CHANTS DU VINGTIÈME SIÈCLE

C'est ici que dans moi s'arrête cette histoire et s'efface Grenade et je ne suis que moi c'est ici qu'à la fin je mesure ma force ou du moins ma faiblesse et l'homme limité c'est ici qu'à la fin j'accepte à toute chose en moi sa limite et le jour qui s'achève et la pierre à mes pieds de fatigue et peut-être pas seulement de fatigue à la fin qui retombe inutilement plus loin si peu plus loin portée

Je déchire mes oripeaux je foule ma jonchée ah je tourne tourne la page de qui tu fus ouvre la radio du monde où sont les autres

Le temps d'en tirer morale il n'y a plus de fable il n'y a plus besoin de la métaphore que le monde emporte il n'y a plus que la perpétuelle tragédie

Et que ce soit le jour ou la nuit l'Espagne et l'Amérique il n'y a

 

Plus que la perpétuelle tragédie

Tu es assis dans une maison de ville écrivant des mots à ta semblance articulant une phrase qui te mène on ne sait où

Tu luttes contre le temps devant une table et tu crois par moments le renverser le traverser le dépasser

Tu formes sur le papier des constellations de signes pour guider un voyageur qui ne viendra pas ou qui passera sans te voir ou qui fera de ton âme au plus sa cigarette

Tu crois tenir un secret majeur tu crois avoir trouvé la pierre philosophale non pour l'or mais pour

L'homme et tu te lèves comme un cri dans la pièce arpentée enflant ta voix dans la pièce vide où tu vas et viens parmi les vocables vains de ta lèvre aux murs jetés au décor de ta vie

Tu t'arrêtes dans un geste et tu ris de toi-même sans miroir et tu n'as point achevé ton rire que cela te reprend comme une fièvre ô pantin de toi-même

Cependant tu craques de tous tes os Vingtième Siècle ici comme ailleurs et la peste à peine a changé de nom la mort de chemise et brusquement les chiens sont lâchés sur le fugitif la rue a des convulsions l'ombre même est percée il n'est laissé nulle place à tes pas égarés compte à tout bout de champ demandé de tes rêves

Tu es comme une mère qui a tant d'enfants qu'il y en a toujours un quelque part qui meurt

Tu t'es donné six mois pour te mettre en chansons et puis voilà quelque part qu'une guerre est soudain comme une voile des mâts tombée une révolution la famine un peuple brisé

Et toi tu n'as perdu pendant ce temps-là que ta vie

*

Il ne pleut pas Le vent s'est tu La nuit profonde

Est pleine comme un cœur de grands cris étouffés

Tout ce qu'on ne dit pas retombe sur le monde

Cendres de nos longs jours ô paroles biffées

C'est l'heure où mes regards ne trompent plus mon âme

Rien ne m'égare plus la lumière ou le bruit

Une science atroce en moi brûle sans flammes

Je guette l'univers en moi qui se détruit

Le temps passe à regret sa main sur mon visage

Et plus que lui déjà cent fois je suis pressé

Qu'il passe et qu'il efface et la mémoire et l'âge

Et l'amour maladroit qui semble un chien blessé

Un instant sur les toits roule un train de charrette

Il faut croire au dehors que le ciel continue

Cela s'approche et croît diminue et s'arrête

Et l'avion s'en va comme il était venu

Voilà ma vie Il faut que j'en prenne mesure

Que je calme en mon sein cet oiseau qui bondit

Mais toi qui dors mais toi mon rêve et mon azur

Toi ma chanson ma peur toi mes quatre jeudis

À ma fièvre toujours qui me fus une eau pure

Ma chère déraison ma sagesse et mon vin

Toi mon sang comme lui qui fuis à la coupure

Et je le rebuvais toujours qu'il me revînt

J'écoute respirer près de moi ton absence

Dis quel rivage habites-tu sans que j'y sois

Quelles fleurs cueilles-tu dont je n'ai connaissance

Où t'assieds-tu le soir sans que je m'y assoie

Déjà déjà sans moi près de moi tu reposes

À cette école ici qu'est-ce qui se dénoue

Ah qu'il est malaisé de se faire à ces choses

Elles ressemblent trop à ce qui vient sur nous

*

Dieu nous gard' de vivre cent ans

Dans le bruit des vers de la prose

Si la mort m'en donne le temps

Ce sera toujours même chose

Cent fois la turquoise et la rose

Cent fois Je t'aime et Je t'attends

Cent fois Je veille et tu reposes

 

Cent fois les rimes tant connues

Cent fois la nuit cent fois le jour

Cent fois les baisers revenus

Cent mille et une fois l'amour

Le printemps vert et le plomb lourd

Soufflent les vents passent les nues

Crient les cigognes sur les tours

 

Vivre ou mourir quel est plus lent

Vivre ou mourir quel est plus vite

Les mots sont si peu ressemblants

Les cieux sont devenus redites

Et ce bouquet de marguerites

Son cœur jaune et son collier blanc

Y faut-il jouer double ou quitte

 

Avons-nous perdu la raison

Tout chemin dévie à l'amorce

Toute phrase est hors de saison

Et toute parole est sans force

Ainsi que font l'arbre et l'écorce

La fumée avec la maison

Le sens et la lèvre divorcent

 

Ne riez pas des lieux communs

Qui dans mes vieilles mains se fanent

Ils sont nécessaires comme un

Refuge au cœur que tout profane

Léger celui qui les condamne

Leur préférant autre parfum

Comme le twist à la pavane

 

J'ai cherché pour toi J'ai trouvé

À la fois pour vous et moi-même

Le secret de vivre et rêver

À vous comme à moi le problème

Ne se résout que par poème

Méprisez-moi si vous savez

D'autre façon dire Je t'aime

 

Quand vous auriez bras de nylon

Veux de radar et sang d'atome

Amours vous seront bruns ou blonds

Baisers seront morsure ou baume

À tout cœur sera métronome

À tout sera cœur étalon

Vous écouterez nos fantômes

*

Nous étions deux nous n'étions qu'un du moins du moins

J'ai pu le croire

Nous je dis nous dans mon vertige et près ou loin

J'aurai vécu j'aurai passé jours blancs ou noirs

À tes genoux

 

Nous je dis nous pour être heureux nous étions deux

Je n'ose dire

Comment comment voudriez-vous qu'on fût heureux

Pour le meilleur les yeux ailleurs voyant le pire

Pauvres amants

 

Pour être heureux ne faut-il pas des yeux fermés

Ne rien entendre

Mais aujourd'hui quand il est tant de mal-aimés

Que vivre brûle et que les vents ont goût de cendre

Le sang nous bruit

 

Tout le bonheur ô mon bonheur on l'aurait pris

Par ignorance

Mais d'ignorer peut-on vraiment payer le prix

Le monde est là Nous sommes part de sa souffrance

Bon gré maugré

 

Il n'y a pas d'amour heureux vous le savez

Cela se chante

À qui l'a dit on le reproche et veut prouver

Par notre exemple qu'il y eut dans la tourmente

Un paradis

 

Sous la nuée ah croyez-le le ciel est bleu

À votre guise

Faites couplets du beau soleil alors qu'il pleut

Comme aux jeudis de mi-carême on se déguise

S'il vous en plaît

 

Enfants enfants tant que l'on meurt que l'on gémit

Et que l'on pleure

Qu'y faire si mon double-cœur que l'on a mis

Comme un miroir amer au centre des douleurs

Se fend ainsi

*

Je nomme présent ta présence

Entre le songe et la mémoire

Nuit et jour s'y contrebalancent

S'y limitent dormir et voir

 

Je n'ai mémoire que d'absence

Ou passé que de désespoir

Tout ce qui fut je le repense

À partir de toi pour miroir

 

Et j'imagine à ta semblance

Un avenir pour t'y savoir

Je n'ai rêve que d'espérance

Je n'ai qu'amour à demain croire

 

Aimer n'y sera plus démence

Et ce sera notre pouvoir

Contre la mort qu'être romance

Aux amants d'après notre soir

JOURNAL DE MOI

Ce qui vient je n'en ai que vue obscure où sont les couleurs éclatantes

Tant qu'à faire l'imaginer il me le faut plus beau plus pur ou comment vivre et tant pis si mon rêve avec moi se périme

L'avenir c'est nous dépassés Des jours comme du linge propre

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Pourtant si les gens d'autrefois nous avaient vus leur avenir

Croyez-vous qu'ils auraient aimé ce qui nous fait autres qu'eux-mêmes

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Et nous appelons le progrès ce changement qui rend nos rêves inutiles

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Ce qui est devant ressemble à la mer et vais-je la trouver moins belle d'être mon naufrage

Aveugle de ne pouvoir rien concevoir qu'à partir de moi sourd à la phrase dont je ne suis que la modulation

Et comment pourrais-je me contenter quand le temps m'aura si bien lavé de n'être plus qu'un peu de ce goût de sel que la mer ajoute aux noyés

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Je m'étais levé comme presque toujours à l'aube et le jour naissant me blessait admirablement la vue et rien ne faisait chant de moi parce que déjà chantait sans moi le silence et ce que j'écrivais se brisait dans mes doigts comme nacre

Et le songe écaillé se caille dans mon cahier

Il y a comme cela des matins où rien ne rime ne s'ordonne

Incomparables moments perdus

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J'étais pourtant venu pour dire bleu sur blanc ce qui comme toujours me fait les yeux trop clairs dans l'ombre et je me tourne dans ma pensée à n'en pouvoir plus supporter les draps

J'étais venu pieds nus ébouriffé sans passer la critique de l'eau sur mon visage

J'étais venu dans la peur d'oublier cet enchaînement de moi-même

Cette construction fragile en moi comme les vers que fait un prisonnier qui n'a que mémoire pour écrire

Et se raccroche à la merveille consonnante un choc de mots comme cristal dont la banalité l'enchante

Avenir et souvenir comme si ces deux-là ne s'étaient jamais accouplés

Ô les jambes d'hier et demain fébrilement entrelacées

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Je dérive Il faudrait peindre d'après nature et s'en tenir là mais cela

M'est impossible

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J'ai devant le matin l'étonnement des oiseaux Cela n'est pas sérieux à mon âge

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Ce que j'ai de la vie appris je le désapprends à vue d'œil N'aurait-il pas fallu demeurer dans l'ombre avec tous ceux qui dorment encore et moi soudain je ne le pouvais plus j'étouffais d'être immobile et de reprendre sans fin ce que j'avais pensé pour ne pas le perdre essayant comme des gants une constellation de paroles après l'autre il aurait fallu me surprendre sans bouger Ce qui bouge en moi comme la tête sur l'oreiller Ce qui fuit en moi ce lézard de moi-même ô comparaisons inutiles comparaisons

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Je n'ai pas fini de m'étonner infiniment du silence Il n'y a pas de silence à craindre avec ce qui me tient éveillé le silence au bout du compte n'est que ce bruit majeur en moi de ce qui pense et bourdonne alors plus haut que tout

Expliquez-moi pourquoi je vais à la ligne au lieu de me demander compte des virgules

Tout d'un coup je me fâche de la puérilité des préoccupations d'autrui Je me fâche au rouge sombre Ou du moins j'imagine car

Le miroir est derrière moi

Qui joue à je ne sais quoi de narquois sans le dire

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Après la défaite d'Ohod, Mahomet se retranche dans Médine, qu'il entoure d'un Fossé. La douleur inattendue aux assiégés, c'est qu'en ce temps-là coutume était chaque soir de sortir de la ville où il n'y avait point commodités pour cela, les gens allant faire leurs besoins dans le désert. Le Fossé, du point de vue de la guerre, était un progrès, mais, comme tout progrès, il engendrait un mal imprévu, parce qu'on ne peut penser à tout.

Quand les Rois Catholiques viennent devant Grenade et l'enserrent, quelles que soient les horreurs du siège, l'abomination de Médine est une chose lointaine à quoi nul ne pense bien que ne soit encore inventé le principe des fosses septiques. Si les Grenadins étaient justes, ne devraient-ils pas alors, c'est-à-dire dans la famine et la peste, et la mort sur eux, reconnaître qu'il y a eu progrès depuis les temps du Prophète ?

Si je regarde en arrière, le détail de la vie ancienne me rend sensible les grands changements qui se sont faits. On n'a plus nécessairement froid l'hiver, et si un tiers de l'humanité n'a pas encore à manger, cela représente une amélioration fantastique de la condition humaine. Tourner mes yeux sur le passé, c'est du coup croire au mieux.

Mais si, non plus imaginant l'avenir, mais le voyant, je jugeais en avant, et non point en arrière... Que penserait de moi le Medjnoûn ? Mon pauvre double, aurait-il ivresse vraiment des avions et de l'électricité ? Lâchez-le dans Paris, en ce siècle d'Elsa, il va se croire en enfer. Ce qui est le progrès pour moi, pour lui relève du martyre. L'homme de jadis, fût-il alors à l'avant-garde, comme nous disons avec notre parler militaire, a été façonné pour le monde à quoi se sont faits aussi bien sa chair que ses songes. Notre progrès est son épouvante. Je ne sais pas ce que Mahomet aurait pensé du tout-à-l'égout.

Et c'est pourtant là le progrès.

Aussi bien, qui me reproche de tourner mes regards vers le passé ne sait-il pas ce qu'il dit et fait. Si vous voulez que je comprenne ce qui vient, et non pas seulement l'horreur de ce qui vient, laissez-moi jeter un œil sur ce qui fut. C'est la condition première d'un certain optimisme. Et cela vaut peut-être mieux que l'utopie, source de la désillusion des hommes, cette sorte de science-fiction qu'on préférera sans doute au roman historique, pour peu qu'on soit homme d'action.

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Une seule chose à travers le temps comme une grande voile blanche une seule chose et le vent peut tourner s'égarer le bateau

Une seule chose à travers le temps une seule chose de fraîcheur une seule eau toujours transparente

Passent les lois passent les façons de mettre à mort ou la forme aux chaussures donnée

Ce qui comptait plus que la vie à des lumières différentes

Les dieux assis sur les hauteurs les Rois pesant les destinées

Et plus un mot ne chantera qui tirait les larmes des pierres

Une chose d'enivrement qui ne se puise que d'un chais

Une seule chose survit dans la maison de mille étages

Une seule chose violente et douce et qui fait à toute raison pas sagère échec

Une seule chose à l'échelle toujours de ce qui change une seule chose en vain qu'on saccage

Et cette terre toujours après le feu même a refleuri

Une seule chose Amour et c'est à vous de la décrire

Si les mots ont gardé le dessin de la lèvre et du ventre sort le cri

Une seule chose par quoi m'est langage au-delà de la mémoire et de l'invention

Une seule chose énorme à tous et son vertige

Une seule chose Amour et chavirent les yeux

Bâtissez des tours Il y aura sur la plus haute

Encore ce soupir et cette attente et dans les clartés ou la nuit

Percez les continents pour deux mains qui se cherchent

Offrez chance d'un bal masqué follement à ceux qui se fuient

Détournez détournez les saisons pour la saison de mon amour

À la saison de mon amour que soient les routes balisées

Et fleuve il n'y aura qu'à ta soif et la plus petite cerise

Encore à ta bouche image ira parler du baiser

 

Une seule chose à la mesure sans mesure de l'homme

Une seule chose à la taille de vivre et de mourir

Et ni le pauvre ni le riche et ni le sage ou le dément

Une seule chose qui de tout fasse une danse

Une seule chose parfaite et qui n'est qu'émerveillement

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Voici venir le temps de l'impossible

Ô nouvelle Nativité

Et déjà les révolutions de l'homme ont battu la Terre et le Soleil

Tu prends à revers les planètes

Tu vas bientôt te faire une cravate avec la Voie Lactée

Mais pourras-tu jamais traverser la plaine immense

Parcourir le chemin sans chemin toujours recommencé

Connaître le secret sans clef de ton amour

Ô mon amour j'étais fait pour ce ciel à quoi ne suffit point la vie

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Que disent-ils que disent-ils L'éternité

N'est pas assez n'est pas assez pour que j'oublie

Et si j'ai choisi la folie

Comme le mil soit aux oiseaux raison jetée

*

Je ne sais pas vraiment pourquoi je continue

Le chemin de nulle part On vient comme on part

À quoi bon de là-bas être pourtant venu

 

On meurt comme on vit où est le mérite

On vit comme on meurt changer de guérite

Ou n'en pas changer ou que tout de suite

On meurt comme on meurt la partie soit nulle

 

Ai-je peur de mourir ou quoi par quel calcul

Ou lâcheté devant le geste irréversible

J'ai toujours cru qu'un jour je claquerais la porte

Je me voyais à la fois la flèche et la cible

Je ne suis pas le prisonnier des autres

 

Je ne suis pas non plus mon propre prisonnier

 

Si longtemps j'ai cru transformer en or

Ce que je touchais d'une aile ou parole

Si longtemps j'ai cru que j'avais la force

Que j'avais l'alcool que j'étais la flamme

Et parfois parfois je le crois encore

 

À la fin j'ai vu qu'à la dérobée

Ta main sous tes yeux leur volait des larmes

Et moi que pouvais-je aux larmes tombées

Des gouttes de sang que pensent les armes

 

Un jour je partirai pour un sanglot de toi

Un jour comme les autres jours je me lèverai de table

Un jour pour un sanglot tout me sera finalement

Insupportable

 

On ne comprendra jamais que j'aurai péri d'une goutte d'eau

D'un cheveu Il s'en sera fallu d'un je veux

Pour une phrase inachevée ah comme pour un mot tu

le comprends celui qui

M'entends-tu

Tes yeux un instant étrangers

Et moi qui ne puis rien rien même

Partager ce cœur partager

Le temps s'arrête d'y songer

Les mots sont lourds d'être légers

 

C'est si peu dire que je t'aime

 

Comme une étoffe déchirée

On vit ensemble séparés

Dans mes bras je te tiens absente

Et la blessure de durer

Faut-il si profond qu'on la sente

Quand le ciel nous est mesuré

 

C'est si peu dire que je t'aime

 

Cette existence est un adieu

Et tous les deux nous n'avons d'yeux

Que pour la lumière qui baisse

Chausser des bottes de sept lieues

En se disant que rien ne presse

Voilà ce que c'est qu'être vieux

 

C'est si peu dire que je t'aime

 

C'est comme si jamais jamais

Je n'avais dit que je t'aimais

Si je craignais que me surprenne

La nuit sur ma gorge qui met

Ses doigts gantés de souveraine

Quand plus jamais ce n'est le mai

C'est si peu dire que je t'aime

 

Lorsque les choses plus ne sont

Qu'un souvenir de leur frisson

Un écho des musiques mortes

Demeure la douleur du son

Qui plus s'éteint plus devient forte

C'est peu des mots pour la chanson

C'est si peu dire que je t'aime

Et je n'aurai dit que je t'aime

*

Maintenant tout se passe comme si

J'avais perdu le droit de souffrir à voix haute

Il n'y a plus besoin de rimes quand les vers ont faute d'oreilles

Il n'y a plus besoin de mesure à ce qui n'est de personne mesuré

Et c'est par une dérision du silence que je vais en moi-même à la ligne

Que je choisis d'aller

À la ligne de moi-même comme un poisson qui mord

Et la ligne casse et s'enfuit l'idée

 

Maintenant je ne peux même plus te montrer cette étoile de mer

Qui se forme à mon pied quelque part sur la plage

Intérieure où je me perds

Tu n'écouteras plus même à côté de toi mon âme comme

Une eau qui goutte

Au bout de la vie ainsi monte entre nous je ne sais quelle brume

Quelle pudeur du cri

 

Maintenant chaque mot a peur que tu le juges

S'il allait te déplaire et trop tard pour se corriger

S'il allait te blesser

Ce n'est rien de blesser quand on a devant soi l'existence

Et que l'on peut guérir le mal que l'on a fait

Ce n'est rien chanter faux avec des lèvres fraîches

Ce n'est rien de jeter au feu ce que l'on peut recommencer

 

Maintenant je garderai pour moi mes constellations noires

Je ne t'ouvrirai plus mon enfer je vais seul y brûler

Ce sont les premiers secrets que j'ai de toi sur cette terre

Quelque chose comme le contraire des aveux

Je me promènerai sans toi dans ces chambres condamnées

Les yeux ouverts pour un autre sommeil

 

Attendant qu'une fois il n'ait plus limite de l'aube

Maintenant je vais apprendre à me taire

Et qui me l'enseignerait mieux que toi vers qui je meurs comme le bruit de la mer

Toi qui m'es raison de la pensée et du murmure

Sans qui former une phrase m'est vain

Toi sans qui seulement j'ai miroir de mon être

Toi mon jugement dernier

 

Maintenant je suis à l'école de ce qui va venir

Je m'habitue à l'horreur pour qu'elle me devienne insensiblement insensible

Il faut apprendre cela chacun pour soi puisque c'est là

Le but de cet enseignement cruel et qu'il n'est pas donné de diviser comme le pain

Même en deux

Où ferais-je mieux exercice de ne plus être qu'en ce poème qui me nie

J'efface chaque jour un peu mon ombre et ma trace Il n'y aura

Pas derrière moi cette rumeur indecente de l'agonie

 

Maintenant je détourne de toi ce qui pourtant pour toi seule existe

Ce qui tire de toi ma substance et mon chant

Je te cacherai toi-même au fond de moi je te

Déroberai désormais au langage je t'

Étoufferai dans ma bouche et tu seras là palpitante à ma lèvre

Ainsi que le refus douloureux d'un baiser tu seras

Mon insomnie

Et je craindrai plus que tout bougeant près de toi de t'éveiller

Amour ô ma femme ô mon unique parole

 

Maintenant je m'exerce à cette nuit de nous