LES FALÂSSIFA

I

Sans doute ici tout relève de l'arbitraire et je n'ai point eu spectacle de cette âme ni confidence que pourtant j'imagine ah j'imagine ayant le besoin terrible de la grandeur, d'une grandeur qui ne répond pas nécessairement à la convention qu'on s'en fait ou l'orgueil qu'on en affiche aujourd'hui, j'imagine un Boabdil en proie à ces déchirements à nous qui sommes par la chair du temps en voie de disparaître, et par l'esprit appartenons déjà aux étoiles. J'imagine donc qu'à se savoir le dernier roi de Grenade, Mohammed ben Aboû'l-Hassân ben ‘Abdallâh se pose d'autres questions que de conjurer le sort. Entre le passé d'al-Andalous et l'avenir chrétien, entre son peuple promis au massacre et à l'exil, et la future Andalousie, s'il appartient vraiment à l'un ou l'autre camp, il n'a ni à choisir ni à désespérer. Mais peut-être, plus qu'en cette promesse à laquelle manquer lui fut facile, ici trouve-t-on l'explication du trouble qui le porte à se battre et l'en retient, des hésitations qui lui font ce visage équivoque aux yeux brutaux de l'histoire. Il ne pouvait croire vraiment en la mission de l'Islâm, lui qui en incarnait la déroute, et comment ayant dès l'enfance conspiré contre le pouvoir de son père, se fût-il réclamé du droit d'héritage ? Il se sait au parapet de l'abîme, et pourtant il a plus de dix années tenté de ne point basculer par-dessus. Il a de tous côtés cherché justification de son règne et de son existence et, quand il en désespérait, tenté trouver au moins le légataire de son faux patrimoine. Le dernier roi de Grenade... cela pouvait de deux façons s'entendre. Et peut-être eût-il plus facilement passé son hoir à des mains arabes qui n'eussent point été royales, qu'à ces princes polythéistes qui allaient camoufler la beauté musulmane avec la croix et les madones, et camper dans le milieu de l'Alhambra, y élevant le hangar de Charles Quint. Mais quelles mains pourtant, que savait-il de ceux qui vont des siennes reprendre la merveille ? Il avait beau penser qu'il venait d'un mensonge, et tout ce monde autour de lui, fait pour assurer son pouvoir n'était-il pas le fruit des illusions de ce monde même ? Il n'y avait personne qui pût lui apprendre un autre système des choses, une autre vie, une autre notion du mal et du bien. Qui jamais eût approché le jeune Émir avec des mots pour soi peut-être mortels ? Boabdil n'avait point entrée en le secret d'autrui. Ne lui suffisait-il donc point de la splendeur ? Aussi mesurait-il à la beauté des jardins et des marbres toute valeur morale, ce qu'il en peut advenir. Et pourtant le hasard des rapports de police...

LE SECRET

Or il y avait dans Grenade un homme si triste et si beau que c'en était insupportable. On en parlait la nuit dans les demeures si bien que Boabdil le fit un jeudi chercher par les gardes qui le menèrent à as-Sebika comme un scandale avec ce concours de peuple tout autour et le Roi lui dit qu'y a-t-il et l'autre se taisant écoutait les fontaines si bien que le Roi dans la persuasion qu'il ne l'avait point compris répéta plus fort qu'y a-t-il et comme ne venait de réponse déjà se fâchait criant Qu'y a-t-il dans un effarouchement de colombes

Quand l'homme leva vers lui son visage parfait l'étonnement frappa soudain le souverain qui s'assit et répéta cette fois avec douceur Qu'y a-t-il et le monde un long temps fut parfumé par le silence alors l'interrogation se fit inquiète Et suppliante Intolérable au milieu du jour comme une ombre sur toute chose un sentiment de fragilité si bien que la rumeur au loin fléchit dans la campagne et peu à peu la ville en plein midi sembla s'éteindre au fond du ciel pâle

Alors courage vint à quelqu'un des Princes d'aller chercher le bourreau mais Boabdil levant sa main murmura Qu'y a-t-il et l'homme enfin parla Si bas qu'il le fallut prier d'élever la voix qu'on l'entende et cependant les mots étaient simples et clairs dans cette jeune bouche il suffisait d'y croire pour en connaître le secret

Je tremble avait-il dit je suis heureux

 

Est-il permis au sujet d'avoir satisfaction de son sort, quand le Souverain se résout si mal au sien ? Mais que savait Boabdil de son peuple ? Au lendemain matin de l'audience publique du jeudi, une connaissance plus secrète lui en était donnée, tandis qu'en ville c'était le jour d'assemblée pour quoi le vendredi est nommé djoumou'a.

Il avait pris le goût d'écouter longuement ce que de Grenade inconnue, une fois la semaine, venait lui dire le préfet de ville, homme d'âge à qui rien n'était caché des meurtres ou des prévarications. « Sâhib al-madîna, quelle chose d'horreur m'apportes-tu cette semaine ? – Seigneur, à peine un parricide, une femme en morceaux trouvée au Sakkatîn... » Boabdil ne vivait plus que pour le vendredi. Il apprenait ainsi des choses surprenantes sur les bouchers, les gabeleurs, les orpailleurs du Darro, les marchands d'électuaires, les carriers qui extraient l'onyx rouge et jaune. Ainsi, presque chaque fois, il lui semblait entrer plus profond dans la ville, il découvrait les débauchés, les falsificateurs du lait, les accapareurs de farine. Et les désordres qui ont lieu sur le bord des rivières, les beux où la présence des femmes à peu près assurément implique le scandale, les crimes d'un forgeron gitan qu'il avait fallu jeter à l'al-Kassâba bien que Moûssâ le défendît en raison de son habileté à fabriquer des armes. Grenade ainsi pour lui cessait d'être une abstraite cité : elle se peuplait de gens vivants, avec de petits métiers, des passions et des vices. Et toute sorte de mouvements intérieurs dont il avait honte ou du moins qu'il dérobait à la lumière ainsi prenaient en lui tour naturel d'être le reflet de ce qui se passe en réalité dans les autres. Heureusement qu'il n'était point juge : il n'y aurait eu de coupable qu'il n'eût, avec ce sentiment d'en être le miroir, pour les forfaits les plus atroces, toujours remis en liberté. Ceux qui jugeaient pour lui n'épargnaient pas le sang, mais Boabdil avait coutume de l'ignorer, préférant la poésie aux exécutions capitales.

C'est ainsi qu'il apprit l'existence aux abords de la ville d'un lieu de réputation détestable : non qu'on y fît de la fausse monnaie ou qu'ici les citadins vinssent forniquer, mais pour la perversion de l'esprit à quoi l'on s'y adonnait. Car il y vivait des cultures de la terre des gens qui depuis des générations s'y exerçaient à la coupable pratique des idées. Il s'y réunissait parfois à la nuit des falâssifa, ces philosophes pervers, qui sous l'influence des Grecs allaient jusqu'à mettre en doute les fondements divins de la royauté.

Et, disait le sâhib al-madîna, rien ne sont égorgeurs de filles, faux-monnayeurs ou voleurs d'eau, comparés à ceux-là qui, s'écartant de la lettre du Coran, ou des ahâdîth, se font interprètes des paroles sacrées, ce qui ne peut être que pour découronner les paroles du Prophète du sens par lequel est soumis le peuple à l'Émir, car le sens immédiat suffit à les maintenir dans les cadres fixés, il n'y a donc raison d'y chercher subtilité si ce n'est pour la subversion de l'Islâm. Le bien, le mal, la puissance contraignante de Dieu, la revendication humaine du bonheur, les falâssifa s'arrogeaient le droit d'en discuter entre eux. Temps était venu, devant la menace chrétienne, de mettre fin à ces jongleries.

L'envie alors en prit à Boabdil d'un voyage parmi ces prestidigitateurs de la raison, avant que le sâhib al-madîna y fît pratiquer, comme il en avait l'intention, une expédition d'un autre ordre. L'Émir avait peu connaissance d'Aflatoûn ou d'Aristote dont il n'avait entendu guère parler que pour condamner la curiosité qu'en montraient les falâssifa. Nul faïlassouf n'avait jamais franchi le seuil de l'Alhambra. Il ne fallait pas parler de ce projet au sâhib al-madîna, c'était clair. Boabdil y songea longuement. Mais, quand il sut que, les chemins dans les collines se changeant en tapis de jonquilles, les exempts de la ville allaient prochainement se rendre avec des bâtons et des cordes chez les philosophes, il décida de les devancer.

À la différence du calife Haroun-ar-Rachid, il ne se fit point accompagner de son hâdjib ou de l'un quelconque de ses wouzarâ, n'ayant en aucun d'entre eux véritable confiance, en aucun d'entre eux ne trouvant son Dja'far.

II  LE FURET

Et Boabdil s'étant habillé comme un portefaix sortit de la ville et longea le cours du Xénil

Plus il pénétrait dans le commencement d'une nuit qui ressemblait beaucoup à une améthyste mal taillée et plus il imaginait la terre à ses pas rouge de reproches

Des gardes qui passaient avec des sacs sentant le mouton mouillé jurèrent des jurons neufs qui firent un bruit de cuir et de crachats dans l'ombre

Il descendait dans le demi-jour la route obscène des contrebandiers jusqu'où cela fleure le jasmin tout à coup

Que vas-tu chercher roi sans couronne au fond des champs semés de pierres

Que vas-tu chercher sous les oliviers tordant leurs bras implorateurs

La solitude ou la mémoire un secret d'enfance ou l'oubli

Tu as toujours dans les mains la brûlure de la corde alors qu'avec Yoûssef ton frère tu descendis

Interminablement des Tours Vermeilles

Ta prunelle a toujours la lumière à treize ans de Guadix Ouâdi'Ach ainsi que vous l'appelez pour son ruisseau quand ce peuple te prit pour Émir et les flambeaux de Grenade au soir quand tu revins avec Yoûssef sur un cheval bai.

Yoûssef Yoûssef que le Zagal dans Al-Mariya décapite

Sa tête à votre père aveugle portée avec ses doigts qui reconnut ce visage au fond des linges sanglants

À quoi rêves-tu Boabdil Abou'l-Hassân est mort aux mains de ton oncle

Et le Zagal n'a pas longtemps régné que trahir n'a pu sauver ni la grâce de Ferdinand ni les montagnes d'Andrach si bien

Qu'il s'en fut en Afrique avec ses remords et les yeux lui furent crevés à ce qu'on dit sur ordre

Du Sultan de la Région Côtière en sa justice

À quoi rêves-tu Boabdil écorchant tes pieds aux sentes ténébreuses

Près d'une métairie encore au-dessus de la verdure sombre par

Une blancheur de colombier devinée

T'arrêtant écouter ton cœur perdu dans les cigales

Et soudain quelqu'un parle invisible et qui ne t'a point entendu venir

D'une vieille voix rauque et tranquille une voix faite aux vents de glace au soleil consumant à l'alternance des saisons

Une voix où tournent par moments des feuilles mortes

Difficile à comprendre à cause de ce jargon qui n'entre pas dans les palais couleur de terre et de pierraille et qui laisse après soi le sentiment des silex inutilement battus

 

Mon fils disait la voix c'était au temps d'Aboû-Yoûssef-Yakoûb el-Mansoûr le calife au-delà de la mer

Il y a de cela trois fois cent moissons et la mort a sept fois touché les pères de nos pères depuis ces jours d'une autre guerre à travers l'Andalousie

Sur cette pierre devant la maison tant de fois détruite et reconstruite

Sur cette pierre blanche d'où prosterné tu te relèves encore avec les vêtements blafards

Venait chaque jour s'asseoir le réfugié tombé dans la disgrâce

Et c'est de lui que l'enseignement est venu à travers l'époumonnement des siècles jusqu'à moi

C'est de lui que je tiens la sagesse secrète

Qui n'a jamais quitté cette demeure où le soir l'air s'emplit du parfum des térébinthes

À quoi les pères de nos pères ont lentement ajouté

Et grâce à jamais soit sur lui qui le premier

Établit que connaître aux yeux infinis du Très-Haut

Est d'obligation pour les hommes d'interprétation certaine

Ô faïlassouf ô maître des choses par-delà la raison

Aboû'l-Oualid Mohammed ben Ahmed ben Mohammed ben Ahmed ben Ahmed Ibn-Rochd dont le nom là où ne pousse plus le palmier

A mûri comme un fruit amer longtemps gardé dans la bouche

Et les Roûm t'appellent mystérieusement d'un vocable à leur mesure Averroès

Où meurent tous tes aïeux énumérés

Mon père dit l'enfant qu'on ne voit pas d'une voix changeante à la façon de la mer à l'heure tournante des marées

On a marché dans l'ombre il a craqué comme des coquilles sous les pieds d'un homme ou des branches

 

C'est un furet mon fils qui cherche gibier dans nos garennes

J'ai pour lui sympathie Il vient comme nous d'Afrique Il est comme nous avide et le sang lui tient heu de savoir

Il n'y a point devant lui danger à parler d'Ibn-Rochd

Sans doute est-il de ceux qui n'interprètent point les paroles et pour qui le monde est donné selon les Écritures

Toute chose littérale et crime à qui s'en écarte

Aussi n'entend-il que les mots dans leur élémentaire logique

Et comment n'égorgerait-il point la bête dont il fait sa nourriture

Mais notre maître nous a patiemment enseigné qu'il existait une autre sorte humaine

Qui s'adresse à la première et pense différemment

Non point de façon littérale et pourtant ne parle que selon la lettre

Hommes de discours à qui les premiers sont matière d'emploi

Leur pouvoir jaloux fondé sur la chose révélée

 

Ici le vieillard s'est longuement tu comme devant le pas nocturne et menaçant du promeneur la cigale

Et Boabdil a senti dans son cœur la colère des Rois

Où veut-il en venir ce paysan qui prétend connaître plus que ses épis

On dirait qu'il va lui répondre à cette lenteur du langage au fond de la nuit renaissant

 

Et nous de la troisième sorte

À qui ne sont miracles ni mystères ce que nous ne comprenons point encore

Mais choses échappant encore à l'entendement vers quoi nous marchons à tâtons avec le bâton du savoir ancien

Nous à qui toute chose donnée est une machine dont il faut apprendre l'usage

Gens de connaissance profonde et sans qui depuis longtemps l'esprit humain eût rejeté les prophéties

Car sans nous qui sait adapter la parole écrite à ce qui la dément

Nous dont la longue sauvegarde est de prouver à la puissance terrestre

Les services que nous lui rendons

Ibn-Rochd nous apprend pour le bien de la science

À maintenir la vérité croissante entre ceux qui savent s'en servir sans que sa lumière ne les aveugle tandis

Que les hommes de la première catégorie

S'en tiennent aux signes concrets de la religion

Ainsi

C'est pour eux obligation divine de croire à ce qui est figuré

Tandis que Dieu nous impose le doute

Comme un état forcé de la fonction de connaître

Tel est l'enseignement que nous avons reçu

 

Mon père dit l'enfant inquiet ne te semble-t-il point

Que le furet a trouvé sa proie au fond des feuilles

Et je ne sais quel gémissement j'entends qui me ressemble

Mais c'est comme si le vieil homme était sourd autant

À l'interrogation qu'à ce cœur battant dans les fourrés

Et son âme tranquille au-dessous des premières étoiles

 

Ce qui nous est caché n'est point différent de ce que je touche

Seulement il me faut des générations pour en monter l'échelle Et depuis qu'Ibn-Rochd est mort nous avons fait

De grands pas noirs dans les miracles

Crois-tu que les canons inventés vont toujours servir aux monarques

Crois-tu que la science à la fin ne prend point avantage sur qui s'en sert

Mais ce n'est pas seulement cette réduction devant nous du royaume obscur

Ce n'est pas avec le temps qui passe et les hommes succédant aux hommes seulement

Cette colonisation de l'inconnu qui grandit

De même à l'inverse il se fait un mouvement d'abord imperceptible

Une tache d'huile sur la mer des hommes Et la troisième sorte qui d'abord était d'un petit nombre

Avec la lenteur des siècles s'étend gagne les champs d'ignorance inférieurs

 

Je ne vous comprends point mon père y a-t-il donc deux nuits l'une du savoir et l'autre des hommes

 

Écoute et retiens bien que nous sommes toujours

Au temps où la vérité ne peut se répandre que comme l'eau du bocal se perdant sur la terre

Viennent les jours où le sol la boive pour des moissons merveilleuses

Et qu'il n'y ait plus qu'une classe d'esprits aptes à tout connaître

Ce que nous tenions pour philosophie alors se révèle mécanisme vulgaire de la pensée

Déjà sans qu'on s'en rende compte il y a dans la pratique humaine

Toute sorte de miracles machinaux qui ont perdu leur visage de merveille

Déjà des hommes de rien sans rien penser commandent

À ce qui paraissait hier le surnaturel

Tu mets aux mains du soldat l'arme pour laquelle hier

On t'eût brûlé comme magicien Comprends-tu

Qu'ainsi se lève la fin des connaissances littérales

Et que c'est précisément ce qui fondait

Le pouvoir avec Dieu confondu précisément

Ce qui semblait inventé pour imposer son règne

Qui va porter dans la foule obscure peu à peu

Comme une épidémie de la lumière

 

Mon père dit l'enfant vous m'aviez enseigné suivant le Maître

Que Dieu l'ait en sa miséricorde

Les trois sortes de gens selon leurs facultés interprétatives

Et l'équilibre de la société comme l'homme ayant ses pieds à terre et la tête dans les nuées

Vous m'aviez enseigné ce monde fixe immuablement

N'est-il pas sacrilège aujourd'hui d'en ébranler la loi de séparation d'en renverser l'ordre établi

 

Mon fils dit le vieillard comment l'homme pourrait-il être sacrilège alors que toute loi n'est qu'en lui

Que le savoir n'est qu'étape du pèlerin

Et qu'importe le chemin qui te mène à La Mecque

Allah ne nous permet point de nous arrêter par l'effroi

Nous avançons vers lui comme une armée conquérante

À chaque pas diminuant ce qui jusque-là demeurait son seul domaine

Traître à lui celui-là qui redoute empiéter sur ses champs

Car le devoir de religion est d'arracher à Dieu sa part

Pour quoi nous avons été créés comme le feu pour brûler les blés mûrs

Et nous sommes au temps du mois où la lune à se lever est tardive

Le furet le furet a crié l'enfant qui s'est jeté le couteau sur l'ombre Une main

L'a saisi par le poignet

III  LE REPAS

Quand le maître de la ferme, qui l'invite à se joindre au repas prêt à être servi, salue l'hôte imprévu du nom de calandar fils de roi, Boabdil se sent couvrir d'une mauvaise sueur, s'imaginant percé à jour, et regarde ses mains d'oisif en désaccord avec l'habillement qu'il a choisi, mais se rassure sitôt qu'il a été mené sur l'aire où l'on a jeté des nattes pour les invités et les commensaux habituels, car le maître s'adresse à tous avec cette appellation d'Irak, laquelle apparemment ne peut être que souvenir des nuits d'Ar-Rachid et, s'en étonnant, demande sur le ton de la plaisanterie à la fois et du respect par quelle merveille ici peuvent se trouver, sous déguisements divers, tant d'enfants de souverains par le hasard réunis. Il y a là hommes de tous âges, et certains retour du travail avec leurs instruments, d'autres arrivés de la ville au crépuscule, à qui l'on a donné pour le repas possibilité d'ablutions comme avant la prière. Les femmes de la maison, mères et filles, brus du maître, les plus jeunes voilées, se tiennent en arrière, servant les plats, faisant la cuisine, veillant aux torches qui illuminent la scène. Alors le vieil homme à son jeune hôte, l'ayant à la place d'honneur installé parce qu'il est le dernier venu, explique cette conjoncture singulière avec des mots balancés et comptés, dont Boabdil met quelque temps à comprendre qu'ils sont les vers d'un poème d'un mètre inhabituel où la rime ne varie que sur la fin des strophes, comme si l'on frappait alors dans ses mains. Ô fils de roi ! dit-il... et il s'est dressé, oscillant les bras étendus, les yeux fermés, parlant d'une voix peu à peu montante, tandis qu'une cithare dans l'ombre, et qui donc en joue, semble seulement le suivre et l'appuyer pour qu'il ne tombe point d'une mélodie ancienne et monotone dont la longue houle s'élève soudain quand on arrive à ce bout de la strophe où la rime varie : Ô fils de roi ! dit-il...

 

Ô fils de roi ne prends point ombrage à voir autour de toi la distinction de ta naissance à tant d'autres ici verbalement accordée

Simple orgueil de ma part à l'esclave acheté sur le marché la départir est plus que lui-même encore m'élever qui semble ainsi n'avoir serviteur que de sa haute origine

Et donc tout ce qui pourrait être humiliation de l'homme en son mystérieux contraire ainsi changé

Le sort de chacun non point abaissé mais revêtu d'un masque choisi par une résolution temporaire

Si bien que la société qu'autour de moi j'ai plaisir de disposer à mon gré ne s'étage plus comme les degrés du trône de la lumière califale à la poussière servile mais au contraire

Part de l'humilité des gens pour les égaler par la tête au niveau le plus haut de l'homme et les faire accéder à la splendeur

Aussi bien l'Émir cesse-t-il d'avoir dignité d'émir s'il consent aux travaux sur quoi l'émirat se fonde ou n'est-ce pas plutôt le labeur qui forge la couronne et quand je dis de celui-ci qu'il est un calandar fils de roi regarde dans ses mains sublimes

Aux callosités sont écrits ses droits imprescriptibles sur les biens du monde et les privilèges indiscutés de son hoir

Au martyre des doigts on reconnaît la finesse première de la chair et le sacrifice pour le bien de tous qui ne peut être le fait que du souverain

Seul à voir si large et si loin le destin du royaume à comprendre la nécessité des tâches rebutantes des gestes de la fatigue poursuivis sans égard aux muscles lassés et froissés

Seul à saisir la portée étrange de l'exemple et sans quoi tu n'as ni le pain ni le sel ni le toit de ta tête ou le manteau qui défie à la fois le vent et l'hiver

Ô fils de roi ne t'étonne point qu'il y ait autant de fils de rois dans cette cour de ferme alors qu'il te suffit de lever les yeux sur l'espace au-dessus d'elle et déjà tu ne peux plus arriver à bout de compter les étoiles

Ne sois point comme cet Émir que nous avons là-bas dans l'Alhambra qui pleure dit-on depuis son enfance à cause d'une prophétie

Insensé qui croit qu'un jour va venir sans roi dans Grenade alors que chaque petit enfant y naît pour une couronne étincelante

Et les rois de demain ne peuvent pas plus se dénombrer que les cailloux dans la mer sans fin par la mer amoureusement lavés Rois d'un royaume aujourd'hui pour nous inimaginable qui nous prosternons devant de petits souverains provinciaux et cruels

Rois de ce que tout le sang versé ne peut donner au plus puissant aujourd'hui des monarques

Rois de trésors devant quoi les empereurs regardent avec pitié leur spectre et leurs armées

Rois de biens qui ne s'estiment point et font pâlir les génies dans les contes où l'on frotte une lampe de cuivre et ne trouve à leur demander d'accomplir que vœux dérisoires au prix des tapis volants de l'avenir

Et regarde seulement ô fils de roi déjà les princes qui t'entourent

Par leur savoir justifiant leur sang et leur rang

Égaux les uns par la terre et les autres par la philosophie

 

Jeu de scène : ici le récitant s'avance et désigne l'un après l'autre les convives achevant leur bouillie ou les fèves qui ne semblent point par courtoisie apparemment remarquer qu'ils sont l'objet de la conversation entre l'hôte et le dernier venu...

 

Celui-ci donne-lui le sol d'une colline et vois comme il le prend dans ses doigts

Appréciant le sable qui demande fumure antérieure ou le terreau gras que tu peux ensemencer comme une femme ayant déjà

L'expérience de la maternité

Il sait disposer pour le grain les sillons il connaît les expositions favorables le temps d'excellence où semer

La manière de hâter la germination la qualité d'eau favorable

Et je le dis fils de roi pour ce que de la patience de ses mains sort le lin d'été souple et bleu comme un ciel inférieur

Qu'il sait soigner avec les excréments des oiseaux

Cet autre qui te regarde et rit dépouillant l'artichaut qu'il mange depuis son enfance

Je le salue avec la vénération due à celui pour qui les arbres n'ont point de secret

Regarde autour de toi dans la lune qui s'est levée À perte de vue il y a des collines après les collines

Et sous le lait de lumière innombrables les signes tordus d'une écriture appelée oliviers

Tout cet argent sorti des mains de l'homme que voici

Et si

Les calamités de la guerre ou l'orage ou le gel n'en font point hécatombe ils vont durer dans les siècles des siècles

Dans des temps ignorants de nous de ce que nous avons souffert

Et que c'est cet ouvrier robuste qui a jeté des cailloux dans la fosse où il avait placé sa bouture pour que l'air pénètre dans la terre et la pluie également

Et le fruit a dès l'automne la couleur de ta joue après un jour que tu ne l'as rasée Il ne faut pas

Secouer l'arbre ou le battre d'une perche mais

Doucement détacher l'olive par une caresse des doigts qu'elle ne connaisse violence avant celle du pressoir comme un époux sauvage

Ai-je dit les choses comme elles sont ô

Mouhammed ben Mouhammed al Magribî

Ô maître des chidjâr

 

Sur quoi l'Africain rit très fort s'inclinant

 

Je ne suivrai pas le maître du domaine énumérant les royautés de ses hôtes et celui qui mesure aux plantations l'eau dans des conduites d'argile et le Sicilien qui connaît l'art du coton et celui qui arrose les palmiers le plus long jour et la plus courte nuit de l'année

Ni parmi les falâssifa qu'il distingue pour autre sorte de greffes ou marcottages

Et c'est à se perdre plus que parmi les espèces botaniques

Ces infinies variétés de la sagesse dont on ne sait

S'il faut les récolter au mois de tammouz ou à celui d'aïloûl car ils emploient le calendrier syriaque pour la couleur des idées la graine du raisonnement

Et tous ceux-ci dit l'hôte d'un geste englobant comme les étoiles les yeux ouverts de vingt et un visages

Tu ne peux les nier fils de roi sans me désobliger qui suis leur père

Et prépare leurs esprits à des royaumes inconnus de géographes

Leur ayant donné ces épouses afin qu'ils procréent

Et soient entre l'avenir et moi les marches de ce qui doit naître

 

Alors Boabdil à son tour prend la parole et dit :

 

Ô maître du domaine Allah te bénisse et les tiens

Mais ne sais-tu point Grenade à la merci des Chrétiens

Que parles-tu de l'avenir qui t'en crois sur le seuil

Dans tes fils et leurs fils vainement qui mets ton orgueil

Quand ta race attend à genoux le sabre du bourreau

Tu n'as nul besoin d'avoir des soucis successoraux

Ni de préciser quel esclave sera moudabbar

Nos vains testaments font hausser l'épaule aux Rois barbares

Périssent avec nous le sens et le sang de la Loi

Prêt d'être abattu le figuier sous ses propres fruits ploie

Et dérisoirement crie au bûcheron sa fatigue

Le priant d'alléger son faix et de manger ses figues

Ainsi disant encore intercis des pieds et des mains

Allah akbar tu fais des projets pour le lendemain

 

Or leur repas achevé ceux qui doivent se lever avant la fin de la nuit ayant obligation de prière antérieure à l'aube et qui ne peut se rattraper dans le temps interdit entre l'homme et Dieu tandis

Que s'élève au-dessus de l'horizon le soleil au moins jusqu'à la hauteur d'une lance

Et quand les lumières seront jaunes

Ce ne sera pas trop de tout le jour aux labours du printemps

Prennent congé des autres qui n'ont calendrier pour leur travail imaginaire incomparable à celui des champs parce qu'il se poursuit dans le rêve et n'a cesse dans le repos les jeux ni l'amour Ceux qui demeurent

Les torches maintenant sans utilité quand la lune à toute chose impose un habit de craie

Vont donner à leur discussion nocturne le thème ouvert par le dernier calandar comme un livre fortuitement trouvé dans les ruines

L'AVENIR QUI EST

Dit un homme jusqu'ici dans l'ombre assis un jeune garçon derrière lui prompt à le servir et Boabdil à mi-voix demandant quel est ce faïlassouf le maître lui répondra qu'il ne s'agit point d'un philosophe mais d'un chanteur des rues nommé Ibn-Amir an-Nadjdî preuve de ne le point connaître que son hôte est un étranger à Grenade

UNE IDÉE NEUVE EN ANDALOUSIE

IV  DÉBAT DE L'AVENIR

Il n'y a d'avenir a dit l'un que de Dieu

Il n'y a d'avenir un autre que de l'homme

 

Et c'est au premier que toute chose à faire étant de commandement

Toute marche d'autorité le temps même

Rien n'arrive que d'où l'ordre a source

Les Rois ne sont que la tuile par où l'eau de Dieu coule

C'est lui qui la brise alors même que par des mains indignes

L'assassin de surprise ou la rébellion populaire

Il n'y a que de Dieu voie ouverte à ce qui vient

La bouche en son nom qui parle ou frappe le bras

N'a point délégation de pouvoir et comme le pouvoir

D'élection par le peuple assemblé qui n'exprime volonté que de Dieu

Est de Dieu dans l'imâm choisi

L'avenir est de Dieu l'avenir est Dieu

 

Ô hérétique il sort de toi dit l'autre une odeur khâridjite

Dieu n'est ni le passé ni l'avenir il est simplement

L'avenir est de l'homme il est ce que l'homme empiète

Son extension qui n'a point de fin le contraire de la mort

La perfection de l'homme jamais parfaite

Et que tombe la fleur d'une année une autre fleur vient pour la saison nouvelle

Mais non point qui répète la fleur antérieure

Ayant appris d'elle

Et la dépassant par ses couleurs sa force et son parfum

 

Comment oses-tu traiter autrui de schismatique

Toi dont l'oreille passe le bonnet des mots

Ô mou'tazilite à qui Dieu n'est qu'abstraction lointaine

Emasculé de ses attributs dépossédé du royaume du Mal

Si tu réclames pour l'homme seul le pouvoir du crime

Si tu dépouilles Dieu de le vouloir

C'est pour prétendre mieux des choses révélées

Faire ta chose et dénier mystère à la Parole incréée

 

Et Boabdil écoute difficilement dont le cœur

Bat de savoir oui ou non si le Mal

Est de Dieu voulu tournant ses yeux de l'un vers l'autre

 

Mais voilà qu'un tiers bondit entre les interlocuteurs comme un couteau

Et ses cris déchirent la trame

Il frappe dans ses mains couvre ce qui se dit d'une voix aiguë

Clamant L'avenir de l'homme est l'oiseau l'avenir de l'homme est l'oiseau

 

Alors tous à la fois agitent leur langue et leurs manches

C'est une forêt de mots où s'entrecroisent les branches

Et le jacassement philosophique des ramiers

Ô quel désordre il y a dans la maison de l'Islâm

Se peut-il au brasier préférer l'une à l'autre flamme

Qui d'eux va se précipiter dans le feu le premier

 

Et celui-ci de la Sounna qui se réclame

Au nom de la loi des Oméiyades

Qui devant lui la contredit se voit de chiisme accusé

Et celui-là prétend ranimer la foi par le blasphème

Et danse dans la mosquée à l'al-Baiyazin

Pour lui l'avenir est dans la mort qu'il hâte En quête d'un bourreau

Il proclame à tous son sang licite et licite la persécution

L'avenir est sa vocation de victime à la plus haute gloire de Dieu

Justement quand la maison d'Islâm est de toute part menacée

Et lui chez les musulmans veut secouer l'indolence

Afin qu'ils lui coupent pieds et mains ne faut-il

Qu'ils aient indignation de ce qu'il dit de Dieu

Impatience impatience du martyre et même ici

Sur cette aire de lune et parmi la sagesse des cheikh

Il tape du pied parce que le temps de la douleur tarde

Et qu'il l'attend comme une fiancée il tourne sur lui-même

Avec des paroles à justifier le sacrificateur

Avec la provocation de l'impiété

Pour faire de leurs gonds sortir les portes

La carpe du bassin jaillir

La cruauté de l'homme

BLASPHÈME POUR ÊTRE MIS À MORT

Il faut être roi qu'on vous crucifie entre un porc et un chien

On nous tue à bien moindres frais qui n'avons pas droit au détail

Avec ou sans raffinement du sabre berbère ou chrétien

Crois-tu qu'on souffre à mourir moins quand c'est de la mort du bétail

Le sang farde pareillement à tous la bouche de la plaie

Et ne comptez pas sur moi pour pleurer les princes comme un saule

Ni leurs mains ni leurs pieds percés ni qu'ils aient perdu leurs palais

Car le fouet déchire aussi bien mon épaule que leur épaule

Or même si pour moi périr ne vient pas de main de bourreau

Si ma fin n'est pas sur les murs à mon tour d'être mis en pièces

Si je ne dois agoniser comme au grand jour fait le taureau

Si ce que tranche enfin ma vie est le couteau de la vieillesse

N'est-ce pas pour moi même écume et même cœur désespéré

Et même colère de Dieu et même fureur du blasphème

 

Qui m'a donné ce Créateur qui voue à la mort ce qu'il crée

Et me séparant de mon sang m'anéantit dans ce que j'aime

N'y a-t-il pas pour Dieu des mots qui soient de l'homme dent pour dent

Où puis-je y porter le poignard qu'à la fin je l'entende geindre

Est-ce assez l'arracher de moi et le jeter comme un chiendent

Où sa faiblesse saigne-t-elle où son ventre peut-il s'atteindre

Est-il un homme celui-là qui s'agenouille et qui craint Dieu

Je veux porter au Dieu du ciel un coup qui n'ait point cicatrice

Je veux trouver pour sa blessure à la fois le temps et le lieu

Et que la douleur qu'il en ait pas plus que le trou n'en guérisse

Lui qui prétend ne point périr qu'il souffre ce mal infini

Que l'homme éprouve par sa faute et par sa volonté perverse

Puni dans sa Toute-Puissance et son éternité puni

Comme la moisson par l'averse

Comme la terre par la herse

 

La nuit se fait soudain pleine de criquets comme au brûlant midi du scandale

La peur et la colère ont pris les jongleurs de pensée à contrepied comme ils avaient dans le ciel lancé tout le chapelet de leurs balles

Ou leur sandale délacée

Qu'avait-on le besoin de ce forcené dans une dispute sublime

Et si le bruit qui sort de lui comme ronfle un frelon

Venait aux oreilles royales

Ne vaut-il pas mieux l'immoler sur place et porter

Sa tête coupée à la Porte d'Elvire où déjà

La lune plusieurs fois s'est vue aux lames des couteaux

Mais est-ce bien Dieu qu'il défend ou ce soûfi lui faisant perdre sa gageure

Le maître de maison quand il s'avance au cœur de la menace et de l'injure

Soit qu'il craigne la félonie ou cette soif inextinguible d'agonie

Rapide avant que le sang ne sourde criant Dieu est dans celui qui le nie

DIEU EST DANS CELUI QUI LE NIE

Celui qui parle contre Dieu c'est qu'il tient dans ses bras son Dieu

Et c'est l'excès de son amour qui noircit sa bouche et son âme

Dieu ne s'irrite point des mots va parle parle de ton mieux

Un homme qui ne l'aime point crois-tu donc qu'il batte sa femme

J'ai pouvoir d'enlever ta peau comme un drap qu'on ôte du lit

Mettre à nu ce dedans de toi où la douleur est prisonnière

Qu'elle se lève en chaque point de ton corps et de ta folie

Comme une jument qui se cabre à peine on touche sa crinière

As-tu vu tes muscles saillir dans l'impudeur de l'écorché

L'horrible couleur de ton sang comme une lèvre qui se sèche

Et tes rêves dans le grand jour comme au grand jour sont tes péchés

Et la main qui plonge dans toi prendre ton cœur à la pêche

Je pourrais bien t'écarteler pour le plaisir du bruit des os

Je pourrais enfoncer mes doigts dans les caves de ta poitrine

Découper fort patiemment ta souffrance avec des ciseaux

Rouler la laine de tes nerfs sur mes doigts en fait de bobine

Mais Dieu me dit Laisse-le donc plus il nie et plus se débat

Et plus à sa confusion j'existe dans ma créature

Et plus le blasphème est affreux plus l'insulte est en termes bas

Je tire d'elle ma substance et de sa fureur ma nature

Veux-tu que je t'aide à trouver des mots sales et monstrueux

Pour les mettre au pied des autels que de l'ordure Dieu se grise

Et plus tu te montres abject plus écœurant et plus boueux

Plus haut va s'élever de toi celui qui te prend pour église

Tu ne peux rien rien contre Dieu de ta colère qui jouit

Il est une flamme soufflée aussitôt qui reprend sa place

Il est l'enfer étant le ciel il est la lumière inouïe

Et si tu la brises du poing c'est ton image dans la glace

Qui porte cette étoile noire entre les yeux en plein milieu

C'est toi qui souffles comme un bœuf

C'est toi qui souffres comme un veuf

C'est toi qui sens au fond de l'être une insuffisance de Dieu

Et comme l'oiseau sort de l'œuf de Dieu nié naît un Dieu neuf

Tu n'y peux rien tu n'es qu'un homme et quels que soient tes reniements

Ton vice obscur ta bouche impure et cette fureur de la bête

Quand tu maudis ce n'est que toi qui en pâtis toi seulement

Qu'étouffe Dieu de son nom seul dans ton gosier

comme une arête

 

Et toi Medjnoûn puisque ceux-ci qui tournaient les yeux vers demain

Il a suffi de ce soûfi pour en égarer les discours

Ramène vers le ciel futur ces taureaux sortis du chemin

Chante un zadjal de l'avenir et montre à l'homme où l'homme court

 

Alors Ibn-Amir a chanté

ZADJAL DE L'AVENIR

Comme à l'homme est propre le rêve

Il sait mourir pour que s'achève

Son rêve à lui par d'autres mains

Son cantique sur d'autres lèvres

Sa course sur d'autres chemins

Dans d'autres bras son amour même

Que d'autres cueillent ce qu'il sème

Seul il vit pour le lendemain

 

S'oublier est son savoir-faire

L'homme est celui qui se préfère

Un autre pour boire son vin

L'homme est l'âme toujours offerte

Celui qui soi-même se vainc

Qui donne le sang de ses veines

Sans rien demander pour sa peine

Et s'en va nu comme il s'en vint

 

Il est celui qui se dépense

Et se dépasse comme il pense

Impatient du ciel atteint

Se brûlant au feu qu'il enfante

Comme la nuit pour le matin

Insensible même à sa perte

Joyeux pour une porte ouverte

Sur l'abîme de son destin

 

Dans la mine ou dans la mâture

L'homme ne rêve qu'au futur

Joueur d'échecs dont la partie

Perdus ses chevaux et ses tours

Et tout espoir anéanti

Pour d'autres rois sur d'autres cases

Pour d'autres pions sur d'autres bases

Va se poursuivre lui parti

 

L'homme excepté rien qui respire

Ne s'est inventé l'avenir

Rien même Dieu pour qui le temps

N'est point mesure à l'éternel

Et ne peut devenir étant

L'immuabilité divine

L'homme est un arbre qui domine

Son ombre et qui voit en avant

 

L'avenir est une campagne

Contre la mort Ce que je gagne

Sur le malheur C'est le terrain

Que la pensée humaine rogne

Pied à pied comme un flot marin

Toujours qui revient où naguère

Son écume a poussé sa guerre

Et la force du dernier grain

 

L'avenir c'est ce qui dépasse

La main tendue et c'est l'espace

Au-delà du chemin battu

C'est l'homme vainqueur par l'espèce

Abattant sa propre statue

Debout sur ce qu'il imagine

Comme un chasseur de sauvagines

Dénombrant les oiseaux qu'il tue

 

À lui j'emprunte mon ivresse

Il est ma coupe et ma maîtresse

Il est mon inverse Chaldée

Le mystère que je détrousse

Comme une lèvre défardée

Il est l'œil ouvert dans la tête

Mes entrailles et ma conquête

Le genou sur Dieu de l'idée

 

Tombez ô lois aux pauvres faites

Voici des fruits pour d'autres fêtes

Où je me sois mon propre feu

Voici des chiffres et des fèves

Nous changeons la règle du jeu

Pour demain fou que meure hier

Le calcul prime la prière

Et gagne l'homme ce qu'il veut

 

L'avenir de l'homme est la femme

Elle est la couleur de son âme

Elle est sa rumeur et son bruit

Et sans elle il n'est qu'un blasphème

Il n'est qu'un noyau sans le fruit

Sa bouche souffle un vent sauvage

Sa vie appartient aux ravages

Et sa propre main le détruit

 

Je vous dis que l'homme est né pour

La femme et né pour l'amour

Tout du monde ancien va changer

D'abord la vie et puis la mort

Et toutes choses partagées

Le pain blanc les baisers qui saignent

On verra le couple et son règne

Neiger comme les orangers

 

L'enfant Zaïd lui reprend son luth Ibn-Amir

Tourne vers la nuit son visage et

La ruche a repris le bourdon car nul ne songeait

Donner pour leçon cette vulgarité de la pensée aux gens de science qui certitude

Cherchent dans la perfection du langage

Les uns n'ayant en tête que de concilier Aristote et le Coran

Les autres pour qui l'avenir apparaît comme un dictionnaire où toute chose est enfin nommée

Et ce n'est point pour un zadjal par le dit d'un chanteur des rues

Que va s'orienter la discussion des hommes de sagesse à l'heure des confrontations de violence

C'est alors que la parole est prise comme une fille par un grammairien

Qui longuement la besogne d'un plaisir d'évidence

Il dit que nous parlons le langage du Prophète et pour cela

Nous nous passons de donner à notre verbe flexion future ainsi

Que dans leur égarement font les Roûm

Et d'ailleurs quel sens y a-t-il à ce temps qui n'est que de la bouche

Qui ne dit au mieux que le possible ou le nécessaire ou c'est encore un tour de politesse ou d'invention désir ou souhait

Car même l'infidèle a peur du futur de réalité comme d'une effraction du Royaume de Dieu

Après tout qu'est ce mode verbal sinon la conjecture une autre sorte de présent

Plus vague et toujours inaccompli

Une expression de l'immanence des choses rien de plus

Et nous sommes loin de cette innovation de l'avenir

Qui langage suppose étranger au Coran

V

Ô tumulte alors de tous ceux pour qui les choses sont dans le langage

Et l'Emir caché se croit dans un labyrinthe de babils

Il est pris dans les miroirs comme un voleur qui s'est introduit dans la maison d'un physicien

Se retournant qui prend peur de son propre corps déformé

Mais c'est pire de la pensée où tu ne te reconnais plus entre les reflets proposés de toi-même et du monde

Dans les clameurs des mou'tazilites des hanbalites des acharites des autorités brandies

Mais de tout ceci pour le prince nocturne une seule question s'élève qui est de savoir

Si le mal vient de Dieu comme toute chose créée

Si Dieu veut le mal alors que puis-je penser de l'avenir

Boabdil se perd dans le brouillard des terminologies

Comme un oiseau migrateur qui s'est trompé de saison

Et point n'a le temps de s'accoutumer aux mœurs des régions traversées

Il ne suit plus l'érudition des falâssifa moins peut-être qu'en raison de la difficulté des paroles

En raison de la pluralité des sources invoquées

Et le vocabulaire échappe à ce roi dont le bonheur toujours tint aux biens tangibles

Lui qui n'eut jamais à substituer des mots à leur possession

Mis devant cette science à qui connaissance est uniquement du langage

Et maniement de la parole

Mais cet édifice de l'esprit qui ressemble aux architectures écrites de l'Alhambra

N'en a-t-il pourtant habitude ainsi que d'un mihrâb à son pouvoir

À cette heure pourtant conscience lui vient vague et tremblante

De la fausseté du verbe et de la présence en dehors de lui des choses sans nom

Ce n'était d'abord qu'un halo semblable à l'erreur à la limite des champs baignés de lune

Ce n'était d'abord qu'un écho peut-être aux secrets profonds de l'âme

Le mal en moi qui bat en moi

Ainsi le témoignage des yeux écrasés par la paume

Ou ces bruits d'irréalité qui peuplent parfois le silence

Il n'y a point vraisemblance que la nuit emprunte ses couleurs à la vie avant l'aube il n'y a point

Vraisemblance à ce piétinement qui grandit dans le sommeil démesuré de la campagne

Cela vient-il de l'horizon cela vient-il du tumulte des pensées

Boabdil n'entend plus que ceci qu'il ne nomme point comme

On ne nomme en soi ce mal féroce emplissant la poitrine

Il n'entend plus que cette démence en lui sans savoir que c'est l'Andalomie

Il a perdu toute curiosité d'autre chose que d'une imperturbable douleur

Oh je te reconnais je te comprends souverain qui souffre

À cet instant où tu n'es plus qu'un homme de palpitations

Celui qui n'a point senti son cœur comme une bête séparée

Celui qui n'a point entendu l'impitoyable galop intérieur de ce gibier fuyant la chasse

Poursuivi poursuivi par des chiens hors d'haleine et la langue pend dans leur souffle

Celui qui ne s'est point empli du mal montant comme une jarre

Celui qui ne connaît point la peur de ses artères

Comment avec moi partagerait-il l'angoisse obscure de ce roi

Absent de ce qui l'entoure absent de ce qui se dit absent de soi N'étant plus qu'une oreille au seuil de son effroi

Ah vous pouvez parler parler philosophes

Vous n'avez pas encore trouvé le nom de ce qui n'est justiciable que

Du cri de la chair Du cri qui s'étrangle Avant de se former qui se renonce

Inutile ainsi qu'un phare tournant dans un pays d'aveugles

 

Vous pouvez mesurer mon sang médecins mais ce que j'éprouve

Échappe à votre savoir comme l'eau d'un verre déjà plein

Il n'y aura jamais langage à ce qui m'emplit jusqu'à l'épaule

À cette crue en moi d'une mort qui me mord

On ne peut même pas lui demander pitié

Que t'ai-je fait que tu me sois ainsi féroce enveloppe de mon âme

Que t'ai-je fait que tu me sois ainsi déchirement

La clameur reflue à la gorge elle a ses pouces sur mon cœur

Cela déborde dans les bras le marteau me frappe à grands coups

Je ne sais plus ce que je suis ni ce que c'est qui me possède

Cela ne cédera jamais il ne se peut que cela cède

Qui halète en moi qui m'atteint l'être avant la cruauté du matin

 

C'est un piétinement immense des chemins une course

Qui ne s'en peut tenir aux pistes tracées

Cela vient obstinément du fond du paysage et va verser dans les broussailles

Peu à peu cela prend un pas d'invasion le ciel profilé de fantômes

L'ombre grince partout de gens et de charrettes

On entend le fouet sur la peau dans l'apeurement des troupeaux

De toutes parts on voit brûler des soleils fous au ras de terre

 

Des bergers vinrent dire qu'il arrivait des convois partout de l'horizon et que les premiers fugitifs à la halte des ânes

Contaient que les Chrétiens depuis le soir sciaient les arbres des vergers abattant le palmier qui tombe avec une odeur humaine

Et tarissant l'huile à l'olive et le cerisier dans sa fleur

Pas un seul grenadier ne reste dans la plaine de Grenade il n'y reste pas un bigaradier pas une orange amère au milieu des champs éventrés dans la dispersion des semences

L'incendie est aux quatre coins la terre jetée aux soldats demi-nus portant la torche et le viol

Les villages fuient les pacages dévastés l'attente inutile des moissons les granges veuves

C'est la fin du monde elle a choisi pour venir cette nuit et non pas une autre

Et ce Fou qui prédisait le couple lui offrant royaume de la terre

Quand l'homme commence à mourir par le blé le maïs et les pommiers

 

À quelle distance de nous sont-ils les porteurs d'épouvante

De quel côté la menace et pour combien de temps jusqu'à nous

Le reflux des eaux musulmanes bat déjà la colline

Colonnes pâles du malheur fuites soudaines comme le grain d'un immense silo troué des œuvres basses

Je ne sais quel est le pire des pleurs ou des silences

Ils s'arrêtent pour repartir à peine la halte que reprend la peur

Que va-t-on faire d'eux dans Grenade qui déjà s'engorge et d'où tirer les aliments la plaine et la montagne à sac

On ne sait si l'ennemi là-bas les suit les talonne

Ils entraînent à leur passage un peuple abandonnant les fermes les villages

Le flot grossit dans la ténèbre réveillée

Ici déjà des chars des amoncellements la course des enfants et des femmes

Tout ce qu'on prend un peu plus loin pour l'abandonner les pauvres objets de toute une vie

Les bêtes qu'on veut devant soi chasser qui s'échappent avec leurs cris rauques

Les chevaux d'abord les chevaux quel est ce bond d'où vient que l'un d'eux a rompu l'étrave

Soudain le fils à son père a crié se jetant vers le cabrement deviné que le talon d'un cavalier subit tourne de sa force royale vers la ville

Le fils à son père a crié Le furet Père le furet

Tandis que le coursier dans la main qui l'a pris à la crinière et les jambes de domination

Hennit humilié mais cède à l'homme à travers

Les cris de la foule une carriole bousculée un jeune paysan

À terre qui gémit doucement les mains sur son ventre

 

Et les sabots s'envolent vers le destin du Roi

VI  L'AUBE

Quand le soleil comme un chien jaune a mis sa longue langue rêche

Sur le front blême et la sueur et le sommeil des fugitifs

Ils ont pu voir que tout ceci n'était pas un songe furtif

Leur maison brûle bel et bien l'arbre est coupé la sève y sèche

 

La terre ouverte en sa grossesse et même au cimetière l'if

N'est point de la hache épargné ni ne demeurera sans brèche

La grange où le travail passé somnolait comme enfant en crèche

Tout-Puissant pourquoi cette plaie et de quoi sommes-nous fautifs

 

Car l'incendie était de VOUS dont l'impie alluma la mèche

Votre aiguillon nous a parqués aux pentes du Généralife

Et c'est Votre Ange assis sur nous qui nous laboure de sa griffe

Dans notre misère d'ortie au milieu des jacinthes fraîches

 

Le peuple est debout sur les murs Laissez-nous entrer morts ou vifs

Nous avons nourri vos petits par la charrue et par la bêche

Grenade a senti sur ses pieds mourir leurs douleurs qui les lèchent

Mais craint en ouvrant aux noyés la mer avec eux dans l'esquif

 

La même bouche à l'aube unit le mal au bien dans un seul prêche

Et c'est ce Dieu qui voulut je ne sais par quel obscur motif

Jusqu'à mourir frapper les innocents les pauvres les chétifs

Qui de nous peut qui peut au poignet le saisir lançant sa flèche