Il faut pourtant que cela chante
Je ne puis pas n'être qu'un cri
Cette chose en moi violente
Y cherche une faille une fente
Où passe la mutinerie
Cela me mord à même l'âme
Et me terrasse le sanglot
Cela me brûle sans la flamme
Cela me faut à chaque pâme
Ce mal ne trouve pas de mots
À peine si le cœur fait plainte
Si le rang se permet le bruit
Comme un étranglement de crainte
Comme une cendre mal éteinte
Un bois qui travaille la nuit
Je sens monter à mon visage
Une pourpre de l'incendie
Je suis assiégé d'images
Qui quêtent musique et langage
Et la splendeur du malheur dit
Donnez-moi la bouche des branches
Le sexe sombre des roseaux
Et le narcisse et la pervenche
Le tonnerre de l'avalanche
Et la gorge d'ombre des eaux
Donnez-moi le chant des fontaines
Murcie où sont les soirs si doux
Majorque et les îles lointaines
Avec leurs barques incertaines
Les barrages devers Cordoue
Le pré d'argent près de Séville
L'armoise autour d'Alméria
Et les monts comme un jeu de quilles
Sur les collines de jonquilles
Où Grenade s'agenouilla
Ce pays de mille couronnes
Où le marbre est peint du Coran
La terre à l'homme s'abandonne
Et fait lever des anémones
Sur les pas bleus des conquérants
J'entends pleurer au fond des salles
Quelque part une bête rue
Sur une dalle une sandale
Dans les montagnes les cigales
Et le silence dans la rue
Quel sens précis cela a-t-il
Pourquoi suis-je dans ce palais
Ouvert aux vents froids de l'exil
À l'heure où le Roi Boabdil
Demande un cheval aux valets
Ainsi les rois prennent la mer
Et tienne qui veut leur pari
Drapeaux nouveaux neuves chimères
Il n'est spectacle plus amer
Que de voir mourir sa patrie
L'histoire ici que je raconte
Est la mienne mais autrement
Et cependant au bout du compte
C'est même amour et même honte
Que le secret de ce roman
Je suis toujours cette morsure
Le décor ou même ou changé
Rien sinon sa douleur n'est sûr
Si vous répugne ma blessure
C'est cette blessure que j'ai
Il n'y a pourtant de romance
Qui ne soit à midi minuit
Et ce qui paraît la démence
Palmyre Grenade ou Numance
À sa raison qui me conduit
Écoutez pleurer en vous-mêmes
Les histoires du temps passé
Le grain terrible qu'elles sèment
Mûrit de poème en poème
Les révoltes recommencées
II
À l'heure où le Roi Boabdil... déjà les mots arabes tombent de ma bouche comme larmes, déjà Moursiya m'est Murcie, et déjà l'héritage en d'autres mains passé... mon Dieu, rien n'est mon bien, même le rêve, et les vergers d'un peuple à nouveau vont fleurir, un autre y cueillera l'orange et la cerise...
Qu'il est difficile à l'homme d'être juste au-delà de sa chair ! Demandez au Maure, devant la dépossession de son domaine, de partager les douleurs de l'avenir, de se reconnaître en ceux qui l'ont chassé, d'entendre battre à son tour le cœur espagnol ; cette terre pourtant ne va pas cesser d'être scène de tragédie, et qu'elle ait d'autres dieux ne change rien de son printemps. À l'heure où Boabdil, entre le mal et le bien, désespère à jamais de se reconnaître, identifiant sa défaite et celle de la morale musulmane, qui de ces gens désarmés dans leur croyance peut se représenter les siècles à venir, les souffrances nouvelles, et l'enfer des vainqueurs d'aujourd'hui ? Et si Dieu l'a voulu, qu'ici borne à l'Islâm soit mise désormais, il va vouloir aussi les douleurs de ceux-là qui viennent planter cette borne. Un peuple suit un peuple, et retrouve après lui la place où couleront à nouveau les pleurs... comme les Moslimîn suivirent sur ce sol les Agemiès qui disaient Arromana pour Grenade.
À l'heure où Boabdil épouvanté de cette nuit qui vint battre les murs de sa demeure, et du sang répandu, de la mort qui n'a point frappé que les Juifs, mais aussi ses hommes de la cour, les favoris de son règne... à l'heure où Boabdil qui ne croit plus en rien, ne croit plus en son peuple, ou tout au moins en lui ne voit plus que le reproche égorgeur approchant de son lit... à l'heure où Boabdil est pris du vertige de la défaite, et ne cherche que d'assurer sa fuite, et celle des siens, ce qui reste et s'emporte d'une splendeur brisée... il n'y a dans Grenade que la stupeur qui suit la violence, et ceux-là mêmes que le désespoir en fauves féroces changeait, soudain, les yeux dessillés avec le jour, se sont retrouvés dans le désemparement d'eux-mêmes. Ils ont cherché des yeux ces chefs inconnus, aux lueurs des torches surgis, qu'ils avaient suivis pour le massacre, et qu'est-il advenu d'eux ? où se sont-ils évanouis ?
Rien à présent n'unit plus la souffrance à la souffrance, ni ce Dieu qui trahit, ni ce Roi qui parlait en son nom. Nul principe, nulle foi, nulle communauté d'intérêts reconnue... à l'heure où Boabdil va faire dire aux Rois de Castille et d'Aragon qu'il renonce à ce qui lui était laissé de survie, à ce délai de Grenade en ses mains, à soixante à peu près des quatre-vingt-dix jours consentis. Personne ne sait plus parler à la foule, et quel but lui donner, que lui dire de demain... Les gens d'ici se retrouvent dans le quotidien de leurs haines, des petites histoires de tous les jours, ils sont aveuglés de larmes, si bien que le fiel amèrement leur remonte, et les rivalités mesquines se font jour, la colère est à chaque pas détournée, à chaque pas, sortant de chez lui, le Grenadin se heurte au Grenadin, qui lui fit tort de quelque chose, il n'y a plus de temps à vider d'autres querelles que celle qui se présente au coin de la rue... Personne ici n'écoute ce chant trop tard surgi, que personne d'ailleurs ici ne chante...
III
Ceux qui portent les noms arabes sur les livres qu'ils ne regardent pas leur sang
Car ils ont été plantés dans ce jardin traversé de tant de peuples que nul ne peut dire sous la tente de qui sa mère a couché
Les voilà comme des graines dans la paume andalouse si bien
Mêlés que le Maure a les cheveux jaunes son frère a la nuit sur sa peau Qui peut dire
Où commence le Juif ou l'Espagnol et pas même à son Dieu tu ne peux le reconnaître
Combien de nous sont les mulets de deux croyances
Celui-ci qui tient de sa mère une croix est comme le vent d'Afrique
Et le Mozarabe à la belle ceinture qui danse dans la nef de son église avec la Vierge et le Christ chez les gens de Castille qu'en peut-il attendre un jour sinon
La dispersion de ses autels
Et le Berbère à l'aide appelé d'outre-mer a déjà le pied sur l'héritage si bien
Que ceux de la terre andalouse tombent à sa merci
Déchirés qu'ils sont de toujours en factions en dynasties
Comme si de Mahomet ne pouvait venir que schisme et confusion
Et qui te sauve te dévore avec la dent des faims nouvelles
Ô peuple n'entends-tu pas les tambours de Castille
C'est le dernier jour de trouver en toi ta force et ton feu
C'est le dernier jour de se donner la main
C'est le dernier jour de reprendre le grand drapeau blanc des Oméiyades
Le dernier jour de renoncer à l'insulte et de ne plus renverser le vin sur la table de ton frère
Le dernier jour d'oublier les querelles pour une châtaigne volée
Les malédictions pour une femme qui a pris son plaisir du voisin
Le dernier jour pour les enfants de la seconde épouse à chicaner la terre à la première semence
Le dernier jour pour l'orfèvre à haïr le charretier
Le dernier jour à cracher en passant devant le bâtard ou d'appeler étranger celui qui n'a pas l'accent de ta ville Le dernier jour du mépris de la méfiance et de la division
Crains qu'il ne soit plus temps d'ouvrir ta porte à l'affamé De donner au lépreux le baiser de préférence
Plus temps de coudre autre chose que ton linceul
De creuser que la fosse commune
Laisse là tes comptes de querelles ta mémoire de l'affront
Il faut changer la clameur dans ta bouche et les mots dans tes veines
Ne rappelle plus à ton ennemi de ce matin quel fut l'emploi de sa nuit
Ah je battrais volontiers celui qui ne peut oublier cette fois qu'il eut raison
Jette les cartes je te dis car tu ne peux gagner qu'à perdre
N'entends-tu pas hennir les chevaux castillans Souviens-toi seulement
D'Alhama prise des citadelles tombées
C'est le dernier jour comme un champ de blé
Le dernier jour comme une botte de chardons bien liée
Le dernier jour devant toi sans faille
Le dernier jour de courir comme un cri jusqu'au créneau de la muraille
Le dernier jour de Grenade sauvée
IV
Le Fou rêve si c'est rêver
Ce sulfure de la souffrance
De toute chose déprivé
Et la couleur de sénevé
Dans son œil vidé d'apparences
Et le Fou voit si c'est là voir
Que voir le manque et voir l'absence
Hier qui n'a plus de mémoire
Aujourd'hui qui n'est que douloir
Et demain qui n'a plus de sens
Heureux celui qui premier meurt
Avant son peuple avant sa ville
Et que rien de lui ne demeure
S'éteigne à jamais sa rumeur
Sans avoir dit ainsi soit-il
Il attendait il attendait
Le miracle à l'heure dernière
Mais à son âme prisonnière
Mort inutilement tardait
Et les yeux sur lui qui régnèrent
J'ai beau croire amour plus à toi
Qu'à ce désert que mes mains touchent
Qu'à ce silence noir de mouches
À l'anneau tombé de ton doigt
Aux baisers perdus de ta bouche
Mon regard se voile et s'éteint
Tout s'efface et se décolore
L'âme du corps s'aille déclore
En toi s'accomplit mon destin
Qu'une fois encore j'implore
Encore une fois sois le vin
Dont ma lèvre à la fin s'abreuve
Ô femme ô flamme toujours neuve
Dont jusqu'à la fin j'ai la faim
En qui je trouve ultime preuve
Si le monde n'a d'horizon
Qu'à créer pleurer et maudire
Malheur du zénith au nadir
Du moins vivre avait sa raison
Qui fut jusqu'au bout ton nom dire
Elsa
V
Où sont-ils ceux qui font honneur aux lances de Samhar
Droit dans son vêtement c'est un moine-guerrier qui parle
Le voile sombre est sur le courroux de sa face qui bat son haleine dans sa bouche
Il a suffi de mille et sept cents hommes à Tarik pour mettre le pied de Dieu sur l'Espagne
Et Roderic avec quatre-vingt-dix mille chevaux ne put les jeter à la mer
Dont le Berbère envoya la tête à Tanger que son roi s'en réjouît
Te souviens-tu du jour de Bedr où le fils eut droit de tuer son père qui ne s'était point incliné devant le Dieu sublime
Où fuir devant une troupe double fut interdit aux combattants et leurs coursiers étaient de couleur pie et ils leur mirent des signes distinctifs comme c'est l'usage des anges
Tout semblait ce matin-là perdu mais le mot de ralliement fut Ô Victorieux
Te souviens-tu de celui qui cracha marchant à l'ennemi les dattes de sa bouche pour arriver à Dieu sans provisions
Aurais-tu par hasard oublié qu'il fut dit que chaque parcelle de la poussière d'Andalousie a pour prix ce que tu ne peux conquérir par le jeûne et les prières
Et qu'il n'est plus haute dévotion que la guerre de Dieu
Ô couleur de l'Islâm sur ce pays peut-il y rien avoir de plus éclatant de plus beau que mon sang versé sur la terre andalouse
Si ce n'est l'écarlate qu'on tire comme un vin de l'infidèle avant que l'un des siens ne vous tue
Que je tombe de ma selle avec un poignet coupé j'ai l'autre encore pour me battre à pied
Chante jusqu'à la dernière liqueur de ton âme
Et le rire demeurera sur ta lèvre quand ta tête volera
Car tes yeux verront devant eux un paradis plus large que le regard
Ô Roi dernier de ceux qui donnèrent asile au Prophète
C'est ici la place frontière et tu te tiens au bout de l'Islâm
Avec devant toi le seul domaine de la mort
Que ta monture apprenne de tes genoux pressés qu'elle est le cheval de Dieu
C'était un moine-guerrier dont la voix avait l'enrouement du désert
Un Sanhâdjî fait de sable et de renoncement
Jetant dans l'Alhambra sa prémonition gutturale
Géant voilé de noir au seuil de la Cour des Lions
Inutilement beau désormais inutilement fort les éperons sonnant sur la colline cramoisie
Personne ne semblait entendre ses paroles
Ni les reines dont le pied blanc fait rougir les marbres
Ni les courtisans au seuil dans leur brouhaha d'écureuils et de noisettes
Ni les cavaliers zénètes peu pressés d'enfourcher leurs chevaux luisant d'étrille
Ni l'antilope qui circule entre les seigneurs et les esclaves
Mais la main ne peut la caresser qu'elle bondit de côté sur ses pattes de verre
Un moine-guerrier à ce dernier jour de Grenade
Au milieu de la splendeur au sanglot bleu des vasques
Quand il lève les yeux c'est pour voir les prières gravées
Dans la perfection de la pierre et des émaux
Qu'achève le mirhâb des montagnes enneigées
Mais s'il les baisse un moment sur ce va-et-vient de serviteurs et de bagages
Ce désordre d'un palais vidé pour le départ
Tout à coup malgré son encolure surhumaine
Ces bras qui ont porté comme un enfant léger la mort parmi les renégats et les Chrétiens
Ces longues jambes qui tant de fois ont mangé l'horizon
Le Targui gémit comme une bête forcée au milieu des chiens
Il cherche le Roi du regard le Roi qui va donner l'ordre peut-être
Et ce sera soudain le vol des sabres et des étendards
Je n'aurai pas à contempler de mes yeux la fin des temps nasrides
De mes yeux qui ne seront point fermés par la main des femmes
Ô bondissement
Mais Boabdil n'a souci de ce grand soudard désespéré
Ne sait-il pas de longue main qu'il n'est royaume qui ne passe
Et l'Oméiyade a perdu son palais voilà beau temps
Pas plus que lui ne règne ici l'Almoravide ou l'Almohade
Où êtes-vous Rois des Taïfa comme un manteau mis en pièces
Et toute la grandeur des fils de Nasr ne les aura point sauvés
Voici son tour à lui le dernier de tous
Le Prophète n'a-t-il pas dit La guerre est toujours la ruse
Cela s'applique à comment la finir
Il faut pourtant tenir exactement le compte des bijoux et des tapis que l'on emporte
Et ne pas se laisser distraire par la clameur stupide des guerriers africains
Déjà le mardj a pour toujours perdu son nom
C'est la Véga qui bruit d'armures d'instruments et d'étoffes
L'heure des Rois Catholiques va sonner aux Tours Vermeilles
L'ombre d'Abd ar-Rahman a fui le long des myrtes
Nous n'irons plus nous asseoir dans les vendanges avec les enfants et les femmes
Quelle confiance aurais-tu dans les Capitulations
Meurent les Juifs après tout Qui ne les échangerait contre trente mille pièces d'or
Et ce petit château d'Andrach au cœur de sa taa si bien situé pour la chasse
Où l'on peut se faire oublier en écoutant de la musique
Après tout Grenade est une ville couverte de mouches
Où les princes ont toujours eu maille à partir avec les factions
Les complots le brigandage et la querelle des philosophies
Il suffit à l'homme d'un verre pour boire
Et d'un lit pour y forniquer
Compagnon d'au-delà du Rif qui portes la nuit sur ta figure
Pourquoi restes-tu là planté comme un reproche et qu'attends-tu
Plus muet qu'est au bout d'un mot le ta marbouta
Morabitoun ô survivant incompréhensible d'un peuple que les miens méprisent
Qui n'entreras pas au paradis
Mercenaire démesuré dans ton physique et dans tes sentiments
Toi pillard pour l'effroi des filles dans les villes incendiées
Coupeur de palmiers qu'attends-tu de l'avenir et des polythéistes
Arrache cette noirceur et renonce au Dieu qui t'abandonne
Ou tu seras vendu sur les marchés comme une bête
À quelque paysan dont la noria ne tourne plus
N'es-tu pas las d'éclabousser le ciel de ton sabre de sel
N'es-tu pas las de tuer au nom de ton Dieu
Jusqu'au petit garçon que ta main sous la robe a jugé d'âge à déjà jouir
Moine c'est ton Roi qui te parle Apprends de lui
Que de Rome ou d'Islâm il n'y a point de Dieu
Et c'est folie à l'être de chair que le sacrifice
Car ce qui donne sens à la vie au bout du compte
La morale de tout ceci que nous fûmes
Réside ô soldat sans émir ascète de ce qui n'existe point
Méhariste sans chameau maquereau de ta femme
Dans la prostitution de ton âme et la débauche de ton corps
VI
Qu'importe le détail de ces jours où les Rois viennent prendre place de l'Emir ? N'était qu'en sont presque tous les récits mensonges, afin d'établir la légende où Boabdil devant le couple royal s'humilie, de fonder le récit par quoi le Maure vint pleurer au lieu depuis appelé du Soupir, et de ce que sa mère lui dit à sa honte, dont on ne sait qui l'entendit, pour le répéter aux historiens : et il est au moins fort douteux que la Reine Aïcha trouva l'occasion bonne à des mots lapidaires. Sans doute s'appuiera-t-on plus tard sur le préambule au « Journal de Christophe Colomb », où il s'adresse aux Rois Catholiques, six mois plus tard quand la Santa Maria, que l'équipage appelle Marigalante, prend le large, et qui dit, le mardi 2 janvier de cette année 1492, avoir vu les bannières d'Espagne sur les tours de l'Alhambra, tandis que le Roi des Maures, sortant de sa capitale venait baiser la main de vos Altesses et du prince, mon maître... Mais outre que ce préambule contient sur d'autres sujets d'éclatantes confusions de dates (sans doute volontaires), il est à remarquer que Colomb dit bien avoir vu flotter les bannières sur les tours, mais non point la scène du baisemain... Et témoignage plus précis nous vient de Jean Molinet, qui n'avait qu'un œil blessé, et décrit très exactement le calendrier de ces journées, nulle part ne parlant de l'hommage de Boabdil à ses vainqueurs, auquel il eût été certainement convié, et qu'il eût relaté s'il y eût assisté : il ressort de la comparaison de son récit et des manuscrits arabes, que c'est le 2 du mois de Rabi Premier, c'est-à-dire le 30 décembre 1491, que Monseigneur Gustarius de Cardennes avec six cents chevaux et quatre mille piétons rencontra hors de la ville, en réponse à la prière de Mohammed XI, au Palais de los Auxoras, les notables grenadins qui le menèrent à la Grande Mosquée, dont il prit possession et saisine au nom du roy d'Espaigne, et sans que l'Émir fût là, après quoi le commandant des troupes espagnoles fit élever le signe de la croix sur la plus haulte maistresse tour de la ville et chanter Te Deum. Mais à toutes ces cérémonies ne participaient ni Boabdil... ni Ferdinand et Isabelle qui s'agenouillent dans leur camp quand sont élevées les bannières... et s'occupent ensuite d'y accueillir et vêtir sept cents personnes, hommes et femmes, libérés des prisons de la ville, et font avec eux procession à l'église de Santa-Fé. Ce n'est que le jeudi 4 janvier, c'est-à-dire le 3 de Rabi que Monseigneur de Cardennes remet les clefs des forteresses, tours, châteaux et portes de la ville à Monseigneur Everus de Mendoça... châtelain de la maison royale, et l'on voit donc que ce n'est pas Boabdil qui les apporte aux Rois Catholiques... Il n'y a depuis longtemps plus d'Émir à Grenade, et les siens, et ses courtisans, leurs biens, ont depuis des journées pris la route des montagnes, quand le samedi suivant, c'est-à-dire le 6 janvier, le lundi 8 seulement d'après d'autres, les Souverains de Castille et d'Aragon, leur fils Don Juan, les cardinaux et archevêques, les chefs de l'armée catholique, les représentants des puissances étrangères entrent avec dix mille chevaux et cinquante mille piétons dans la dernière place frontière de l'Islâm. Jean Molinet ne mentionnera pas le Roy Mourus, comme il écrit, au cours de ces journées... et qu'aurait-il eu besoin de donner alors à ses vainqueurs couronnés les clefs de l'Alhambra où, depuis près d'une semaine, il y avait garnison d'Espagne, dont les soldats assuraient en ville la sécurité, déblayant les rues des meubles éventrés, de la vaisselle et de la verrerie brisées, enterrant les cadavres abandonnés, jetant de la chaux sur les pestiférés morts ou vifs...
Mais je quitte ici ces Rois, les Chrétiens comme le Maure, et, laissant celui-ci dans son Château d'Andrach ou Andarax à sa cruelle destinée, à la trahison du hâdjib deux ans plus tard qui va le mettre en face d'un marché conclu, terres et château rachetés par Ferdinand contre de l'or, si bien que l'Émir n'aura plus qu'à passer au Maroc pour y mourir en combat quarante ans après contre une expédition d'Espagnols... laissant Boabdil aux chanteurs qui en font romances à la gloire du Christ, à la honte des Musulmans, je m'en reviens à ce jour où Monseigneur de Cardennes, grand maître de l'ordre de Saint-Jacques en Léon, fait trois fois lever la bannière de cet ordre sur la plus haute tour, où un hérault d'armes vient crier : Santiago, Santiago ! Castilla, Castilla, Castilla ! Granada, Granada, Granada ! Por los muy altos y muy poderosos señores don Fernando y doña Isabella, rey et reyna de Spaña, que han ganado esta ciudad de Granada y todo su reyno por fuerza d'armas, de los infedeles Moros, con el ayudo de Dios et de Virgen gloriosa su madre, et del bien aventurado apostel Santiago, y con el ayudo de nuestro muy Santo Padre Innocentio Octavo, socorro et servitio de los grandos grandes, por lados, cavalleros y hijoshidalgos de sus reynos !...
Tandis que le peuple et ses vainqueurs ont les yeux tournés vers ce spectacle, les oreilles assourdies des cris repris par quatre mille six cents soldats d'Espagne, Santiago ! Santiago !... trois cavaliers, montant à cru des chevaux qui n'ont que bride, guidant de leurs jambes serrées, en avant pour le galop penchés, ont pénétré le long du Darro, au niveau de la porte des Tambourins, dans les faubourgs occidentaux de Grenade, et les voilà qui remontent la pente de l'al-Baiyazin, faisant de leurs bouches pâles dans le visage hâlé des clappements étranges, à quoi leurs montures seules ont intelligence...
Le premier, dont le teint est plus clair, qui arrête son cheval avec ses orteils nus qu'il porte en avant dans les aisselles, saute à bas désignant la maison du Medjnoûn à ses compagnons des mots : Isna peskaro ker, si j'ai bien retenu ces syllabes d'étrangeté dont ne m'est connu le sens, est un garçon de peut-être quinze ans. Et d'abord seul il entre chez son maître, qu'il trouve sur sa couche les bras bleus et le visage enflé, les yeux fermés, couvert de mouches, et dans son délire disant :
LES GENÊTS
Que les genêts sont heureux
De qui fleurs toujours renaissent
N'ont saison que de jeunesse
Destin que d'être amoureux
Vif ou mort ah c'est pareil
Si mon pas est dans ton pas
S'il m'égare où tu n'es pas
L'œil se fait traître ou l'oreille
Ô drame de la durée
Demain ressemble à naguère
Cette vie est une guerre
Dont nous sommes séparés
Croître en lui l'ombre et l'effroi
D'une nuit qui n'a revers
D'un irréversible hiver
Où nul n'a plus faim ni froid
Je ne sais ce qu'il faut croire
Si l'âme est de moi tombée
Ou sont les genêts flambés
Me laissant la face noire
Vif ou mort déjà le sang
De moi qu'il bat se retire
Il n'y a pire martyre
Que celui-ci que je sens
Je tombe au fond de moi-même
D'une angoisse qui n'a fin
De ne plus toucher ta main
De ne plus dire je t'aime
Cela fait combien d'années
Que je vis de cette peur
Et mesure que je meurs
À mes nuits à mes journées
À ton cœur à ton haleine
Et comme aveugle on devient
Peu à peu je le sais bien
Me fuit ma lumière humaine
Lorsque de moi tu t'écartes
Mon amour indifférent
Vif ou mort crainte me prend
Crainte me prend que tu partes
Rien que d'y songer me tue
Si haut si seule si vite
Si petite si petite
Mon étoile où brilles-tu
Mon étoile vagabonde
Mon étoile et mon tourment
Mon étoile vainement
Que je cherche au bout du monde
Comme une goutte de pluie
Mon étoile qui se perd
Mon étoile au ciel impaire
Une larme au loin qui luit
Mon étoile ma prunelle
Mon pauvre bonheur lointain
Veilleuse avant le matin
De ce grand vide éternel
Mon étoile mon été
Mon étonnement des roses
Toi qui de toutes les choses
Est l'éclat qui m'est resté
Ô ma femme et mon enfant
Mon cri mon cœur ma parole
Que tout me voile et me vole
Toi dont mon ventre se fend
Ainsi le temps et l'espace
Vont se déchirer de nous
Comme aux pierres les genoux
Comme un verre qui se casse
Mon étoile que je n'ai
Pouvoir désormais d'atteindre
Et c'est à moi de m'éteindre
Avec le feu des genêts
PLAINTE DE ZAÏD
Et quand je compris que mon Maître Kéïs Ibn-Amir an-Nadjdî qu'ils appelaient selon sa volonté plus que par moquerie le Fou la veille où Grenade fut prise était devenu fou de cette dépossession de son peuple et de lui-même
N'ayant conscience que je sois chez lui comme un voleur entré
Je me suis assis sur le sol d'où les murs de tous côtés couverts pour une incantation sans espoir
Des lettres en tous langages disant le nom de la bien-aimée
Oh tout d'un coup m'est remonté le sanglot de tous ceux-là sur les murs qui tracèrent le secret de leur cœur l'aveu l'appel la protestation contre l'absence
Moi depuis cette nuit de ma chair déchirée avais-je dans ma stupeur songé même songé d'écrire ainsi le mot simha qui signifie encore à d'autres joie ô mot
Qui n'est plus à moi que dérision qui n'est plus ce nom doucement murmuré qu'une voix y réponde
Mot qui n'est plus un nom
Toute la vie est devant nous ce désert d'elle
Mon maître expliquez-moi comment il se peut qu'ainsi soit la créature en son sang séparée
Quand je suis entré chez son père et c'était une forêt dont chaque arbre gisait fumant encore de la foudre
Je n'ai vu qu'elle atrocement je n'ai vu que ceci pour quoi des inconnus m'avaient formé dans leurs embrassements
Ceci pour quoi le monde avait été créé de longue haleine afin que je le visse un jour
Et les peuples sont nés de lointaines montagnes
Ils ont creusé leur lit qui s'en va vers la mer
Ils ont croisé leurs eaux à la façon des sabres
Ils ont couru la terre et souffert pour cela
Toute ma vie est devant moi comme une chose volée
Ah j'ai touché ce corps qu'un homme avait ouvert
Je l'ai pris dans mes bras qui n'avait plus de poids pour son âme envolée
Légère si légère qu'il fallait devant soi marcher le portant dans la nuit vers la cruauté de l'aube
Et mes pieds ignoraient les pierres
Où t'en vas-tu moi-même avec la lune et le vent
Dormeur sur des chemins qui nulle part ne mènent
J'ai traversé l'univers habité prenant tout le spectacle du malheur et les cris de l'agonie
Comme un rite funèbre escortant mon amour
Et je ne me suis point demandé quelle était autour de lui cette troupe et ce piétinement
Ne sentant plus rien que cette herbe fauchée
C'est ainsi que j'ai quitté Grenade avec le fardeau de mon cœur
Et nous allions dans la vallée et nous allions dans la montagne
De quel oubli quelle mémoire en savais-je ainsi les chemins
Que disent-ils qui font cortège vers le jour d'ombres humaines
Et d'où me vient que je connais le langage de ces gens-là
Peut-être que je l'imagine et que c'est moi qui parle ainsi
Des paroles pour me cacher comme en a coutume l'enfance
Tout n'est que mon invention qu'une fumée à ma douleur
Un langage d'il y a longtemps qui fut le jeu d'avant ma vie
Le jeu de n'être point entre le sable et moi
Un langage à dissimuler ce que je pense et que je suis
Dont j'use encore quand je rêve
Le jour le jour ne venait pas bien qu'à son ciel se fût brisé
Le verre pâle de la lune
Et je n'ai compris que plus tard les choses dites dans la nuit
Là-haut dans les monts près des grottes
La terre est pure où Simha dort
Ainsi l'enfant Zaïd homme devenu s'en est retourné chez les Gitans d'où jadis il vint par quelque hasard nomade, et nul ne saura jamais s'il fut de leur race ou s'il n'a pas été dans son jeune âge enlevé par eux : la pâleur de ses traits même n'explique rien. Dans les grottes du Cholaïr, les Calès lui font place où dormir. Eux savent se cacher s'il le faut des nouveaux vainqueurs de Grenade. Et sur les chevaux volés en sont venus deux avec Zaïd à l'al-Baiyazin chercher ce chanteur dont il parlait, se reprochant de l'abandonner à la soldatesque des Chrétiens, et qu'ils ont parfois entendu dans les faubourgs, disant d'Elsa, dont parmi eux fut toujours curiosité grande. Car on ne sait si cette femme est d'Égypte ou bien de Thulé... Sur des chevaux volés, Zaïd et les Gitans emportent ce qui demeure du Fou dans sa folie, tandis que l'air de Grenade sonne et résonne des clameurs de l'orgueil castillan – Santiago ! Santiago ! – et chantent Te Deum piétons et cavaliers au plein vent de la victoire.
Ainsi, dans les étoffes de son lit roulé comme dans ses douleurs et sa fièvre, An-Nadjdî sur les bras du plus fort de ces jeunes gens qui ne tient que des cuisses une monture hennissante et souple, on dirait consciente de tout ce que cela signifie à la façon dont elle évite les cailloux et bondit les obstacles, An-Nadjdî rêve que ce sont les Anges, à cheval, comme dans le ciel des batailles, qui l'arrachent à la vie... Et s'étonne, à travers la nuée en lui, d'entendre les mots qu'ils se crient car il n'avait jamais imaginé qu'autre langue puissent parler que l'arabe ces créatures célestes, et ne reconnaît pas sur leurs lèvres Grenade par eux Maligrana nommée...
Ainsi chevauche, inquiet, Zaïd aux côtés de ses compagnons, moins assuré qu'eux sur le cheval nu, et les sabots battant la terre à son oreille semblent répéter l'appel en lui (Simha ! Simha !) de sa tristesse. Et son petit jayet, chaussé de balzanes, comprend-il donc qu'il porte un enfant malheureux, qu'il a douceur, marchant l'amble, et hennit de ce hennissement qui passe en Islâm pour prière vers Dieu ? Peut-être se souvient-il simplement qu'il fut créé d'une poignée du vent du sud...