroir de toi-même il n'y a porte que de toi sur le monde

Si tu es le miroir d'un miroir de quoi parlez-vous ensemble

 

Mais si le miroir est du temps au lieu de l'étendue

Que se passe-t-il à son foyer

 

Et dit encore An-Nadjdî ce jour-là pour l'enfant Zaïd

Imagine seulement un miroir où le temps le temps reflète

Imagine l'image en lui qu'il t'apporte

Ce miroir où tu ne te vois point mais elle

Imagine le miroir-temps habité de l'image-amour

 

Peut-être ainsi peux-tu saisir le déchirement de celui qui voit l'avenir

II  COMMENTAIRE DE ZAÏD ENTRE DEUX CHANTS

Il arrivait parfois qu'An-Nadjdî parlât devant moi des paroles dont je ne pouvais me résoudre à penser qu'elles fussent pour moi seul bien qu'elles ne prissent point la forme du vers ou la musique du chant Même si

Par quelque arrêt de la voix en ceci qui ne semblait ni mélodie adressée aux autres ni confidence à l'enfant prétexte que j'étais

Il me dictait sans le dicter d'aller à la

Ligne et cela faisait comme un grand geste de sa manche sur le ciel. Il arrivait

Parfois que je sentais le besoin de couper les mots de sa bouche avec l'eau d'un dit An-Nadjdî par exemple ou tel détail de la journée en apparence

Étranger étranger aux choses prononcées

Ainsi du jour qu'il me parla du miroir-temps pour la première fois je m'en souviens debout devant le Généralife au loin cela devait être en l'an 896 au début de la Lune de Djoumâdâ al-Aououâl

Ce luxe de la colline en une nuit muée en fleur contrastait avec le temps du siège à faire sourdre aux yeux la rosée-angoisse et qu'avais-je pu dire au milieu du silence de mon Maître

Ô Maoulâna

Et qu'avait-il d'abord répondu j'en ai perdu la filière sinon pour me souvenir qu'il avait parlé miroir

En quelques termes je n'en puis retrouver trace pourtant il me paraît qu'il avait dit de ceux du Généralife aussi bien de la Reine Allah la garde en sa jeunesse que des jardiniers comme un millier de chèvres mais non pas pour brouter

Que ces gens-là ne voyaient pas plus le présent que moi l'avenir faute du miroir qui montre aux uns celui-là celui-ci à l'homme de divination

D'où cette fable qu'il avait dite et que j'ai retenue

III  LES CHEVAUX-JUPONS

Le soleil change obliquement

Dans la cour en arbres les arches

Herbe m'est le marbre où je marche

Je ne sais pourquoi ni comment

 

Caracolant dans les ronds clairs

Comme bataille d'éléphants

Ce ne sont que jeunes enfants

Feignant les coups et la colère

 

Debout dans leurs chevaux-jupons

Comme était le Darro vert-Nil

Tourbillonnant autour des piles

L'hiver qu'il emporta les ponts

 

Imitant l'homme et le tonnerre

Cette guerre ici qui se joue

N'enflamme guère que la joue

Dans le massacre imaginaire

 

Ils ont la couleur du matin

Nés pour le djihâd et la gloire

Il leur suffit de les vouloir

Pour s'en partager le butin

 

Aux combats la vie est pelouse

Beaux enfants Droit au paradis

Dieu donne entrée aux plus hardis

Soldats de la place andalouse

 

Dérisoirement innocents

Au sanglot dernier des fontaines

Princes de terres incertaines

Ah mimez la mort et le sang

 

Combien de temps dans ces demeures

Où vous vous sentez à l'étroit

Vous reste-t-il gamins de rois

Avant que Grenade ne meure

 

Et dans d'autres cours ce n'étaient pas les enfants qui feignaient le jeu de kourradj, s'attachant à la ceinture ces chevaux de bois à jupes, se livrant faux combats de beaux hommes à montrer leur force entre eux, mais les guerriers désœuvrés qui regardaient les danseuses dont la robe s'ornait des petits cavaliers d'échiquier comme une provocation des hommes, en souvenir de leurs fantasias, tandis que dans la plaine autour de Grenade il n'y avait plus place laissée aux parades équestres, ni dans les collines à la chasse à la perdrix. Il n'y avait plus que souvenirs dans l'al-Baiyazin, pour le sâhib el-baiyazira jouant avec ses fauconniers aux dés qu'ici l'on appelle nard, et autour d'eux les faucons, la filière aux pieds sautaient bas de leurs perches, battant des ailes sur les dalles, ne comprenant goutte à cette paresse des hommes, et leur plainte est d'injustice, à n'avoir plus jamais de proie hormis les leurres, par désœuvrement que les valets leur jettent. Et cela dans le temps où leurs femelles sauvages s'en vont couver dans les îles du fleuve et déjà courcaille dans les joncs la soumânâ fuyant l'Afrique.

IV

Il règne dans la ville une louve inquiète

Qu'on ne voit pas errer mais qu'on entend gémir

Et seul le Fou la suit pour lui dire Qui êtes-

Vous ô femelle de la faim qu'enfants de misère n'ont satisfaite

Ces princes ne sont pas faits pour vos dents ou fils de cheikh ou fils d'émir

Est-elle tempête est-elle épidémie

Rien d'elle ne permet qu'on l'arrête Ni l'écharpe

Où son visage disparaît ni sa plainte fantôme

Comme une main prise entre les cordes de la harpe

Tout devient obscur à Grenade

Il traîne une aile noire aux talons des collines

On ne voit plus brûler l'avenir Le présent

Cache toute lumière à l'âme et les miroirs éteints

Tout est nuit même le matin

 

Ô homonymes qui désignent les contraires

Rien n'est dit aussitôt qui ne soit nié

Quand le malheur est sur la cité de quelle connaissance fais-tu la chasse

La mort jette sa lumière éclairant

En dehors du langage les choses

Le Fou se perd Que dit son cœur Le vent l'étouffe

Va la louve Ah

Je vois céder ses dents de craie en dessous de

Mauve et sale sa lèvre en cendres

Il me semble l'entendre et saisir son secret

 

Je te regarde face à face ô fin de mon peuple

Et tu ne m'apparais pas comme un beau jeune homme au-devant de lui

Pire que ma mort pire que la mort du bien-aimé

Et ne sont rien les frayeurs qui la précèdent

Au prix de ce qui vient après

 

Disperse-moi que je n'assiste à la terreur des miens mis en pièces

Disperse mon visage et mes os disperse mon souffle et mes entrailles

Que je n'entende pas leurs cris ni subisse leur déchirement

Dévore-moi Bête immonde tue ah tue

Moi

 

Maître à qui parlez-vous il n'y a personne et je vous ai cherché partout je vous ai dit Zaïd Et le Fou se fâche Ah toi la voilà qui fuit et d'abord ne t'ai-je pas défendu de me donner ce nom stupide enfant de malédiction Ne vois-tu pas que par ta faute elle s'est reprise interrompue

Qui Je ne vois rien répond Zaïd il n'y a personne et d'abord répond Zaïd Maître que vous le vouliez ou non c'est d'après qui je le donne ce nom qu'il prend sens et d'ailleurs là n'est pas la question vous étiez seul il n'y avait il n'y a personne qu'on l'interrompe et vous ne remarquez-vous pas que je suis sorti de l'enfance

Et depuis quand dit Ibn-Amir ô garnement Zaïd a ri Depuis que je suis un homme Et depuis quand dit Ibn-Amir t'en es-tu moustique avisé Depuis un jour répond Zaïd depuis que j'aime et cela fait tout un long jour

Le Medjnoûn appuyé sur le bâton d'olivier de quoi son pas s'assure a regardé cet enfant d'hier aujourd'hui qui parle de l'amour Comment peut-il quand l'avenir est invisible et s'est voilé le lointain d'être comment peut-il aujourd'hui parler de l'amour et d'ailleurs pour aimer ne faut-il être deux Quel âge as-tu morveux à l'heure où Grenade se meurt quel âge as-tu d'entendre en toi cette musique et pour qui donc

J'ai quatorze ans demain dit Zaïd et Simha dont le nom signifie en hébreu la joie est fille de Ribbi Nahon ben Samuel de qui je tiens de lire et d'écrire et de chanter et ce n'était pas assez puisque j'ai de lui ma joie et je le sais depuis un jour depuis un jour tout a changé parce que j'aime ô mon Maître mon Maître et tout a pris couleur

Alors les mots soudain pour Kéïs déchirèrent un coin de l'obscurité des choses trouvant en lui l'écho profond par quoi la limpidité des eaux s'explique Alors Kéïs ainsi qu'au milieu d'un orage le ciel soudain qui s'écarte sur une lueur d'au-delà le naufrage alors Kéïs soudain sentit ses yeux s'ouvrir il vit un peu il vit un peu de l'avenir

Ainsi dit-il enfant c'est pour toi qu'on prépare ce qui vient Ô Dieu comment te pardonner cela qu'à cet enfant tu promets Que t'a-t-il fait que tu lui fasses cela qui l'attend cela qui tourne sur sa tête

Et Zaïd a compris dans ses jeunes yeux d'homme a compris qu'An-Nadjdî l'insensé s'il pleurait c'était de savoir

 

Et quand il fut seul de l'enfant homme devenu le Medjnoûn chanta ce qui suit où licence lui fut d'être seul de tous les autres pour donner à ce qui l'habite espace à mesure de l'âme

V

Dans la maison de mon silence où la prière n'a point d'heure

Lorsque la porte est refermée et mon âme a droit d'être nue

Où me tourner vers ma kibla vers quel sanctuaire inconnu

Que toute la nuit de ma bouche ô femme exhale ton odeur

 

Dans la maison de mon silence il n'est image que de toi

Et tout soleil par la fenêtre en te voyant est pauvre et pâle

Souviens-toi que de Mahomet n'a survécu nul enfant mâle

Ton règne arrive que voici comme un ange assis sur le toit

 

Je t'offre en moi ce cœur vivant que tes doigts comme un pain partagent

Et la mie au cœur de mon cœur est l'immense malheur des gens

Rien plus n'est urgent qu'en souffrir rien plus qu'autrui ne m'est urgent

La blessure seule d'aimer seule d'aimer peut être gage

 

Marche en mon cœur que l'on y lise avec ton pied le seul chemin

Avec ton poids mets dans ma chair le sceau des choses admirables

Plus tu me marques dans mon sang et plus je te sens adorable

Et me fais de cire et d'encens pour ta narine et pour ta main

 

Je t'aime d'une amour sans nom pour n'avoir aucune mesure

Sur quoi l'univers transformé prend son exemple et sa leçon

Et sa musique est l'avenir les mots en changent la chanson

Je t'aime d'une amour sans fin comme fin ne connaît l'azur

 

Je t'aime d'une amour qui n'aura plus pour Dieu d'âme ni d'yeux

Et de ce crime éblouissant naîtra la lumière éternelle

Aveugle avant voici s'ouvrir l'humanité de sa prunelle

C'est de ce vertige de toi que va l'homme apprendre être Dieu

 

Et si tu me dis que d'aimer ainsi n'est point aimer en Dieu je te citerai ce que dit le poète de Cordoue à propos d'une femme qui aimait autrement qu'en Allah puissant et grand

Or je savais que cet amour était plus pur que l'eau plus subtil que l'air plus ferme que les montagnes plus fort que le fer plus intimement confondu que la couleur avec l'objet coloré plus fermement attaché que les accidents dans les corps plus lumineux que le soleil plus véridique que la constatation de l'œil plus brillant que les étoiles plus sincère que la perdrix Kat'â plus étonnant que le sort plus beau que la vertu plus gracieux que le visage de Aboû'Amir plus agréable que la santé plus doux que les souhaits plus proche que l'âme plus intime que le lien de filiation et plus durable que la gravure sur pierre

Et qu'importe ce qui peut suivre et jamais effacer ne va cette enchère d'aimer qu'importe que cet amour se propose un autre but qu'Allah s'il fonde à la fin des fins la plus haute image d'aimer Allah même quand je lui fais charité de l'aimer en toi

Dans la maison de mon silence où ton absence heurte les poutres

VI

Or, à la Porte des Étendards, Bâb al-Bounoûd, où fut arboré le drapeau rouge des Banoû'l-Ahmar à chaque fois que le père, l'oncle ou le neveu était proclamé Émir-al-Moslimîn, grandit la foule qui suit An-Nadjdî, qu'on dit possédé d'un djinn, mais que ne chante-t-il d'amour aujourd'hui qui est le premier jour de la lune de Radjab et l'on dit qu'il ne laisse plus de chez lui sortir cette femme au nom si difficile et pour elle seule à présent garde les chants de caresse. Devant lui marche l'enfant Zaïd, sans doute par remords revenu, si ce n'est qu'aujourd'hui Simha ne l'a point voulu voir, Zaïd, écartant comme troupeaux du geste et de la voix ceux qui se mettent sur le chemin de son maître. Et l'on murmure que c'est impiété d'avoir ainsi nommé le garnement par apparente comparaison avec le Prophète, de qui le premier disciple fut l'affranchi Zaïd ben Harissâ. On insinue aussi que c'est pour ce que de Mahomet il est dit à la quinzième Sourate ô Medjnoûn qu'An-Nadjdî s'est paré de cette insulte... Et le vieillard est comme un lion blessé, comme un pigeon qui avait perdu la vue et la retrouve quand il se pose sur la terrasse de la Ka'ba, lui qui n'avait d'yeux que de son amour, et se fait gémissement de Grenade.

On dit que c'est ruse en réalité, car déjà commençait à courir le bruit que cette Elsa n'existe point, ou comment doit se prononcer ce vocable étrange ? On l'a vu écrire avec un sin, et pourtant dans la bouche du vieillard il s'adoucit en zéin... On dit que l'orthographe à dessein dissimule un secret d'idolâtrie, car le Medjnoûn doit cacher sous le voile persan d'une Leïlâ supposée une des divinités d'avant l'Islâm, celle à qui Mahomet dans sa jeunesse a sacrifié, paraît-il, un mouton blanc ; et que, si le vieillard écrivait comme il prononce, on reconnaîtrait Al-Ozza qui avait trois arbres samara chez les Gatafân et dont, à La Mecque, les images furent détruites lors de la soumission des Koraïchites... On dit...

Et, si c'est le djinn en lui qui chante à la Porte des Étendards, cet homme, on ne l'écoute que trop, ne voilà-t-il point qu'il ne se limite plus aux litanies de sa femme, qu'il entreprend de troubler le peuple, d'en tourner les yeux noirs vers les tours du Palais pourpre !

 

ZADJAL DE BÂB AL-BOUNOÛD

 

Le ciel n'est-il qu'une voûte

À nos fronts qui se situe

D'où sont oiseaux abattus

La foudre tombe qui tue

L'arbre et l'enfant sur les routes

 

La terre un ruissellement

De sang larmes et sueur

Sans répit pause ou lueur

Un triomphe de tueurs

L'un sur l'autre à tout moment

 

Devoir au bout de son âge

À qui diable et Dieu sait où

D'avoir vécu chez les loups

Pour être mis dans un trou

Apporter son témoignage

 

Pourquoi faut-il qu'aille ainsi

Toute chair à quelque enfer

Tout espoir à se défaire

À rien d'avoir tant souffert

Le temps qui nous taille et scie

 

Je proteste je proteste

Pour l'amour martyrisé

Pour les bouches sans baisers

Pour les corps décomposés

Pour l'échafaud pour la peste

 

Pour la vie aussi qu'on eut

La mort dite naturelle

Avoir subi les querelles

Qui burinent et bourrellent

Notre visage ingénu

 

Pour les os qui se brisèrent

La femme à cris accouchant

La sécheresse des champs

Et l'égorgement du chant

Pour la faim pour la misère

 

Pour ce qu'on a fait de nous

Prenant tout pour de l'eau pure

Qui ne cherchions aventure

Que de la bonté future

Et qu'on a mis à genoux

 

Au nom des choses meilleures

Prêts à tout ce qu'on voudrait

À tout sacrifice prêts

Pauvres gens bêtes de trait

Qu'on bafoue et mène ailleurs

Pour le mieux donné le pis

Que l'on ait perdu sa peine

Suivi la route inhumaine

À rebours semé la graine

Sous le soleil d'utopie

 

Qu'on nous trompe qu'on nous leurre

Nous donnant le mal pour bien

Celui qui n'en savait rien

Et qui le mal pour bien tient

N'est-ce pour le bien qu'il meurt

 

Que ce monde-ci ne fût

Que ce qu'il est ou semble être

Tout prendre au pied de la lettre

Me pouvais-je le permettre

En devais-je le refus

 

Cette âme en moi qui se ronge

Lui fallait-il accepter

Ainsi d'être limitée

À la fin d'avoir été

Entre deux nuits comme un songe

 

L'homme est-il ce court défi

Ce sursaut dans la machine

À peine qui s'imagine

Ce cœur à qui la poitrine

Dérisoirement suffit

 

Il porte en lui davantage

Qu'on l'ouvre et cherche dedans

Comment il joua perdant

Pour qu'hier plus tard aidant

Ceux qui viennent soient plus sages

Moins malheureux et surtout

Plus capables que nous fûmes

Eux par qui demain rallume

Ma cendre encore qui fume

Mon feu remis à la toue

 

Sinon par nous la revanche

Il viendra cet incendie

Il viendra je vous le dis

Lundi mardi mercredi

Jeudi samedi dimanche