LA BOURSE AUX RIMES

Tout ce que Grenade peut avoir de poètes vient au bord de l'eau captée afin d'y disputer jusqu'à l'épuisement du soleil

Et tant cette ville en compte que c'est comme un champ de perdrix

N'apprend-on pas les vers avant de savoir lire à défaut même du Coran

Depuis que ce peuple a rempli l'Espagne à la façon d'une coupe

Et les guerriers ont oublié l'odeur des chamelles

Les enfants déjà quand il se passe des choses étonnantes

Se lèvent pour improviser d'une lèvre couleur de pluie

C'est un lieu bordé d'arbres qui de toujours se regardent dans l'étang noir

Surveillant leur propre croissance inverse

Et l'on ne pouvait rien imaginer de plus propice à discuter des licences

Et des voyelles qu'on allonge et des consonnes entre elles substituées

Si bien que les plus jeunes ne disent rien craignant

De montrer le défaut de leur science

 

Celui-ci qui se dresse et qui parle premier

Les mots viennent manger le pain sur son épaule

Il assigne leur chant aux oiseaux et leur rôle

Et sa lèvre est toujours le printemps du pommier

 

La poésie est faite pour les Rois pour leur plaisir à la fois et leur gloire

Choisis ton vers qu'il soit à leur mesure et mets au bout la rime pour y croire

Or peins l'Émir de la couleur de Dieu que son portrait soit pris pour un miroir

Fais-lui grand l'œil et le bras redoutable ainsi qu'il faut à son peuple le voir

Qu'il tire l'aigle et marche sur le bon et dans sa main la biche vienne boire

Attache ainsi ton savoir et ton sort aux pas qu'il fait dans l'âge et la mémoire

Sois le buccin sur les gémissements confonds toujours la légende et l'histoire

Mets sur le front des princes de Grenade un jour d'été qui n'ait jamais de soir

Sache poncer leur corps harmonieux et donne-leur l'aile de la victoire

Trouve pour eux les paroles de feu qui font les nuits moins longues et moins noires

Et qu'à leur pied demain puisse venir tout bas chantant rêveusement s'asseoir

 

Celui qui l'interrompt parle les yeux fermés

Est-ce pour écouter un mètre intérieur

Son langage semblait d'abord être d'ailleurs

Comme un ange perdu dans un lieu mal famé

 

Rendez-moi rendez-moi l'obscurité de l'âme et le désordre d'être au fond des cris roulés rendez-moi la clameur sans but et le psaume absurde où s'ébroue un ballet d'ombre s'éprend de soi la soyeuse ténèbre ah rendez-moi ce balbutiement profond où j'oublie enfin le martyre de mentir et la sujétion des choses

Là seulement pour moi cette mer sans rivage ou si vous préférez cet abîme sans fin réside ce qu'on peut nommer la poésie

J'appelle poésie un conflit de la bouche et du vent la confusion du dire et du taire une consternation du temps la déroute absolue

J'appelle poésie aussi bien le cri que le plaisir m'arrache ou la phrase écrasée avec une pierre

J'appelle poésie à la fois ce qui ne demande point d'être compris et ce qui exige la révolte de l'oreille

Mais votre poésie ah non je ne l'appelle pas poésie

 

Ils l'ont fait taire ils parlent fort et tous ensemble

À chacun son système à chacun sa beauté

Ils portent tous un enfant mort d'avoir chanté

Qui leur semble bouger parce qu'eux-mêmes tremblent

 

Il y a dans le champ des adolescents aux yeux d'hyacinthe

Il y a des courtisans prompts à saisir l'aurore ou l'ouragan pour en faire une écharpe au souverain

Il y a des hommes qui si longuement épuisèrent leurs jours à polir les mots qu'ils sont depuis longtemps insensibles à l'harmonie

Il y en a qui s'émerveillent de toute sonorité fleurissant d'eux

Il y a des voyageurs qui se sont assis pour chercher l'inspiration sans la trouver

Il y a des possédés qui ne se lavent plus si bien qu'ils ont perdu le droit à la prière

Il y a des chanteurs si laids qu'ils attendent un passant qui offre à leurs poèmes l'encolure d'un portefaix

Il y a des femmes dont les extrémités sont teintes

Il y a des fous qui disent ce qu'ils ne comprennent point

Et d'abord un vieillard si finement usé qu'on dirait travail d'araignée

Donne pour thème aux discours ce poème que voici

De rime râ me semble-t-il et dans le vers parfait

Épousant le mètre kâmil

CHANT DE LA BÂB AL-BEÏRA

Quand tu rompis ta lance à la porte d'Elvire

T'en souviens-tu dis-moi du beau temps qu'il faisait

Et les yeux des remparts au loin qui te suivirent

Ressemblaient les fruits noirs saignant aux cerisaies

 

Ô paysage énorme à ta course ouvert comme

Un miroir où se heurte et s'étonne le vent

T'en souviens-tu dis-moi des chevaux et des hommes

Et de l'immense orgueil d'être jeune et vivant

 

Les cavaliers avaient l'air d'aller à l'école

Habillés pour la mort aux couleurs du matin

Ils chantaient doucement des chansons sans paroles

Et regardaient mûrir le jour de leur destin

 

T'en souviens-tu dis-moi quand tu rompis ta lance

Au sortir de Grenade et du pressentiment

Qui fit dans ton armée un moment de silence

Et posa sur ton front sa pâleur un moment

 

Mais déjà les tambours menaient la promenade

Et les slouguis rivalisaient avec le feu

Quand tu rompis ta lance au sortir de Grenade

Le ciel laissa tomber son grand bouclier bleu

 

Alors il se fait un tohu-bohu de cigales Chacun

Bourdonne de reproches et reprend

L'image et la musique et les mots impurs et la banalité des scansions

L'un voudrait la couleur des vêtements l'autre le bruit des chevaux

Et les femmes s'ennuient qu'il ne soit pas question de l'amour

S'étonnant de l'absence ici de ce Kéïs

Qu'on appelle Medjnoûn et semble en ce pays

Dernier malgré son âge à rimer les baisers

Il s'agit bien voyons aujourd'hui de ce fou

Ridicule et les plus jeunes lancent le poème proposé comme un palet sur les mares

Savent-ils bien ce qu'il contient de larmes savent-ils

Ce qui soulève l'entendant le sein de ce guerrier pâle

En marge de la dispute appuyé sur sa lance

 

À lui qu'importent le mètre et la rime

Mafâ'ilatoun ou moustaf'iloun

Il n'entend que le sens cruel de la parole

Comme l'effilement d'un couteau passé sous ses cils

Et que le vers soit une tente attachez-y comme vous pouvez les cordes aux pieux

Lui se rappelle son jeune âge et comme il tenait à la bride le cheval

Du Roi nasride alors

Que l'essaim noir des Roûm entoura ses naseaux hennissants

Ô soldat pareil au matin quand le soleil n'a pas encore évaporé la rosée

D'où te viennent ces longues larmes sur ta joue

Six ans de toi n'ont donc point fait un visage de cuir

Il est vrai que ces vers sont imparfaits et pauvres

Comme une paume de mendiant à la porte d'un cabaret

 

Il est vrai qu'ils sont pleins de maladresse et de réminiscences

Et sans doute pour le siècle où nous sommes le rythme

Prête-t-il à sourire aux nouveaux musiciens

 

Mais je me souviens de ce temps dont il parle

Quand Boabdil était prisonnier des Chrétiens

 

Rien n'est tout à fait comme il paraît. Mohammed ben Aboû'l-Hassân ben ‘Abdallâh qu'ils disent Boabdil demeure à travers les siècles l'Enfant-Roi, el Rey Chico, parce qu'à treize ans, la Reine Aïcha az-Zegri, sa mère, l'ayant fait fuir de l'Alhambra, il devint en 1476 le roi Mohammed XI à Ouâdi ‘Ach que nous connaissons sous le nom de Guadix. Qui donc a inventé le laurier-rose ? Il ne semble pas que l'Emir el-Moslimîn se soit ménagé, il était aux premiers rangs quand, en 1483, il lui fallut combattre. Fait prisonnier dans ce combat à ciel ouvert, emmené dans les chaînes à la cour d'Isabelle et de Ferdinand, pouvait-il abandonner les siens à la ruse et à la férocité des Rois Catholiques ? Il avait pu mesurer de quoi se fondait le Royaume Catholique, cette religion au visage terrible qui multiplie les idoles figurées. Avait-il alors pris doute de ce qui fait le pouvoir des Rois... le sien pour qu'il subsistât ne fallait-il pas la lumière du Croissant devant l'obscurité de la Croix ? Mais ce Coran qu'on enseignait en son nom, qu'il entendait mal, était-ce à ses yeux la vérité ou la contrepartie des Évangiles ennemis ? Car Allah garde pour lui le sens caché de ses paraboles, et le livre sacré demeurait à Boabdil lettre close en ses ayât qui sont domaine de Dieu seul. Sans doute a-t-il accepté la rançon exigée de sa liberté, qui comportait son jeune fils et des promesses qu'il n'a pas tenues, de retour dans sa vérité, car est-il un Juif ou un Chrétien pour placer sa parole plus haut que son peuple ? Pouvait-il compter sur les grands de son royaume, qu'il savait achetables avec de l'argent, des terres et de belles esclaves ? Il est revenu, n'a point tenu la parole donnée aux Infidèles... il se bat, il négocie, il essaye de tromper les bourreaux de l'Islâm... Pourquoi nous faut-il accepter de lui l'image de la propagande castillane ? Il importe à celle-ci qu'il soit faible et pâle, enfant perpétuel, quand le voici déjà dans la maturité de l'homme. La vérité de l'ennemi, c'est la caricature, et de cet homme l'avenir ne va connaître rien d'autre. Ah quelle horreur j'ai de cette pratique qui, chez mon pire ennemi, dégrade le visage humain ! Encore une de ces vérités pour le peuple, auquel il faut, dans ses ténèbres, que le Roi d'en face ait la hideur des traits et le grotesque de l'âme ! Je n'aime pas ces arguments physiques. Il me faut pourtant les supporter. Ne suis-je pas d'un camp ? Et tous ceux qui tirent sur ceux de l'autre camp... Je ne puis rien, je le sais, contre cette abomination, qui déshonore l'homme dans l'homme, et ses sentiments, sa famille, sa mère au besoin...

Je me souviens d'une histoire qui semble ici n'avoir rien à faire. C'était à la fin, semblait-il, d'une guerre. Dans le monde moderne, avez-vous remarqué, les guerres finissent plusieurs fois... J'étais d'une armée en retraite à travers le pays de ma douleur. Nous l'avions traversé des brumes du nord au soleil tragique de l'extrême midi. Rien ne pouvait plus être espéré. Notre Grenade à nous était déjà tombée. Dans une petite ville comme une paume ouverte, soldats déconcertés, nous assurions encore l'ordre des charrois. L'un de mes hommes, un jeune garçon, avait été mis là, sur une place, où se croisait la diversité des chars et des arabas. Une cité d'avant Boabdil, et le poète ici dont je me souvenais était de ceux qui au XIIe siècle, permettez que je ne compte pas selon l'hégire, avaient marié les leçons du chant maure à la nostalgie de chez nous... Bref, notre homme de garde ici planté au carrefour agitait ses bras comme un moulin qui n'aurait jamais fait autre chose, et la docilité des fuyards, des régiments en retraite, à ces signaux inventés était surprenante et burlesque. Une docilité déchirante...

C'est alors que deux femmes s'approchèrent du signalisateur, deux femmes âgées, à pied, arrivées ici Dieu sait comme, et lui parlèrent. Lui, il s'en foutait pas mal. Si encore, cela avait été des poupées... Bien que même ça, ce jour-là. Elles lui parlaient, demandant quoi ? leur chemin sans doute, des renseignements sur le gouvernement, mon bonhomme tu parles où il l'avait, le gouvernement, à cette heure. Et d'agiter les bras, de tourner le menton comme une flèche, tout ça pour se prendre au moins un peu au sérieux soi-même, si quelque chose au monde, rageusement...

C'étaient la mère et la sœur du président du Conseil, elles le lui confièrent, probablement pas pour se vanter, pour l'intéresser, ce jeune homme, parce qu'en fait à cette minute il n'y avait guère de quoi se pousser du col, évidemment, les pauvres femmes, elles n'en savaient rien encore, il faut un certain temps à se faire à cette chute des grandeurs... et elles ignoraient que déjà, je crois, ou ça n'allait guère tarder, leur fils, leur frère venait d'être arrêté par le nouveau pouvoir pour plaire à une sorte de Ferdinand pas très catholique, ce fils et ce frère qui avait donné bien du contentement à la famille... Pourquoi est-ce que je vous raconte ça ? Ah oui, à cause de la pitié infinie. Est-ce que nous avions l'ombre de raison de tendresse pour ce Premier ministre tombé, qui avait incarné la folie d'une guerre où on nous vendait au détail ? Eh bien, voyez, jusqu'à présent j'en parle en retenant les noms de ces femmes dans mes dents... Cela serait mal vu que j'aie, moi, pour elles, autre chose qu'une certaine condescendance narquoise. Et imaginez-vous que je ne suis pas sûr qu'en réalité j'éprouve à leur endroit un sentiment aussi restrictif. Je suis tout prêt à n'avoir pour elles que les yeux du malheur. Oh, je sais, le malheur était celui de mon pays... Mais mon pays, aussi bien, ce sont ces deux pauvres femmes lasses, qui ne comprennent guère aux événements et l'une d'elles a posé un petit sac, bien lourd, à terre. Qu'y a-t-il dedans ? Des bijoux, probable, des souvenirs d'une vie, la photographie de leur grand homme. À cette heure de décomposition de la patrie, où donc est-elle dans mon cœur la sainte colère ? Me faut-il l'avouer... il n'y avait en moi que le respect. Vous ne saisissez pas le rapport des choses : eh bien, c'est que pourquoi voulez-vous que j'aie plus de férocité pour Boabdil que pour Paul Reynaud ?

*

Les années ont passé. Son père mort, Mohammed a chassé de Grenade son oncle, le cruel Zagal, qui avait osé se dire le douzième Mohammed, il combat les étrangers, Castillans, Catholiques ou Polythéistes, dont le Zagal est devenu l'allié...

Que vous l'appeliez Boabdil n'y change rien : cet émir est le dernier Roi de Grenade et ce mot comme une feuille amère qu'il mâche, voilà longtemps qu'il est dans sa bouche et son sommeil, longtemps qu'il y retient ce terrible sanglot. Pas plus à rien ne change rien que vous donniez à la Garnatâ des Maures son nom dégénéré de Grenade, à la rivière qui passe à ses pieds pour aller se jeter dans le Guadalquivir, l'Ouâdi'l-Kabîr, ou bien sa forme castillane ou bien sa forme française, Genil ou Xénil, aux dépens des orthographes islamiques, Sandjîl, Chanil ou Chnyl... Et tout l'héritage andalou, Mohammed XI le Nasride, qui descend des Ansâr, Compagnons du Prophète, l'a maintenant entre les mains, avec ce peuple fait de toutes les tribus jadis ennemies, qui vinrent d'Afrique et s'arrachèrent ce paradis, si bien qu'on voit aujourd'hui dans le djound royal, c'est-à-dire l'élite des guerriers grenadins, côte à côte des Berbères Sanhâdja et Zanâta, vieux rivaux du désert aux temps nomades, aujourd'hui ensemble défendant la dernière place-frontière de l'Islâm.

À MOHAMMED BEN ABOÛ'L-HASSÂN BEN ‘ABDALLÂH ÉMIR AL-MOSLIMÎN

Avance Roi vaincu devant l'histoire et la légende

Qui n'as grandeur que de la catastrophe et du tombeau

Sur tes pleurs que le grand rideau rouge du temps descende

Voici le visage qu'on t'a fait le trouves-tu beau

Est-ce ta joue est-ce ton front sous le fouet de l'offense

Et tes yeux désormais tout aussi déserts que les cieux

Aimes-tu cette pâleur d'étoile et cet air d'enfance

Reconnais-tu ta lèvre à comment y tremble un adieu

Acteur tes bras royaux et bruns quand retombent tes manches

Soudain c'est le sort dénué de l'homme qui s'y tient

Déchire devant nous ton cœur avec ta robe blanche

Le sang de ton peuple au bas qu'on le prenne pour le tien

Tu n'es plus qu'un parfum triste et pervers qui s'évapore

Les vents vont balayer les traces de ce que tu fus

Ton nom comme la mâche-fleur qu'un soldat mâche et mord

Ton nom même est un autre et ta mère ne l'entend plus

Ton nom jusqu'à ton nom d'enfant t'est pris comme un domaine

Le nom de tes plaisirs le nom des femmes qui t'aimaient

Et le nom de ta gloire éteint dans la mémoire humaine

Ce nom dont l'avenir te destitue à tout jamais

Comme une approche d'aviron vers un rivage d'île

Comme une balle d'enfant dans un escalier qui fuit

Une rime à je ne sais quoi d'amer ô Boabdil

Une corde brisée à la guitare de la nuit