AL-KASSABA D'AUTOMNE

I

Un homme tombe dans le puits

Des mains de sang des yeux de nuit

Comme la pierre et les grenouilles

Et rien ne bouge autour de lui

Rien ne tisonne rien ne luit

Ici la mémoire se rouille

Un homme est tombé dans le puits

 

Le combien le combien sommes-nous le combien de Doû'l Ka'da

 

Mais qu'est-ce que c'est que ce bruit

Un rat peut-être qui s'enfuit

Quelque chose de noir qui grouille

Un pas léger qu'un autre suit

Comme descend au four la suie

Paniquement l'ombre se souille

L'homme un homme découvre au bruit

 

Le quinze seize ou le combien c'est en tout cas de Doû'l Ka'da

 

Un autre un autre un autre et puis

Encore un ça fait six sept huit

La ténèbre tousse et se fouille

Quel jour sommes-nous aujourd'hui

Et que t'importe niquedouille

Quand ce serait dimanche et puis

 

Nous sommes dit le nouveau venu le dix-sept de Doû'l Ka'da

 

Et voilà qu'à son tour un de ceux qui ne disaient rien s'anime

Et continue apparemment la confession de ses crimes

II

LE GLORIEUX

Il y a des êtres de chair que la cupidité mène et d'autres cherchent le bonheur

J'ai connu des princes et des potiers comme le sol assoiffés de la beauté des femmes

Des gens de haut-savoir perdant nuits et couleurs à l'algèbre

Des paysans à qui leur sang était moins que vin de leurs vignes

Des cavaliers de la mer avec le visage de sel et l'âme de goudron

J'ai vu périr des serviteurs de Dieu pour un divorce mystique

J'ai vu des mécréants rire sur la roue

J'ai vu préférer la mort à la vie

Et les hommes de l'argile cesser de comprendre les nomades

Ce monde fait d'avares court après des trésors différents

Il n'est de langage commun à ceux qui croient parler même langue

Je les écoute sur les chevaux ou dans les jardins

Je les écoute à scruter le ciel ou construire les digues

Dans le souk ou sur la felouque

J'écoute la voix bleue au soir des minarets

Et celui-ci veut partager ses fils à des royaumes

Cet autre pour soi seul a vertige du pouvoir

Celui-là court une plante introuvable ou porte aux heures de veille une avoine renouvelée au seuil des rimes

Ils échangent entre eux propos de sourds

Qui prenant je ne sais comment teinte à chacun de sa folie

Ils traversent le siècle un enfant mort dans les bras

 

Comment peuvent-ils ne pas voir

Que tout est vain qui n'est la gloire

 

Je suis celui qui se tient dans le vent furieux de la renommée

Ravagé dans son corps et son âme Je suis

Celui qui de son propre feu sans renaître se consume

Et n'a que l'amer contentement de son nom comme un galet

Sous son pied fuyant l'abîme et j'effacerai de ce nom le nom de mon père

Je suis celui qui aime infiniment la gloire

Rien ne m'est qu'amplifiant ce bruit de moi-même

Rien ne m'est que ce tonnerre de moi qui s'en va roulant au loin

Là-bas dans le pays des tonnerres

Où se comparent le futur et le passé

Contrée où j'enfle ma voix qu'y demeure ma clameur

Et peu à peu je cesse d'être autre chose que ma statue

Énorme et pétrifiée

Je deviens un cheval à jamais cabré sur un socle

Un geste de colosse au-dessus d'un archipel

Le sphinx d'une ville qui n'est point encore née

La grande voile de rouille battante au mât du navire

Le secret arraché des verreries philosophales

Le tambour qui n'arrête point dans le cœur d'algue des marées

Une phrase à jamais écrite à l'abreuvoir de la terre et du ciel

 

À l'abreuvoir où l'on peut voir

Que tout est vain qui n'est la gloire

 

Vous demandez quelle gloire est dans ma bouche

De l'homme qui court le plus vite ou de l'instrument le plus mélodieux

Et vous avez à penser tendance que ce n'est là mot que des chefs de guerre

Car il est bien vrai que d'abord

Nul plus sûrement n'y parvient que celui-là de sang qui la prairie arrose

Et va tailladé de sabres vers les villes de la peur

Mais qui de toi garde souvenance ô sourire des soudards

De vous conquérants conquis par l'oubli brûlures cicatrices

Vos manteaux déchirés comme sont les empires

Ne savent dissiper longtemps les étourneaux

Pourtant je t'envie ô Tarik ta gloire porteuse de singes

Où la péninsule des fruits défie une mer torride

Et celle des bâtisseurs de ruines comme des os sur les promontoires

Je t'envie ô meurtrier qui franchis la mer avec des chameaux

Presque autant que celui qui rend l'âme écartelé pour ses paroles

Un peu moins que celui qui prend place entre les idoles

On sera confondu pour toujours avec une étoile

Car ce qui compte c'est la gloire et non le motif de la gloire

Ce manteau de tes épaules que la main du mendiant touche à ton passage

La gloire fait rêver d'elle-même et détruit ce qu'elle embrasse

Comme un palais jamais si beau que le soir de son incendie

 

Et rien hormis de s'y asseoir

Ne vaut le vin noir de la gloire

 

Et tu peux être désaltéré de ce breuvage aussi bien sur un trône ou sur le fumier

Tu vas passer cette porte où l'on croyait qu'il y avait un mur aveugle

Regarde ce firmament prêt à t'appartenir

Et ris de ceux qui bornent leur ambition de mers et de montagnes

Apprends de moi qu'il suffit de l'aimer pour l'avoir

Cette gloire devant toi qui s'ouvre sur le ciel dans l'écartement de ses jambes

Fût-ce au fond d'une prison

Sous les pieds des hommes vivants qui te foulent comme une herbe en champ de foire

Leurs pieds de triomphe obscur et brutal

Et tu mords avec dégoût et délice à leurs orteils de poussière Faisant sous leur trépignement d'indifférence appel

À ceux qui vont naître d'eux comme un matin de l'ordure des nuits

Appel au balbutiement d'innocence à la germination des semences

À l'arc-en-ciel d'après toi d'après cette pluie ô ma vie

À la justice d'on ne sait quel tribunal d'aube

À la fleur qui sort de l'anéantissement

Au phénomène futur

Appel de la monstruosité de mon désir à ce qui le condamne

 

À ce soleil de la mémoire

Appel aux glaïeuls de la gloire

III  LE VOLEUR

Ils disent maintenant que je suis un voleur

J'ai beau chercher le commencement aveugle de toute chose

Je ne trouve pas la porte de ma mémoire et le jour de l'explication

De quel enlacement fortuit le destin d'un homme a-t-il sa naissance

Cela s'est levé de nous d'abord comme un jeu

Dans le quartier des fauconniers auparavant je me souviens aux soirs de chasse

Comme nous accourions pieds nus au retour des chevaux

Derrière les hauts cavaliers entre eux parlant des jours du Califat

Et l'oiseau sur leurs poings secouant ses ailes de fureur

De la proie échappée

L'oiseau dupé sous son chaperon de cuir l'anneau d'or sur la gorge

Le gibier pendant aux croupes de sueur dans le jupon vert des montures

Le fouet qui dispersait notre marmaille obscure

Criant narquoise au faucon la devise nasride

Dieu seul est vainqueur Dieu seul est vainqueur

Tant de fois tant de fois le feu des cavaliers dans la plaine

L'alerte aux remparts et le tournoiement au loin des guerriers

Toute l'enfance avait passé dans ces peurs qui s'évanouissent

Et la défaite et le triomphe et cette philosophie au dessus de nous

De toute façon Dieu seul est vainqueur

 

Il y eut ce temps de deux rois dans Grenade

Et nous les gamins déchirés comme une rivalité d'oiseaux

Jetant des pierres dans les rues

Au dehors c'étaient batailles d'autre sorte

Et le feu du ciel tombait disait-on sur les villes du royaume

Par invention de machines que l'ennemi roulait devant

 

L'un des rois s'en alla l'autre fut notre maître

On ne comprenait rien de ce qui se passait

Mais les printemps ouvraient sur les fleurs leurs fenêtres

Ô parfums parfois dans le soir où l'on ne sait

Se reconnaître du jasmin sur les murailles

Et vint l'année où commença la crainte des entrailles

Je me souviens d'un jour que tous s'en furent chez l'Émir

Avec des cris des bâtons des haches des marteaux

Et cette grande clameur de mourir plutôt

Que laisser dans Grenade entrer les Chrétiens avec leurs idoles

 

Il y eut encore des caracolements sous les murs et le bruit pluriel des épées

Tous les jours il arrivait à pied des gens qui portaient leurs enfants et leurs fortunes

Encore une ville au loin de prise et le sang

Nous en remonte au cœur tant qu'on ne sait plus où

Mettre tout ce monde et c'est un grand marché de familles couchées

Dans la rue où je marche en riant

 

Je vous dis que cela s'est levé d'abord comme un jeu

 

Puis les armes tout près dans le soleil brillèrent qu'on voyait des tours

Un campement de sansonnets sur les champs du ponant

Quel drôle de mot que le mot siège

Il y eut des négociateurs habillés d'acier

La ville frémissait de leur présence et criait

Des noms d'amour à Boabdil qu'il les jetât dehors

Il y eut des fantasias de manteaux blancs qui volèrent

Des tourbillons de poussière au loin qui faisaient soudain torches

Mais dès la fin de Djoumâdâ es-Sâni n'avaient-ils point scié les arbres en fleurs

Éventré les cultures que le vent chassât les graines et d'abord

On ne comprenait pas ce que c'était que cette guerre ayant

Des greniers pleins de blé des légumes secs et des troupeaux de moutons dans les rues basses

 

Les rations se firent maigres avant l'été si bien que pour les soirs d'entre deux lunes

Il y eut des garçons dont se fêta l'audace

Fiers de leur force neuve entre les arçons

Ils racontaient la surprise au camp chrétien les bêtes

Qu'on cerne en leur sommeil et chasse devant soi

La fuite des bergers la sentinelle égorgée

Ô le goût de la viande enlevée à l'ennemi

Le matin qu'on partage sur les places De vieux hommes expliquaient la règle et la loi du butin

Depuis le temps d'Omar de bouche en bouche

La quinte part pour Allah Qu'Il soit béni

Et si le jour de Bedr le Prophète prit le sabre d'Al-Assi pour préciput

Aucune limite n'est donnée au prélèvement antérieur de l'Émir

Qu'il se serve premier de toute chose un cent du reste ensuite au cavalier

Et deux pour son cheval

Rappelle-toi le verset quarante et deux de la huitième Sourate À l'Emir en premier son quint

 

Si bien que la table ne manquait point de chair en l'Alhambra

Mais ceux qui ramenaient le sang de leurs blessures

À leur tout se consolaient disant Dieu seul est vainqueur

 

Je me souviens aussi du Magribî qui me prit en croupe

Et sa lance taillait devant nous la nuit vers le camp des Roûm

Nous étions plusieurs ainsi qui gardaient les chevaux pendant

Le coup de main sur les réserves de riz ou d'épices

En vain réclamant notre part à la rentrée

Et l'un des hommes voilés de toutes ses dents d'Afrique

Nous appela ses jeunes faucons

 

Un jeu cela parmi nous s'était levé comme un jeu

 

Ah j'attendais la nuit le cœur battant j'attendais

La course au travers des champs noirs l'embuscade et la ruse

Cette odeur du bétail apeuré la main basse

Sur tout ce qui se mange et se boit car c'est prise de guerre sainte

Et le vin du Chrétien n'est point péché s'il a coûté vie à l'infidèle

Puis vint le temps qu'ils me donnèrent un cheval

Quatorze ans bleuissaient à ma lèvre et longuement je regardais

Les femmes que le soir on voit près des fontaines

Un jeu vous dis-je où plusieurs qui n'avaient point encore eu part de jouissance

Tombèrent l'âme rouge au fossé

 

Mais petit à petit dans les quartiers surpeuplés qui sentent le fauve

La famine avec ses enfants au ventre gonflé s'installa

Et les mères nous disaient à l'aube entendant le sabot devant la porte

Et le bruit d'armes retirées Qu'apportez-vous qu'apportez-vous mes petits faucons

Nous avions beau leur dire la loi du Prophète

Et la quinte part et le sabre d'Al-Assi la tradition

Ces femmes ne voulaient point nous comprendre

À l'automne Grenade eut fugitifs d'autre sorte

Ils venaient par milliers dans la lueur nouvelle des bûchers

C'étaient des Juifs de Cordoue et d'ailleurs qui marchandaient à la Porte

L'asile de Mahomet

Ô bouches de trop qu'habite dit-on la peste

On ne pouvait pourtant pas les rejeter tous à mourir

 

Maintenant avec l'hiver il y avait de moins en moins de nobles dans la troupe

À la nuit le long du Xénil en armes rassemblée

Beaucoup pris par les mécréants tués en selle ou sans doute

Tout simplement à la longue las de cette gymnastique nocturne

Mais nous qui n'avions d'autre grandeur que ce jeu d'autre vin

Que ce jeu d'autre ardeur

Maintenant nous n'attendions plus l'ombre d'entre deux lunes

Notre course était une lame blanche au travers de la clarté mortelle

Le grand jour de minuit soudain retentissait de nos vociférations

Dieu seul est vainqueur Dieu seul est vainqueur

Cela seul importe et qu'on nous dépouille donc au retour frémissants comme des faucons

 

Seulement il y a pour attendre le soir de longues journées

Il mourait çà et là des enfants et des femmes

Affreux à voir comme la faim

Et si tu comptes bien pour le Palais s'en vont préciput et quinte part

Et ce qu'est le lot du Prophète sur les quatre cinquièmes encore divisés en cents

Il naît des discussions sans fin pour savoir s'il est juste

Partager la nourriture comme la terre ou des chamelles

Ni se plier en Andalousie aux coutumes du Khorassan ou du Hedjaz

Alors les cris d'anciens témoignent de notre impiété

Car en rien qui ne soit tradition des premiers territoires

 

Tu ne peux trouver l'eau pure de la Loi

Et quelle différence alors y a-t-il entre un voleur et le soldat de Dieu

Si ce n'est la parole du Prophète

Il n'y a pas une flaque de boue au soleil qui ne doive sa dîme d'or

Pas une poignée de haricots pas une ration d'amandes

Même la femme qui est dans tes bras n'es-tu pas comptable d'elle devant Allah

Et sur quoi ferais-tu le calcul de ce qui te revient si tu n'établis pas d'abord

Différence entre le riche et le pauvre et si

Tu ne connais pas le nom des mesures séculaires

 

Ceux qui parlent science on les écouterait longtemps

Tant leurs mots sont des noix si haut si loin gaulées

Puis l'envie est en vous soudain de rire et courir et se battre

Et va toujours nous retenir de discours sur la perception de l'impôt des puits à roue

Quand ils seraient deux ou trois à rivaliser d'érudition

Pour savoir à quelle articulation du pied s'arrête le châtiment du malfaiteur

Et cette complaisance à énumérer les peines de ceux qui sont pris en fornication

Car la sagesse du châtiment se plaît à décrire les mains percées

Le cautère dont fume la chair et l'œil puni dans son orbite

 

Tout cela tout cela n'était-il pas conventions du jeu

Ah cours sans écouter cours cours à perdre haleine

 

Mais quand il n'y eut plus d'oignons ni de miel

Quand on trouva morts aux matins des chevaux d'une année

Dont on avait arraché le cœur

Qui pouvait prêter à ces discours des oreilles musulmanes

Amèrement qui vit ces choses et pour tout pain se murmurait

Dieu seul est vainqueur

 

Et voilà qu'ils disent que je suis un voleur

Parce qu'ils n'ont pu sur mes yeux maintenir le capuchon de cuir

Parce qu'ils n'ont pu arrêter la proie avec une bague en ma gorge

Parce que je ne suis point demeuré sur le poing du fauconnier

Parce que j'ai battu légèrement l'air de mes ailes

Parce que j'ai foncé dans la nuit sans égard aux lunaisons

Parce que j'ai donné la part de Dieu sans compter aux fils de ma mère

Ils disent que je suis un voleur

 

Mais ce n'était qu'un jeu tout d'abord et si vous m'amputez de cette main droite

Qui va tenir la rêne du cheval

Courir vous défendre au rempart si vous tranchez ma cheville

Je ne suis encore qu'un enfant et ce n'est grande victoire à Dieu

D'être vainqueur d'un enfant qui joue encore

 

Pourquoi m'avez-vous pris pourquoi m'avez-vous jeté dans cette fosse

Je nourrissais ceux qui ont faim je dépensais pour vous ma force

Ma jeune force inconnue encore et surprenante pour moi-même

Comme le jaillissement d'une source en montagne

Et ne mesurais pas le danger à mourir

Si ce n'était plus un jeu c'était pourtant ma vie

En jeu Vous m'avez pris vous m'avez frappé sur le sol humilié dans l'homme naissant

Me voici parmi les criminels qui tous crient qu'ils sont innocents

Vous m'avez saisi comme un oiseau dans vos paumes de violence

Et vous m'avez rabattu le capuchon de cuir et de silence

Vous dites que j'ai l'âge de répondre de mon corps devant Dieu

L'âge de punition des fers au pied de la nuit sur mes yeux

Vous m'avez pris dès avant ma vie au petit matin de moi-même

Avant ces filles douces vers qui tournait le désir de ma lèvre

Et chaque battement de ce cœur dans vos doigts, chaque sanglot de mon grief se heurte à votre étreinte inhumaine

Je n'entends que le bruit d'autres fureurs se morfondant dans leurs chaînes

Vous dites qu'à près de quinze ans déjà ce m'est l'âge de la haine

De la destitution de moi-même étant l'âge du malheur

 

Je n'ai donc eu de bras que pour la croix

Et la douceur de ces mains pour les clous

De ce cœur aussi Dieu seul est vainqueur

De qui je n'eus que pour tomber devant

Le bourreau ces deux genoux ingénus

Ils disent maintenant que je suis un voleur

IV  L'AFFREUX

Vous demandez quelle est ma faute camarades

Si j'ai tué si j'ai volé trahi mon camp

Ce que je fais au fond des cachots de Grenade

Suspect de ne porter ni chaînes ni carcan

Et depuis quand ici je suis là jusqu'à quand

 

Avez-vous jamais lu la douzième Sourate

Quand Joseph apparut femmes comme aussitôt

Avant qu'il n'eût parlé déjà vous l'adorâtes

Et l'orange à vos pieds roulant de vos manteaux

Vos mains sans en souffrir saignaient sous le couteau

 

On peut se raconter sans fin pareille histoire

Tout est là dans la pièce et l'Égypte et le sang

Les parures les bras les seins ostentatoires

Les fards profonds et lourds et les parfums puissants

Le port harmonieux de ce Juif innocent

 

J'aurai vécu sans que jamais les créatures

Tournent comme au soleil un arbre merveilleux

Leur buste lent vers moi par effet de nature

Qui leur fait un moment l'homme pareil à Dieu

Dans cet égarement splendide de leurs yeux

 

Que ne puis-je arracher cette chair de moi-même

Ce poil et cette odeur et ces gestes connus

Être ainsi que ceux-là tout de suite qu'on aime

Lorsque la porte s'ouvre où les voilà venus

Et dont nul ne s'étonne un instant qu'ils soient nus

 

Je ne connais que trop mon vertige et mon gouffre

Ah si j'étais un monstre au moins quand seulement

Je suis laid je le sais je le sens et j'en souffre

Comme d'autres sont beaux stupides et charmants

Laid de cette laideur laide laid laidement

 

J'ai souvent désiré détruire ce bonhomme

Dont l'ombre obstinément à mes pieds me poursuit

Et cette épaule faible et cette bouche comme

Une trace ennuyée aux vitres de la nuit

Je supporte si mal d'être ce que je suis

 

Rien d'autre que cela dont je sais la limite

Ce long écœurement toujours recommencé

Comme un soir au matin qui ressemble et l'imite

Un caravansérail où s'assied le passé

Les pieds encore las de ses pas effacés

 

Cette honte de moi tout au long de mon âge

Chaque fois de me voir un peu plus a grandi

Qui me peut enlever de l'âme ce visage

Entre le monde et moi mis comme un loup maudit

Cette caricature à tout ce que je dis

 

Tout me rappelle enfin la vulgarité d'être

Ce souffle qui ternit la sueur sur la peau

Je suis laid comme une lessive à la fenêtre

Comme un piétinement sur place du troupeau

Et comme la panique oblique du crapaud

 

Mon crime est d'être laid mon crime est ma semblance

Coupable devant moi de ce corps sans beauté

Chassé par les miroirs et craignant leur offense

Et du regard d'autrui parfois épouvanté

Je vis depuis toujours comme un objet jeté

 

Mon crime est d'être laid vivre est ma pénitence

L'échafaud c'eût encore été me pardonner

Quel peut m'être le sort pire que l'existence

Pire que l'au-delà dans le feu des damnés

Quel supplice convient au meurtre d'être né

 

Ils n'ont pas cru ce que j'ai dit J'ai eu beau faire

Tirer mon âme noire au jour comme un hibou

Les promener de cercle en cercle dans l'enfer

Montrer mon pied fourchu mes oreilles de loup

Et mes mains d'étrangleur ouvertes qu'on les cloue

 

L'horreur que j'ai de moi comme une dent me mord

Au fond de la prison j'écoute avec envie

Le bruit des fers aux pieds des condamnés à mort

Hé quoi tous mes aveux n'auront à rien servi

Ô juges sans pitié qui me laissez la vie

V  LE DERNIER VENU

Je vous écoute dit la voix de cet homme couvert de mouches

Il a comme une horrible plaie au coin tragique de sa bouche

On ne l'a point lavé l'ayant jeté dans l'odeur de son sang

On ne sait rien de lui sinon qu'il a dû déplaire aux puissants

Il parle et s'arrête parfois sur le palier de sa mémoire

Je vous écoute dit la voix dans le plus noir de l'ombre noire

Peut-être qu'on n'a pas le droit d'être hideux ou de briller

Mais je ne suis pas un voleur je ne suis pas un meurtrier

 

Tout de même tu es ici ça doit être pour quelque chose

On était sans toi bien assez entreposés dans l'in-pace

S'ils t'ont ramassé tabassé cela ne peut être sans cause

C'est pour de la fausse-monnaie ou bien qu'est-ce qu'il s'est passé

 

Je n'ai rien fait contre leurs lois je n'ai pas regardé leurs femmes

Je vivais de rien travaillant je disais au passant Salam

Aussi longtemps qu'il faisait jour je pliais l'osier des paniers

Mon père et son père avant lui se suffisaient d'être vanniers

Je n'ai pas songé de changer pas plus qu'eux jamais n'y songèrent

J'avais ma vie entre mes doigts que chanter me rendait légère

Qu'il fît du soleil ou qu'il plût moi je n'en demandais pas plus

Et l'herbe des enfants poussait dans la poussière de la rue

 

Ah dit le philosophe à moins que pour lui quelque autre je prenne

C'est toujours la même chanson la vertu vient du peu de biens

Mais pauvre que tu sois pourtant ton corps peut avoir la gangrène

Pourquoi n'aurait-il pas d'ulcère à l'âme celui qui n'a rien

 

Je ne vous comprends pas Vivre est-ce autre chose que le travail

On ne peut pas toujours dormir et qu'à leur gré d'autres mendient

Voilà que ma peine et mon temps ne paient pas plus le pain que l'ail

Qui donc ne tient pas son contrat Qui je vous prie est le bandit

Et sans rien dire je pouvais mourir et les miens de famine

Mais voilà qu'il est bruit partout de livrer Grenade au Roumi

Mieux vaut à la main m'arracher ce cœur que j'ai dans la poitrine

Et que ce roi fasse de moi s'il veut ce qui n'est pas permis

Crevez mes yeux brisez mes os brûlez la chair de mon visage

Vendez mes enfants au marché Je renonce à ce que j'aimais

Je bois l'urine s'il le faut Jetez ma verge aux chats sauvages

Je renie à la fois la vie et le paradis Mahomet

Mais ayez pitié de Grenade ayez pitié des Tours vermeilles

Pitié des champs et des aryks de la vigne sur le coteau

Et si les maîtres ont trahi sur les murs tout le peuple veille

Il s'est armé de sa fureur et de bâtons et de couteaux

Toutes les femmes avec lui qui frappent le cri de leur bouche

Et cette amertume soudain comme une marée à l'étroit

Qui déverse entre les maisons le raisin des têtes farouches

Et nous étions prêts à mourir pour chasser l'ombre de la Croix

Poussés pressés jetés devant jusqu'à leur Palais de fontaines

Jusqu'à ce seuil de marbre et d'ombre où tout est fait pour les pieds nus

Où des gazelles s'enfuyaient devant notre foule incertaine

Alors les soldats sont venus