I

 

LE MALHEUR DIT

Il faut pourtant que cela chante

Je ne puis pas n'être qu'un cri

Cette chose en moi violente

Y cherche une faille une fente

Où passe la mutinerie

 

Cela me mord à même l'âme

Et me terrasse le sanglot

Cela me brûle sans la flamme

Cela me faut à chaque pâme

Ce mal ne trouve pas de mots

 

À peine si le cœur fait plainte

Si le rang se permet le bruit

Comme un étranglement de crainte

Comme une cendre mal éteinte

Un bois qui travaille la nuit

 

Comment voulez-vous que je vive

Par les vents en vain traversé

Les ruisseaux parlent à leurs rives

Il est permis que les captives

Pleurent du moins le ciel passé

 

Je sens monter à mon visage

Une pourpre de l'incendie

Je suis assiégé d'images

Qui quêtent musique et langage

Et la splendeur du malheur dit

 

Donnez-moi la bouche des branches

Le sexe sombre des roseaux

Et le narcisse et la pervenche

Le tonnerre de l'avalanche

Et la gorge d'ombre des eaux

 

Donnez-moi le chant des fontaines

Murcie où sont les soirs si doux

Majorque et les îles lointaines

Avec leurs barques incertaines

Les barrages devers Cordoue

 

Le pré d'argent près de Séville

L'armoise autour d'Alméria

Et les monts comme un jeu de quilles

Sur les collines de jonquilles

Où Grenade s'agenouilla

 

Ce pays de mille couronnes

Où le marbre est peint du Coran

La terre à l'homme s'abandonne

Et fait lever des anémones

Sur les pas bleus des conquérants

 

Un monde à mourir se décide

Les paons dans la cour aux lions

Courent criant comme au suicide

La fin du Royaume nasride

Et leur fausse rébellion

 

J'entends pleurer au fond des salles

Quelque part une bête rue

Sur une dalle une sandale

Dans les montagnes les cigales

Et le silence dans la rue

 

Quel sens précis cela a-t-il

Pourquoi suis-je dans ce palais

Ouvert aux vents froids de l'exil

À l'heure où le Roi Boabdil

Demande un cheval aux valets

 

Ainsi les rois prennent la mer

Et tienne qui veut leur pari

Drapeaux nouveaux neuves chimères

Il n'est spectacle plus amer

Que de voir mourir sa patrie

 

L'histoire ici que je raconte

Est la mienne mais autrement

Et cependant au bout du compte

C'est même amour et même honte

Que le secret de ce roman

 

Je suis toujours cette morsure

Le décor ou même ou changé

Rien sinon sa douleur n'est sûr

Si vous répugne ma blessure

C'est cette blessure que j'ai

 

Je parle écho comme un miroir

Et mes paroles déguisées

Celui soudain qui croit s'y voir

Se perd au fond d'un jardin noir

Où ne sont que tombes brisées

 

Il n'y a pourtant de romance

Qui ne soit à midi minuit

Et ce qui paraît la démence

Palmyre Grenade ou Numance

À sa raison qui me conduit

 

Écoutez pleurer en vous-mêmes

Les histoires du temps passé

Le grain terrible qu'elles sèment

Mûrit de poème en poème

Les révoltes recommencées

II

À l'heure où le Roi Boabdil... déjà les mots arabes tombent de ma bouche comme larmes, déjà Moursiya m'est Murcie, et déjà l'héritage en d'autres mains passé... mon Dieu, rien n'est mon bien, même le rêve, et les vergers d'un peuple à nouveau vont fleurir, un autre y cueillera l'orange et la cerise...

Qu'il est difficile à l'homme d'être juste au-delà de sa chair ! Demandez au Maure, devant la dépossession de son domaine, de partager les douleurs de l'avenir, de se reconnaître en ceux qui l'ont chassé, d'entendre battre à son tour le cœur espagnol ; cette terre pourtant ne va pas cesser d'être scène de tragédie, et qu'elle ait d'autres dieux ne change rien de son printemps. À l'heure où Boabdil, entre le mal et le bien, désespère à jamais de se reconnaître, identifiant sa défaite et celle de la morale musulmane, qui de ces gens désarmés dans leur croyance peut se représenter les siècles à venir, les souffrances nouvelles, et l'enfer des vainqueurs d'aujourd'hui ? Et si Dieu l'a voulu, qu'ici borne à l'Islâm soit mise désormais, il va vouloir aussi les douleurs de ceux-là qui viennent planter cette borne. Un peuple suit un peuple, et retrouve après lui la place où couleront à nouveau les pleurs... comme les Moslimîn suivirent sur ce sol les Agemiès qui disaient Arromana pour Grenade.

À l'heure où Boabdil épouvanté de cette nuit qui vint battre les murs de sa demeure, et du sang répandu, de la mort qui n'a point frappé que les Juifs, mais aussi ses hommes de la cour, les favoris de son règne... à l'heure où Boabdil qui ne croit plus en rien, ne croit plus en son peuple, ou tout au moins en lui ne voit plus que le reproche égorgeur approchant de son lit... à l'heure où Boabdil est pris du vertige de la défaite, et ne cherche que d'assurer sa fuite, et celle des siens, ce qui reste et s'emporte d'une splendeur brisée... il n'y a dans Grenade que la stupeur qui suit la violence, et ceux-là mêmes que le désespoir en fauves féroces changeait, soudain, les yeux dessillés avec le jour, se sont retrouvés dans le désemparement d'eux-mêmes. Ils ont cherché des yeux ces chefs inconnus, aux lueurs des torches surgis, qu'ils avaient suivis pour le massacre, et qu'est-il advenu d'eux ? où se sont-ils évanouis ?

Rien à présent n'unit plus la souffrance à la souffrance, ni ce Dieu qui trahit, ni ce Roi qui parlait en son nom. Nul principe, nulle foi, nulle communauté d'intérêts reconnue... à l'heure où Boabdil va faire dire aux Rois de Castille et d'Aragon qu'il renonce à ce qui lui était laissé de survie, à ce délai de Grenade en ses mains, à soixante à peu près des quatre-vingt-dix jours consentis. Personne ne sait plus parler à la foule, et quel but lui donner, que lui dire de demain... Les gens d'ici se retrouvent dans le quotidien de leurs haines, des petites histoires de tous les jours, ils sont aveuglés de larmes, si bien que le fiel amèrement leur remonte, et les rivalités mesquines se font jour, la colère est à chaque pas détournée, à chaque pas, sortant de chez lui, le Grenadin se heurte au Grenadin, qui lui fit tort de quelque chose, il n'y a plus de temps à vider d'autres querelles que celle qui se présente au coin de la rue... Personne ici n'écoute ce chant trop tard surgi, que personne d'ailleurs ici ne chante...

III

Ceux qui portent les noms arabes sur les livres qu'ils ne regardent pas leur sang

Car ils ont été plantés dans ce jardin traversé de tant de peuples que nul ne peut dire sous la tente de qui sa mère a couché

Les voilà comme des graines dans la paume andalouse si bien

Mêlés que le Maure a les cheveux jaunes son frère a la nuit sur sa peau Qui peut dire

Où commence le Juif ou l'Espagnol et pas même à son Dieu tu ne peux le reconnaître

Combien de nous sont les mulets de deux croyances

Celui-ci qui tient de sa mère une croix est comme le vent d'Afrique

Et le Mozarabe à la belle ceinture qui danse dans la nef de son église avec la Vierge et le Christ chez les gens de Castille qu'en peut-il attendre un jour sinon

La dispersion de ses autels

Et le Berbère à l'aide appelé d'outre-mer a déjà le pied sur l'héritage si bien

Que ceux de la terre andalouse tombent à sa merci

Déchirés qu'ils sont de toujours en factions en dynasties

Comme si de Mahomet ne pouvait venir que schisme et confusion

Et qui te sauve te dévore avec la dent des faims nouvelles

Ô peuple n'entends-tu pas les tambours de Castille

C'est le dernier jour de trouver en toi ta force et ton feu

C'est le dernier jour de se donner la main

C'est le dernier jour de reprendre le grand drapeau blanc des Oméiyades

Le dernier jour de renoncer à l'insulte et de ne plus renverser le vin sur la table de ton frère

Le dernier jour d'oublier les querelles pour une châtaigne volée

Les malédictions pour une femme qui a pris son plaisir du voisin

Le dernier jour pour les enfants de la seconde épouse à chicaner la terre à la première semence

Le dernier jour pour l'orfèvre à haïr le charretier

Le dernier jour à cracher en passant devant le bâtard ou d'appeler étranger celui qui n'a pas l'accent de ta ville Le dernier jour du mépris de la méfiance et de la division

Crains qu'il ne soit plus temps d'ouvrir ta porte à l'affamé De donner au lépreux le baiser de préférence

Plus temps de coudre autre chose que ton linceul

De creuser que la fosse commune

Laisse là tes comptes de querelles ta mémoire de l'affront

Il faut changer la clameur dans ta bouche et les mots dans tes veines

Ne rappelle plus à ton ennemi de ce matin quel fut l'emploi de sa nuit

Ah je battrais volontiers celui qui ne peut oublier cette fois qu'il eut raison

Jette les cartes je te dis car tu ne peux gagner qu'à perdre

N'entends-tu pas hennir les chevaux castillans Souviens-toi seulement

D'Alhama prise des citadelles tombées

C'est le dernier jour comme un champ de blé

Le dernier jour comme une botte de chardons bien liée

Le dernier jour devant toi sans faille

Le dernier jour de courir comme un cri jusqu'au créneau de la muraille

Le dernier jour de Grenade sauvée

IV

Le Fou dort si c'est là dormir

Dans sa chambre de noms écrite

Il a la fièvre et le gémir

Depuis qu'il s'en fut chez l'Émir

Des blessures que vous lui fîtes

 

Le Fou rêve si c'est rêver

Ce sulfure de la souffrance

De toute chose déprivé

Et la couleur de sénevé

Dans son œil vidé d'apparences

 

Et le Fou voit si c'est là voir

Que voir le manque et voir l'absence

Hier qui n'a plus de mémoire

Aujourd'hui qui n'est que douloir

Et demain qui n'a plus de sens

 

Heureux celui qui premier meurt

Avant son peuple avant sa ville

Et que rien de lui ne demeure

S'éteigne à jamais sa rumeur

Sans avoir dit ainsi soit-il

 

Il attendait il attendait

Le miracle à l'heure dernière

Mais à son âme prisonnière

Mort inutilement tardait

Et les yeux sur lui qui régnèrent

 

J'ai beau croire amour plus à toi

Qu'à ce désert que mes mains touchent

Qu'à ce silence noir de mouches

À l'anneau tombé de ton doigt

Aux baisers perdus de ta bouche

 

J'ai beau croire amour à l'amour

À ta venue à ta présence

Tourner vers toi qu'il te devance

Ce cœur qu'aimer a fait si lourd

Déjà sur mon front la nuit danse

 

Mon regard se voile et s'éteint

Tout s'efface et se décolore

L'âme du corps s'aille déclore

En toi s'accomplit mon destin

Qu'une fois encore j'implore

 

Encore une fois sois le vin

Dont ma lèvre à la fin s'abreuve

Ô femme ô flamme toujours neuve

Dont jusqu'à la fin j'ai la faim

En qui je trouve ultime preuve

 

Si le monde n'a d'horizon

Qu'à créer pleurer et maudire

Malheur du zénith au nadir

Du moins vivre avait sa raison

Qui fut jusqu'au bout ton nom dire

Elsa

V

Où sont-ils ceux qui font honneur aux lances de Samhar

Droit dans son vêtement c'est un moine-guerrier qui parle

Le voile sombre est sur le courroux de sa face qui bat son haleine dans sa bouche

 

Il a suffi de mille et sept cents hommes à Tarik pour mettre le pied de Dieu sur l'Espagne

Et Roderic avec quatre-vingt-dix mille chevaux ne put les jeter à la mer

Dont le Berbère envoya la tête à Tanger que son roi s'en réjouît

Te souviens-tu du jour de Bedr où le fils eut droit de tuer son père qui ne s'était point incliné devant le Dieu sublime

Où fuir devant une troupe double fut interdit aux combattants et leurs coursiers étaient de couleur pie et ils leur mirent des signes distinctifs comme c'est l'usage des anges

Tout semblait ce matin-là perdu mais le mot de ralliement fut Ô Victorieux

Te souviens-tu de celui qui cracha marchant à l'ennemi les dattes de sa bouche pour arriver à Dieu sans provisions

 

Aurais-tu par hasard oublié qu'il fut dit que chaque parcelle de la poussière d'Andalousie a pour prix ce que tu ne peux conquérir par le jeûne et les prières

Et qu'il n'est plus haute dévotion que la guerre de Dieu

 

Ô couleur de l'Islâm sur ce pays peut-il y rien avoir de plus éclatant de plus beau que mon sang versé sur la terre andalouse

Si ce n'est l'écarlate qu'on tire comme un vin de l'infidèle avant que l'un des siens ne vous tue

Que je tombe de ma selle avec un poignet coupé j'ai l'autre encore pour me battre à pied

Chante jusqu'à la dernière liqueur de ton âme

Et le rire demeurera sur ta lèvre quand ta tête volera

Car tes yeux verront devant eux un paradis plus large que le regard

Ô Roi dernier de ceux qui donnèrent asile au Prophète

C'est ici la place frontière et tu te tiens au bout de l'Islâm

Avec devant toi le seul domaine de la mort

Que ta monture apprenne de tes genoux pressés qu'elle est le cheval de Dieu

 

C'était un moine-guerrier dont la voix avait l'enrouement du désert

Un Sanhâdjî fait de sable et de renoncement

Jetant dans l'Alhambra sa prémonition gutturale

Géant voilé de noir au seuil de la Cour des Lions

Inutilement beau désormais inutilement fort les éperons sonnant sur la colline cramoisie

Personne ne semblait entendre ses paroles

Ni les reines dont le pied blanc fait rougir les marbres

Ni les courtisans au seuil dans leur brouhaha d'écureuils et de noisettes

Ni les cavaliers zénètes peu pressés d'enfourcher leurs chevaux luisant d'étrille

Ni l'antilope qui circule entre les seigneurs et les esclaves

Mais la main ne peut la caresser qu'elle bondit de côté sur ses pattes de verre

Un moine-guerrier à ce dernier jour de Grenade

Au milieu de la splendeur au sanglot bleu des vasques

Quand il lève les yeux c'est pour voir les prières gravées

Dans la perfection de la pierre et des émaux

Qu'achève le mirhâb des montagnes enneigées

Mais s'il les baisse un moment sur ce va-et-vient de serviteurs et de bagages

Ce désordre d'un palais vidé pour le départ

Tout à coup malgré son encolure surhumaine

Ces bras qui ont porté comme un enfant léger la mort parmi les renégats et les Chrétiens

Ces longues jambes qui tant de fois ont mangé l'horizon

Le Targui gémit comme une bête forcée au milieu des chiens

Il cherche le Roi du regard le Roi qui va donner l'ordre peut-être

Et ce sera soudain le vol des sabres et des étendards

Je n'aurai pas à contempler de mes yeux la fin des temps nasrides

De mes yeux qui ne seront point fermés par la main des femmes

Ô bondissement

 

Mais Boabdil n'a souci de ce grand soudard désespéré

Ne sait-il pas de longue main qu'il n'est royaume qui ne passe

Et l'Oméiyade a perdu son palais voilà beau temps

Pas plus que lui ne règne ici l'Almoravide ou l'Almohade

Où êtes-vous Rois des Taïfa comme un manteau mis en pièces

Et toute la grandeur des fils de Nasr ne les aura point sauvés

Voici son tour à lui le dernier de tous

Le Prophète n'a-t-il pas dit La guerre est toujours la ruse

Cela s'applique à comment la finir

Il faut pourtant tenir exactement le compte des bijoux et des tapis que l'on emporte

Et ne pas se laisser distraire par la clameur stupide des guerriers africains

Déjà le mardj a pour toujours perdu son nom

C'est la Véga qui bruit d'armures d'instruments et d'étoffes

L'heure des Rois Catholiques va sonner aux Tours Vermeilles

L'ombre d'Abd ar-Rahman a fui le long des myrtes

Nous n'irons plus nous asseoir dans les vendanges avec les enfants et les femmes

Quelle confiance aurais-tu dans les Capitulations

Meurent les Juifs après tout Qui ne les échangerait contre trente mille pièces d'or

Et ce petit château d'Andrach au cœur de sa taa si bien situé pour la chasse

Où l'on peut se faire oublier en écoutant de la musique

 

Après tout Grenade est une ville couverte de mouches

Où les princes ont toujours eu maille à partir avec les factions

Les complots le brigandage et la querelle des philosophies

Il suffit à l'homme d'un verre pour boire

Et d'un lit pour y forniquer

Compagnon d'au-delà du Rif qui portes la nuit sur ta figure

Pourquoi restes-tu là planté comme un reproche et qu'attends-tu

Plus muet qu'est au bout d'un mot le ta marbouta

Morabitoun ô survivant incompréhensible d'un peuple que les miens méprisent

Qui n'entreras pas au paradis

Mercenaire démesuré dans ton physique et dans tes sentiments

Toi pillard pour l'effroi des filles dans les villes incendiées

Coupeur de palmiers qu'attends-tu de l'avenir et des polythéistes

Arrache cette noirceur et renonce au Dieu qui t'abandonne

Ou tu seras vendu sur les marchés comme une bête

À quelque paysan dont la noria ne tourne plus

N'es-tu pas las d'éclabousser le ciel de ton sabre de sel

N'es-tu pas las de tuer au nom de ton Dieu

Jusqu'au petit garçon que ta main sous la robe a jugé d'âge à déjà jouir

Moine c'est ton Roi qui te parle Apprends de lui

Que de Rome ou d'Islâm il n'y a point de Dieu

Et c'est folie à l'être de chair que le sacrifice

Car ce qui donne sens à la vie au bout du compte

La morale de tout ceci que nous fûmes

Réside ô soldat sans émir ascète de ce qui n'existe point

Méhariste sans chameau maquereau de ta femme

Dans la prostitution de ton âme et la débauche de ton corps

VI

Qu'importe le détail de ces jours où les Rois viennent prendre place de l'Emir ? N'était qu'en sont presque tous les récits mensonges, afin d'établir la légende où Boabdil devant le couple royal s'humilie, de fonder le récit par quoi le Maure vint pleurer au lieu depuis appelé du Soupir, et de ce que sa mère lui dit à sa honte, dont on ne sait qui l'entendit, pour le répéter aux historiens : et il est au moins fort douteux que la Reine Aïcha trouva l'occasion bonne à des mots lapidaires. Sans doute s'appuiera-t-on plus tard sur le préambule au « Journal de Christophe Colomb », où il s'adresse aux Rois Catholiques, six mois plus tard quand la Santa Maria, que l'équipage appelle Marigalante, prend le large, et qui dit, le mardi 2 janvier de cette année 1492, avoir vu les bannières d'Espagne sur les tours de l'Alhambra, tandis que le Roi des Maures, sortant de sa capitale venait baiser la main de vos Altesses et du prince, mon maître... Mais outre que ce préambule contient sur d'autres sujets d'éclatantes confusions de dates (sans doute volontaires), il est à remarquer que Colomb dit bien avoir vu flotter les bannières sur les tours, mais non point la scène du baisemain... Et témoignage plus précis nous vient de Jean Molinet, qui n'avait qu'un œil blessé, et décrit très exactement le calendrier de ces journées, nulle part ne parlant de l'hommage de Boabdil à ses vainqueurs, auquel il eût été certainement convié, et qu'il eût relaté s'il y eût assisté : il ressort de la comparaison de son récit et des manuscrits arabes, que c'est le 2 du mois de Rabi Premier, c'est-à-dire le 30 décembre 1491, que Monseigneur Gustarius de Cardennes avec six cents chevaux et quatre mille piétons rencontra hors de la ville, en réponse à la prière de Mohammed XI, au Palais de los Auxoras, les notables grenadins qui le menèrent à la Grande Mosquée, dont il prit possession et saisine au nom du roy d'Espaigne, et sans que l'Émir fût là, après quoi le commandant des troupes espagnoles fit élever le signe de la croix sur la plus haulte maistresse tour de la ville et chanter Te Deum. Mais à toutes ces cérémonies ne participaient ni Boabdil... ni Ferdinand et Isabelle qui s'agenouillent dans leur camp quand sont élevées les bannières... et s'occupent ensuite d'y accueillir et vêtir sept cents personnes, hommes et femmes, libérés des prisons de la ville, et font avec eux procession à l'église de Santa-Fé. Ce n'est que le jeudi 4 janvier, c'est-à-dire le 3 de Rabi que Monseigneur de Cardennes remet les clefs des forteresses, tours, châteaux et portes de la ville à Monseigneur Everus de Mendoça... châtelain de la maison royale, et l'on voit donc que ce n'est pas Boabdil qui les apporte aux Rois Catholiques... Il n'y a depuis longtemps plus d'Émir à Grenade, et les siens, et ses courtisans, leurs biens, ont depuis des journées pris la route des montagnes, quand le samedi suivant, c'est-à-dire le 6 janvier, le lundi 8 seulement d'après d'autres, les Souverains de Castille et d'Aragon, leur fils Don Juan, les cardinaux et archevêques, les chefs de l'armée catholique, les représentants des puissances étrangères entrent avec dix mille chevaux et cinquante mille piétons dans la dernière place frontière de l'Islâm. Jean Molinet ne mentionnera pas le Roy Mourus, comme il écrit, au cours de ces journées... et qu'aurait-il eu besoin de donner alors à ses vainqueurs couronnés les clefs de l'Alhambra où, depuis près d'une semaine, il y avait garnison d'Espagne, dont les soldats assuraient en ville la sécurité, déblayant les rues des meubles éventrés, de la vaisselle et de la verrerie brisées, enterrant les cadavres abandonnés, jetant de la chaux sur les pestiférés morts ou vifs...

Mais je quitte ici ces Rois, les Chrétiens comme le Maure, et, laissant celui-ci dans son Château d'Andrach ou Andarax à sa cruelle destinée, à la trahison du hâdjib deux ans plus tard qui va le mettre en face d'un marché conclu, terres et château rachetés par Ferdinand contre de l'or, si bien que l'Émir n'aura plus qu'à passer au Maroc pour y mourir en combat quarante ans après contre une expédition d'Espagnols... laissant Boabdil aux chanteurs qui en font romances à la gloire du Christ, à la honte des Musulmans, je m'en reviens à ce jour où Monseigneur de Cardennes, grand maître de l'ordre de Saint-Jacques en Léon, fait trois fois lever la bannière de cet ordre sur la plus haute tour, où un hérault d'armes vient crier : Santiago, Santiago ! Castilla, Castilla, Castilla ! Granada, Granada, Granada ! Por los muy altos y muy poderosos señores don Fernando y doña Isabella, rey et reyna de Spaña, que han ganado esta ciudad de Granada y todo su reyno por fuerza d'armas, de los infedeles Moros, con el ayudo de Dios et de Virgen gloriosa su madre, et del bien aventurado apostel Santiago, y con el ayudo de nuestro muy Santo Padre Innocentio Octavo, socorro et servitio de los grandos grandes, por lados, cavalleros y hijoshidalgos de sus reynos !...

Tandis que le peuple et ses vainqueurs ont les yeux tournés vers ce spectacle, les oreilles assourdies des cris repris par quatre mille six cents soldats d'Espagne, Santiago ! Santiago !... trois cavaliers, montant à cru des chevaux qui n'ont que bride, guidant de leurs jambes serrées, en avant pour le galop penchés, ont pénétré le long du Darro, au niveau de la porte des Tambourins, dans les faubourgs occidentaux de Grenade, et les voilà qui remontent la pente de l'al-Baiyazin, faisant de leurs bouches pâles dans le visage hâlé des clappements étranges, à quoi leurs montures seules ont intelligence...

Le premier, dont le teint est plus clair, qui arrête son cheval avec ses orteils nus qu'il porte en avant dans les aisselles, saute à bas désignant la maison du Medjnoûn à ses compagnons des mots : Isna peskaro ker, si j'ai bien retenu ces syllabes d'étrangeté dont ne m'est connu le sens, est un garçon de peut-être quinze ans. Et d'abord seul il entre chez son maître, qu'il trouve sur sa couche les bras bleus et le visage enflé, les yeux fermés, couvert de mouches, et dans son délire disant :

LES GENÊTS

Que les genêts sont heureux

De qui fleurs toujours renaissent

N'ont saison que de jeunesse

Destin que d'être amoureux

 

Vif ou mort ah c'est pareil

Si mon pas est dans ton pas

S'il m'égare où tu n'es pas

L'œil se fait traître ou l'oreille

 

Ô drame de la durée

Demain ressemble à naguère

Cette vie est une guerre

Dont nous sommes séparés

 

En moi qu'est-ce qui commence

Quel est ce déchirement

Ce long partir de l'amant

Qui sent croître en lui l'absence

 

Croître en lui l'ombre et l'effroi

D'une nuit qui n'a revers

D'un irréversible hiver

Où nul n'a plus faim ni froid

 

Je ne sais ce qu'il faut croire

Si l'âme est de moi tombée

Ou sont les genêts flambés

Me laissant la face noire

 

Vif ou mort déjà le sang

De moi qu'il bat se retire

Il n'y a pire martyre

Que celui-ci que je sens

 

Je tombe au fond de moi-même

D'une angoisse qui n'a fin

De ne plus toucher ta main

De ne plus dire je t'aime

 

Cela fait combien d'années

Que je vis de cette peur

Et mesure que je meurs

À mes nuits à mes journées

 

À ton cœur à ton haleine

Et comme aveugle on devient

Peu à peu je le sais bien

Me fuit ma lumière humaine

 

Je ne suis qu'un chien blessé

Dont la plainte est si peu forte

Qu'au soir derrière la porte

Sans penser on l'a laissé

 

Lorsque de moi tu t'écartes

Mon amour indifférent

Vif ou mort crainte me prend

Crainte me prend que tu partes

 

Rien que d'y songer me tue

Si haut si seule si vite

Si petite si petite

Mon étoile où brilles-tu

 

Mon étoile vagabonde

Mon étoile et mon tourment

Mon étoile vainement

Que je cherche au bout du monde

 

Comme une goutte de pluie

Mon étoile qui se perd

Mon étoile au ciel impaire

Une larme au loin qui luit

 

Mon étoile ma prunelle

Mon pauvre bonheur lointain

Veilleuse avant le matin

De ce grand vide éternel

 

Mon étoile mon été

Mon étonnement des roses

Toi qui de toutes les choses

Est l'éclat qui m'est resté

 

Mon étoile bleue et blanche

Ma douleur et ma folie

Ma mémoire et mon oubli

Mon étoile aux mille branches

 

Ô ma femme et mon enfant

Mon cri mon cœur ma parole

Que tout me voile et me vole

Toi dont mon ventre se fend

 

Ainsi le temps et l'espace

Vont se déchirer de nous

Comme aux pierres les genoux

Comme un verre qui se casse

 

Mon étoile que je n'ai

Pouvoir désormais d'atteindre

Et c'est à moi de m'éteindre

Avec le feu des genêts

PLAINTE DE ZAÏD

Et quand je compris que mon Maître Kéïs Ibn-Amir an-Nadjdî qu'ils appelaient selon sa volonté plus que par moquerie le Fou la veille où Grenade fut prise était devenu fou de cette dépossession de son peuple et de lui-même

N'ayant conscience que je sois chez lui comme un voleur entré

Je me suis assis sur le sol d'où les murs de tous côtés couverts pour une incantation sans espoir

Des lettres en tous langages disant le nom de la bien-aimée

Oh tout d'un coup m'est remonté le sanglot de tous ceux-là sur les murs qui tracèrent le secret de leur cœur l'aveu l'appel la protestation contre l'absence

Moi depuis cette nuit de ma chair déchirée avais-je dans ma stupeur songé même songé d'écrire ainsi le mot simha qui signifie encore à d'autres joie ô mot

Qui n'est plus à moi que dérision qui n'est plus ce nom doucement murmuré qu'une voix y réponde

Mot qui n'est plus un nom

 

Toute la vie est devant nous ce désert d'elle

Mon maître expliquez-moi comment il se peut qu'ainsi soit la créature en son sang séparée

 

Quand je suis entré chez son père et c'était une forêt dont chaque arbre gisait fumant encore de la foudre

Je n'ai vu qu'elle atrocement je n'ai vu que ceci pour quoi des inconnus m'avaient formé dans leurs embrassements

Ceci pour quoi le monde avait été créé de longue haleine afin que je le visse un jour

Et les peuples sont nés de lointaines montagnes

Ils ont creusé leur lit qui s'en va vers la mer

Ils ont croisé leurs eaux à la façon des sabres

Ils ont couru la terre et souffert pour cela

 

Toute ma vie est devant moi comme une chose volée

Ah j'ai touché ce corps qu'un homme avait ouvert

Je l'ai pris dans mes bras qui n'avait plus de poids pour son âme envolée

Légère si légère qu'il fallait devant soi marcher le portant dans la nuit vers la cruauté de l'aube

Et mes pieds ignoraient les pierres

Où t'en vas-tu moi-même avec la lune et le vent

Dormeur sur des chemins qui nulle part ne mènent

J'ai traversé l'univers habité prenant tout le spectacle du malheur et les cris de l'agonie

Comme un rite funèbre escortant mon amour

Et je ne me suis point demandé quelle était autour de lui cette troupe et ce piétinement

Ne sentant plus rien que cette herbe fauchée

 

C'est ainsi que j'ai quitté Grenade avec le fardeau de mon cœur

Et nous allions dans la vallée et nous allions dans la montagne

De quel oubli quelle mémoire en savais-je ainsi les chemins

 

Que disent-ils qui font cortège vers le jour d'ombres humaines

Et d'où me vient que je connais le langage de ces gens-là

Peut-être que je l'imagine et que c'est moi qui parle ainsi

Des paroles pour me cacher comme en a coutume l'enfance

 

Tout n'est que mon invention qu'une fumée à ma douleur

Un langage d'il y a longtemps qui fut le jeu d'avant ma vie

Le jeu de n'être point entre le sable et moi

Un langage à dissimuler ce que je pense et que je suis

Dont j'use encore quand je rêve

 

Le jour le jour ne venait pas bien qu'à son ciel se fût brisé

Le verre pâle de la lune

Et je n'ai compris que plus tard les choses dites dans la nuit

Là-haut dans les monts près des grottes

La terre est pure où Simha dort

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Ainsi l'enfant Zaïd homme devenu s'en est retourné chez les Gitans d'où jadis il vint par quelque hasard nomade, et nul ne saura jamais s'il fut de leur race ou s'il n'a pas été dans son jeune âge enlevé par eux : la pâleur de ses traits même n'explique rien. Dans les grottes du Cholaïr, les Calès lui font place où dormir. Eux savent se cacher s'il le faut des nouveaux vainqueurs de Grenade. Et sur les chevaux volés en sont venus deux avec Zaïd à l'al-Baiyazin chercher ce chanteur dont il parlait, se reprochant de l'abandonner à la soldatesque des Chrétiens, et qu'ils ont parfois entendu dans les faubourgs, disant d'Elsa, dont parmi eux fut toujours curiosité grande. Car on ne sait si cette femme est d'Égypte ou bien de Thulé... Sur des chevaux volés, Zaïd et les Gitans emportent ce qui demeure du Fou dans sa folie, tandis que l'air de Grenade sonne et résonne des clameurs de l'orgueil castillan – Santiago ! Santiago ! – et chantent Te Deum piétons et cavaliers au plein vent de la victoire.

Ainsi, dans les étoffes de son lit roulé comme dans ses douleurs et sa fièvre, An-Nadjdî sur les bras du plus fort de ces jeunes gens qui ne tient que des cuisses une monture hennissante et souple, on dirait consciente de tout ce que cela signifie à la façon dont elle évite les cailloux et bondit les obstacles, An-Nadjdî rêve que ce sont les Anges, à cheval, comme dans le ciel des batailles, qui l'arrachent à la vie... Et s'étonne, à travers la nuée en lui, d'entendre les mots qu'ils se crient car il n'avait jamais imaginé qu'autre langue puissent parler que l'arabe ces créatures célestes, et ne reconnaît pas sur leurs lèvres Grenade par eux Maligrana nommée...

Ainsi chevauche, inquiet, Zaïd aux côtés de ses compagnons, moins assuré qu'eux sur le cheval nu, et les sabots battant la terre à son oreille semblent répéter l'appel en lui (Simha ! Simha !) de sa tristesse. Et son petit jayet, chaussé de balzanes, comprend-il donc qu'il porte un enfant malheureux, qu'il a douceur, marchant l'amble, et hennit de ce hennissement qui passe en Islâm pour prière vers Dieu ? Peut-être se souvient-il simplement qu'il fut créé d'une poignée du vent du sud...