C'est dans ce temps où chacun comprit qu'il n'avait plus devant lui que le pays de la mort, mais il est facile de mourir quand il n'y a plus que les poitrines de l'ennemi qui te séparent de Dieu, c'est dans ce temps où la douleur fut grande plus qu'à se battre à vivre sans combat dans l'attente de ce qui n'a point de nom, c'est dans ce temps où même l'enfant monte la garde, où la femme frémit de l'homme dans ses bras comme si déjà le sang sur elle en coulait, c'est dans ce temps pis que le désespoir où nul déjà n'a d'espérance, que quelqu'un dans une soirée de Paris, et c'était pour le départ d'une troupe de théâtre vers un pays lointain d'où les hommes frappant du talon s'envolaient pour tourner dans l'espace interdit qu'ils ont repris aux Anges, quelqu'un dans une soirée de Paris, une demeure au-dessus de la ville entre des portes d'ivoire, d'ébène et d'argent, on entendait rire les femmes et l'on ne savait pas que cet homme qui les saluait allait mourir, quelqu'un dit en passant à l'auteur de ce poème qu'il y avait un montreur de ballets qui souhaitait de lui thème à danser pour la saison prochaine. Et l'auteur qui n'était alors qu'odeur de Grenade en fut pour quelques jours tenté. Bruit s'en répandit comme un vin d'un flacon mal bouché, des gens y reconnurent saveur d'Espagne, mais incapables de discerner le Malaga du Xérès, et d'en savoir la date, imaginèrent qu'on allait donner à voir dans le nouveau Palais qu'on a bâti sur la colline de Chaillot, des scènes de cette guerre qui commença par la mort d'un poète à Grenade. Le montreur de ballets vint s'en expliquer avec moi.

La scène est où je vis, les discours sont ailleurs.

 

LE MONTREUR

 

Celui qui ne danse point ou qui ne sait de la danse après tout que cette rencontre à l'heure tardive

De l'homme et de la femme un instant dans la musique devant tout le monde entre les bras l'un de l'autre

Ne peut se figurer ce langage des pieds et de tout le corps

Qui ne demande point réponse ou paiement soi-même étant son plaisir mais parle

Un langage plus subtil que la parole ou la musique et tout y est perdu par l'accessoire une rose offerte ou la pancarte

Où quelque maladroit Shakespeare aurait écrit Je vous aime afin d'expliquer la chorégraphie

Ici rien ne se dit et tout se danse Ainsi

S'ouvre devant la salle obscure un royaume parfait d'abstraction

C'est pourquoi j'attends de vous non point un décor mais un prétexte

Non point la couleur de l'histoire ou celle de l'Andalousie

Le burnous et la chéchia

Mais un problème qu'exprime la jambe tendue et l'envol des bras

L'ensemble et le désaccord la rupture et la conjonction des pas

Un problème en moi qui se consume et ne peut autrement se résoudre

Et que je partage avec cette bouche noire devant moi

D'un peuple assis dans l'oubli de lui-même et qui suit uniquement le spectacle

Ainsi qu'au tennis l'aller et retour de la balle tournant d'un seul coup

Les tribunes comme un seul cou

 

L'AUTEUR

 

À vrai dire j'ai longtemps pensé de la danse

Qu'elle était simple broderie à la musique et c'est pourquoi

Le ballet me paraissait une forme de la fable et non pas un langage en soi

Mais aujourd'hui je ne sais s'il est possible de marier ce qui m'habite uniquement comme un parfum

Avec ce parler d'équilibre et ce bondissement qui se suffit

Le poète au contraire du danseur ne tire point un geste de la donnée

Cette résolution du thème par la virtuosité du corps

Il est celui qui cherche un nouveau vêtement à son âme

Il va de l'image en lui qui se débat comme un oiseau saisi

Vers le ruissellement incontrôlable des choses

Comme un navire submergé

Et c'est pourquoi de lui qu'on peut voir dans les limites machinales d'aujourd'hui traversant la rue

Entre les clous d'aucun calvaire et ce qu'il songe

Doit toujours tenir compte du feu vert ou rouge au carrefour

Naît Grenade une Grenade ou l'autre qui n'est

Ni broderie et ni gymnase abstrait

J'imagine un spectacle à l'échelle du poème

Comment jamais y limiter les survenues

Et quand le pas-de-deux exige les applaudissements de la salle

C'est alors qu'entre une troupe imprévue avec des plumes de coq et des mirlitons de papier

Le monde qui est le mien s'endort sur n'importe quelle idée

Mais rêve aussitôt comme un arbre une amphore une guerre déclarée

Mon art en rien n'est de raison comme le vôtre

 

LE MONTREUR

 

Que savez-vous de mon art L'art comme le corps

Change avec l'âge et c'est avant toute chose un besoin

Profond une exigence qui ne vous laisse point de paix

Qui vous pousse à une sorte de chant ou à une

Autre et maintenant j'éprouve en moi cette nécessité d'une œuvre large et puissante

Au-delà de ce que je fus et de ce que j'ai fait

Une œuvre liée en moi par mille nerfs aux vaisseaux de mon sang

Liée à ce qui m'agite et me terrasse à ce qui

Que je le veuille ou non de moi s'empare et m'empêche de dormir

Et je ne suis point le seul qu'a touché ce vent du sud

Ne sommes-nous pas comme des chevaux réveillés par la lune au cœur des pacages

L'un se promène en tout sens secouant sa crinière pâle

L'autre se jette aux barrières de l'inquiétude

Et le poulain hennit de tous ses naseaux vers sa mère

Est-ce que je puis danser encore ces féeries

Par quoi pourtant s'éprouvent le savoir et le droit d'héritage

Et laisser plus longtemps diviser de moi ce que j'ai de commun

Non point avec ceux qui furent mais

Avec les autres hommes de ce temps comme moi des mêmes choses déchirées

Et je ne dirais point la torture et je ne dirais point l'Algérie

 

L'AUTEUR

 

Ô chorégraphe ô jeune homme arrivant à la maturité de toi-même et voici que vous vous adressez à moi par un singulier contretemps

Car vous aviez de moi conception pour ce que j'ai fait toute ma vie et ce dédain que j'ai montré des règles et des reproches

Or il croissait en moi ce fruit lent qui seulement aujourd'hui commence d'apparaître écartant mes feuillages

J'ai droit pour ce que j'ai toujours donné de moi-même à sembler aujourd'hui vous décevoir

J'ai droit sans qu'on m'en jette insulte à prendre le chemin détourné de la montagne

Et qui pourrait prétendre que j'ai fermé les yeux devant les jours présents

Moi qui me tins hâssib au carrefour

 

LE MONTREUR

 

Plaît-il

 

MOI

 

J'ai dit hâssib il n'y a point de mot en français

Et ce n'est tout à fait ni poète de circonstance ni

Chroniqueur hâssib quoi ni journaliste

Une sorte à peu près de pommier de plein vent

J'ai regardé longtemps ce siècle face à face et n'est-ce pas dans mes larmes qu'il a lu ses larmes dites-moi

Je n'ai jamais dissocié le faire du rêver Mon chant

A pris l'événement à la gueule

Et si l'on se souvient plus tard de plusieurs qui tombèrent par injustice c'est à cause d'un vers pieusement que j'ai mis sous leur tête fauchée

J'ai droit qu'on hésite à me reprocher le sentier pris parmi les rochers et les fleurs sauvages

Et l'apparence du retour à ce qui fut jadis une coupe renversée

Je ne vais point vous donner le thème demandé pour la communion du parterre et des athlètes dansants

Il n'y a pour l'instant en moi qu'un seul motif de soleil et d'ombres mêlé

Il n'y a pour l'instant en moi qu'une seule clameur qui les couvre toutes

S'indigne qui veut qu'elle soit de Grenade et de la Conquête espagnole

Aveugle qui n'y voit point sa plaie à lui saignante Aveugle et sourd qui n'entend point l'écho que répond l'homme à l'homme dans les ruines du temps démantelé

Comme si le présent ne comportait pas le double miroir de l'avenir et du passé comme si tout présent n'était le passé d'un avenir comme tout passé n'était symbole d'un avenir

Aussi bien regardez cette femme ici dans Grenade en l'an 897 de l'hégire aux premiers jours de la Lune de Doû'l-Ka'da Voilée ou non d'un simple litâm la guilâla retombant sur les sarâouîl

Elle n'est qu'un volet de la métamorphose et le Fou dont je parle a raison

Qui ne peut la voir en dehors de ce devenir angélique à quoi l'état humain n'est que marchepied provisoire

Sans doute devant lui la route est si longue et si terrible l'espoir qu'il en peut imaginer les jours nôtres que déjà ne soit advenu le règne des Anges

Ô poète utopique et qui n'atteint jamais cette cruelle sagesse aujourd'hui notre lot

À nous qui savons que change autrement la condition de l'homme sans jamais qu'il revête une autre nature

Et dans ce paradis de nos mains et de notre sueur il ne peut y avoir que des hommes par des intérêts d'hommes menés

Non par des volontés célestes mais pourtant

Je me retourne vers Grenade et ces êtres de chair et de sang que je vois

Debout dans la lumière d'agonie à l'extrême occident d'Islâm

Me soient images réelles de cet avenir que nous appelons aujourd'hui

 

Ici le jeu de scène est non des objets et des personnages : à peine si le montreur de ballets s'est déporté d'un côté à l'autre du fauteuil, la danse en lui s'est faite des idées, si bien qu'il ne paraît point de conséquence entre ce qui précède et ce qui suit, tenant pourtant au mot réelles dans ma bouche, imprudemment avancé :

 

LUI

 

Mais si ce Fou qu'il faut montrer est un vieil homme Ah

Sur le plateau c'est toujours si laid la vieillesse Impossible impossible

 

Il contrefait le vieillard cassé s'appuyant sur une canne, à droite et à gauche branlant la tête, avançant le menton, remuant les mandibules pour signifier la bouche édentée...

 

MOI conciliant

 

J'entends j'entends mais quel besoin de montrer la vieillesse il suffit du vieil homme

Qui peut abstraitement ici être un danseur très jeune et d'une grande beauté

Peut-être avec un peu plus de force et de développement que ses compagnons

Il ne marche point avec une canne il peut d'autant plus avoir toutes ses dents qu'au quinzième siècle apparemment

Personne n'y regardait aux dents avant trente ans perdues

Ce qui fait que la jeunesse même est une notion toute relative après à peu près cinq fois cent ans et l'âge

Il vous suffirait de le marquer sur sa tête avec de grandes mèches blanches en désordre au-dessus d'un visage sans rides

D'autant plus

Que tout le corps de ballet figurant les hommes aura nécessairement

Le crâne rasé Ce qui dans le domaine capital évite

À la fois l'anecdote et la disparité

 

LUI rassuré

 

Si l'on peut alors c'est autre chose

Un jeune homme très beau De grandes mèches blanches

 

Il a fermé les yeux pour ses jeux de scène intérieurs, et c'est dommage qu'on ne puisse y suivre avec lui la mise en place des danseurs, le tournoiement des corps, le vol des mèches blanches... Pourtant, sans doute, a-t-il eu peur brusquement des crânes rasés, de ce ballet d'œufs à la coque, un peu trop complaisamment par moi proposé, comment dire, flattant un peu trop sa volonté d'abstraction...

Les difficultés maintenant viennent de lui :

 

Mais les femmes dites-moi de quoi vont avoir l'air les femmes

Avec le voile sur la bouche et j'ai oublié comment vous dites

 

MOI

 

Litâm cela s'appelle litâm

 

LUI

 

Bon Les culottes bouffantes Comment

 

MOI très vite

 

Sarâouîl mais ne craignez pas ici la bizarrerie ou l'exotisme de la mode grenadine

Dans ce monde musulman les femmes sont au harem ou au dâr-al-kharâdj

Où je ne vous laisse point entrer de peur que vous ne rivalisiez avec

La Fontaine de Bakhtchissaraï ou le Bain Turc

Vous pouvez dans ce ballet faire abstraction des femmes ou du moins

Les réduire aux danseuses

Qui portent des robes appelées akbâ faites pour s'ouvrir à la façon des fleurs

Car on n'a pas attendu Christophe Colomb pour le strip-tease

Et leur danse a surtout pour but de figurer la pâmoison de l'amour

Si bien qu'elles se renversent en arrière à toucher terre de leur front

Et rouges sur leur blancheur se fendent les étoffes à ramages d'or

 

LUI

 

Mais sur la scène pourtant ne faut-il pas

Figurer celle à qui va tout le chant du poème

 

MOI

 

Comme au Medjnoûn je vous le défends bien car

Toute image est trahison d'Elsa toute forme à l'amour

Et le poème n'est point de son portrait mais de sa louange

On ne la verra pas si belle que soit votre étoile

Mais différente

S'avancer dans le mensonge des lumières

On ne la verra pas comme une actrice admirablement maquillée

On ne la verra pas se contenter de ce balancement harmonieux

N'être que cette femme et ce désir

À l'échelle du regard

On ne verra point agiter si parfaites qu'en soient les proportions

La marionnette de son âme

On ne verra point le visage inventé de son visage

Elle ne dansera pas pour nous étant celle pour qui toute chose est dansée

Celle à qui toute chose est dite à qui s'adresse

L'inquiétude intérieure et c'est ainsi que vers le soleil la fleur se tourne

Mais personne jamais n'a pu le voir en face

Et vous ne la danserez pas vous n'inventerez pas même une simulation d'elle et pour vous elle sera

Dans la salle elle sera la salle à qui s'ouvre la tragédie

Et qu'est Œdipe si la salle est vide et nulle énigme

Alors ne se cache au fond de ses rugissements

 

Et pour la première fois ici, les apocryphes du Medjnoûn exceptés, dans le poème emploi s'est trouvé fait du temps futur, ainsi par un étrange jeu de scène entendant marquer qu'il n'est que d'Elsa, que d'Elsa l'avenir, le devenir que d'elle.