LE FOUNDOÛK
Ni les femmes ne portent ici, qu'occasionnellement, le voile, ni n'est à l'homme sans turban refusé le sang sucré de la vigne qui va tête nue, le taïlassan léger à l'épaule. Et quand vient l'âge du cheveu, c'est propreté qu'on le passe au henné tant que le blanc ne l'emporte pas comme un linge, si bien qu'hommes et femmes entre le temps de l'amour et celui de la sagesse ont la tête rouge en ce pays. Ce peuple est un bouquet dont on ne sépare point la diversité des fleurs, et l'aloès y croît avec la Rose de Saron. On n'a jamais songé dans Grenade étendre un moucharabieh entre Ismaïl et Israïl. C'est orgueil seulement, rien ne l'y force, qu'un Juif porte la calotte jaune. On eût dit que passant la mer les violences d'Afrique étaient tombées comme un vent qui n'a plus raison du désert ou des récifs. Cela pour l'homme sous sa ceinture cachant la croix, qui arrive en été de la cruelle Espagne, est étrange, et révoltant peut-être, à lui dont les yeux fument encore des bûchers, depuis dix ans déjà par tout le royaume du Crucifié brûlant dans les fêtes populaires. Le Juif ici n'est pas publiquement consumé. Pourtant quand le nouveau venu dans les tavernes parle à des soldats qui boivent, il entend passer dans leurs voix africaines les préjugés anciens, les mots qui ressemblent aux couteaux égorgeurs. Qui sait, entre qui tourne les yeux vers Rome et qui prie en direction de La Mecque, il y a peut-être un langage commun prêt à se réveiller dans l'esprit d'extermination...
Vers le soir, le visiteur s'est assis dans une sorte de caravansérail, qu'ils appellent ici foundoûk, parmi les marchands venus de l'Orient, les montagnards descendus des Alhacharât, les marins à la recherche de souvenirs anciens ; les piliers autour de la cour y soutiennent deux étages de balcons d'ombre, des chevaux. des bœufs et des mulets l'encombrent, un bruit d'armes et de chansons. Rien n'a dans ce patio de désordre la sévérité castillane, et qu'y viennent des femmes aux yeux cernés de khôl et bruyantes de bijoux a ce naturel du scandale. Comme les idées autour du mouton servi à des hommes tannés par l'âge et le ciel. Et l'on entend mêler les dieux antiques au Coran, les philosophies de Sicile et d'Égypte. L'homme écoute. Il a l'âme bouleversée de ceux qui furent élevés à se taire. Partagé entre la curiosité poignante et la crainte du Ciel. Déjà, dans la Kourtouba des Califes, Cordoue arrachée à l'Islâm, et consacrée à la Vierge, n'avait-il pas décelé les traces de Moses ben Maïmon, toujours vivantes depuis le temps des Almohades ? Alors ce jeune Juif avait pris le masque musulman pour survivre, et avec lui la falsafa païenne, Aristote, Aflatoûn que Grecs prononcent Platon. Ici, plus besoin, après deux siècles et demi, ne lui serait de couper ses boucles, plus besoin de confesser par mensonge une foi étrangère, ici où, dans le corral, entre les chiffres du négoce et les récits obscènes des marchands d'esclaves, on surprend sans étonnement des propos qui ont le parfum du Maïmonide, et nient le paradis et l'enfer.
S'il est singulier que dans une place menacée, il pénètre encore tant d'étrangers, venus d'Afrique et d'Asie, des marchands de la mer Tyrrhénienne, voire des Francs ou Ifrandj, comment cela ne donnerait-il point sentiment de sécurité à l'homme de Castille, et même il n'est point seul ici, on reconnaît sans gêne au milieu des Musulmans d'Espagne des Chrétiens qu'amènent on ne sait quels trafics, et qui ne se dissimulent point, étant faits moustâ'min, c'est-à-dire couverts par un traité de sauvegarde, un amân. La guerre, pour les Grenadins, n'implique pas de frontières fermées : les peuples se mêlent en Andalousie... Il n'en va pas de même aux yeux de l'espion, qui voit là, par un secret tressaillement, le signe de la déchéance et l'assurance d'un écroulement prochain. Mais, à suivre cette lézarde, il y découvre, vivace, à son aise, un parasite qu'il lui est autrement révoltant de trouver dans le Juif, ouvertement mêlé aux Andalous. Comme il en fait remarque, malgré lui ou presque, à son voisin, un fermier du mardj, la prairie, l'immense verger qui traverse le Royaume, et que les Castillans nomment Vega, venu apporter les produits de sa terre en ville, celui-ci répond comme un homme qui a les préoccupations d'entre les seconds et les troisièmes labours de ses terres, et sur la remarque qu'il y a moins de distance entre ceux qui croient en Jésus et ceux qui croient en Mahomet, qu'entre eux les uns ou les autres et ce peuple qui tua le fils du Charpentier, s'interrompant de mâcher une feuille d'artichaut, le paysan se tourne alors vers ce Roûmî, maigre et brun comme un cep après la vendange, et sa voix prend l'enflure qu'il faut pour se faire comprendre d'un étranger :
L'HOMME DU MARDJ IMPROVISE UN POÈME EN RÉPONSE À L'ÉTRANGER
Que ce soit Allah que mon maître serve ou Jésus
Ne m'est point d'indifférence bien
Que je n'aie après tout croyance que de la plénitude ou non de mon écuelle Voyez-vous
Ce n'est pas pour les vergers lourds d'abeilles
Ni pour les mines ou l'argent lavé dans l'eau de la rivière
Que nous sommes prêts à mourir mais pour l'Andalomie
Pour ce creuset de l'homme et de la douleur
Cette épaule de chair où je m'appuie à la fin de ma journée
Pour l'odeur du jasmin dans le repos du soir
Et le Juif est plus près de mon cœur sans doute
Qui dans Grenade a grandi
Que le Barâbir qui vient d'au-delà de la mer avec le bleu de sa barbe
Et me ressemble ou le Castillan qui a du Maure dans le sang plus souvent qu'il ne pense
Le bâtard comme sur l'austérité du mur a poussé la joubarbe
Nous vivons après tout en bonne intelligence ici nous et nos chiens de princes
Et je fête le Mihradjân le jour au Mozarabe ailleurs qui est la Saint-Jean
Je ne veux pas qu'un Berbère ici régnant m'ordonne
De renverser mon vin par respect de la religion Ni
Que l'évêque de Cordoue arrive avec ce prétendu Roi d'Espagne
Pour brûler qui ne confesse point sa foi
Au premier je dis que La Mecque est de l'autre côté
Qu'il aille au désert se nourrir comme la perdrix
Et à ce monarque avec ses chevaux mangés de tiques
Qu'il regarde la maigreur de son peuple avant d'envahir ma vigne
Nous ne sommes pas de ceux qui se contentent d'un oignon sur le pain bis
Nous avons inventé la rime et la musique aussi bien pour les autres que pour nous-mêmes
Car nous partageons toute chose de plaisir et d'utilité
Avec celui qui vient pacifiquement s'asseoir sur notre terre chaude et fertile
Et qu'il apprenne de nous à greffer l'arbre et cultiver les fleurs
Où nous avons amené l'eau de très loin par la ruse et la roue
Et si ma fille alors lui ouvre sa robe
Qu'ils prennent plaisir ensemble Ainsi
L'étranger perd jusqu'à la mémoire d'autre chose que l'Andalousie
Ainsi la lumière andalouse entre en lui comme le ruissellement des montagnes
Comme la royauté de l'homme et la griserie
D'un printemps de surprise entre la neige et le feu
Le paysan soudain, parce qu'il s'est élevé contestation des bêtes attachées à la pile centrale, se lève agitant ses manches et son bâton, délaissant son interlocuteur pour un groupe de colères. Alors l'espion de Castille s'est tourné du côté des Juifs assemblés, s'approchant d'un groupe de rabbins qui semblaient accueillir ici cet homme vêtu de cuir et d'acier noir, quelque transfuge peut-être des armées catholiques : non par attrait pervers de ce gibier des flammes, qui appelle l'Espagne du nom de Sépharad et prétend que Séville, l'Ichbiliya des Musulmans, par les poètes appelée Hims, est déformation de l'hébreu Chiboleth qui veut dire l'épi... mais à cause de ce voyageur qu'ils sont venus accueillir à l'auberge, et dont lui croit reconnaître les traits rudes et rusés, le hâle à ses mains et son cou, la violence du regard... Que viens-tu faire ici, navigateur sans navire, en telle compagnie ? Je t'ai vu plusieurs fois dans les ports d'Italie, à Lisbonne, à Salamanque... est-ce bien toi, qui traînais parmi les chevaux et les piques quand Leurs Altesses royales vinrent à Cordoue en l'an 1486 de Notre Seigneur... Depuis près de dix ans les Juifs brûlaient par ordre royal. Était-il donc vrai que tu fus de ce peuple qui va chercher les jeunes filles dans les couvents pour les prostituer et qui empoisonne les puits ? On le disait au Saint-Office, et je ne sais quelle protection s'étendait sur toi, quel envoûtement peut-être a vingt fois de toi détourné le châtiment des renégats. Que viens-tu faire ici, développant sur tes genoux une carte des mers où sont dessinés des anges joufflus et les signes des constellations ? Si je retourne au camp de Jésus, crains cette fois, Colomb, la dénonciation mortelle, qu'on en finisse avec tes histoires de rotondité de la Terre, répétant l'hérésie de Toscanelli ! Sans doute, as-tu passé les limites, ayant manqué recevoir le bel argent catholique, pour demander aux banquiers de Grenade ces subsides de gréements vers les Indes, cet or maudit pour ouvrir comme une putain la robe océane vers les pays infidèles. Ah, notre Reine cent fois dissuadée a trop rêverie de t'aider, misérable chueta, seulement que je revienne, et pour toi le bûcher s'apprête ! Il me semble étouffer de voir les salamalecs de ces choucas noirs, tout ce rabbinage où l'hébreu barbote dans l'arabe, et Chammaï congratule Ezra échangeant des mots kocher, bonjour ta barbe, blanche ou bleue, bouches à blasphèmes, baragouineurs de Bible, balbutiant la Gémarre ou la Michnah, bonjour, Ribbi Menuhin, bonjour Ribbi Nahon, Ribbi, Ribbi, Ribbi, Daoud, Balaam, Hillel, Aben-Baruch, Aben-Zakhar, Abigabaon, Abimelech, Barakiba, barbets baveux et bavards, bredouillantes brebis, gibier de bûcher, quel but ténébreux, quelle baratinerie, quel blousage, quel batelage, quel bernement, quelle billebaude, quel gobemouches, quel abus, quelle abomination, quelle cabale obscurément combinez-vous à voix basse avec ce brigueur de bateaux, cet armateur du Sabbat, ce diable de bénitier, ce bouc de mer, ce boucanier, ce double-front, ce trompe-l'œil ?
Or, si je regarde cet homme aux gros traits, les yeux saillants, le menton qui fuit, la peau grêlée, et qui sait d'où il vient, où il va, je me souviens qu'un soir de Madère, il y a dix ans de cela... et que faisais-je à Madère alors moi-même... il dit qu'il renoncerait au paradis pour l'or d'Ophir, cherchant sur la Terre au-delà des eaux les étoiles... je me souviens de l'avoir à Lisbonne épié, dessinant des cartes où figuraient des continents inconnus... je me souviens, on le disait à la recherche de l'Eden, et croyant trouver le Cathay au Ponant comme à la rencontre de Marco Polo... enfin justifiant mille hérésies au nom de la conversion des Sauvages... mais qui savait qu'il fût un meurtrier du Christ ?
Le soir tombait comme une orange. Il passait dans la rue un parti de jeunes gens joyeux dans des habits de scandale. Ô Grenade, ô ville de tentations, où le mal a les yeux si beaux qu'on le prend pour le bien... mais que chantaient-ils donc, les impies ?
CHANT DES VAURIENS
Porteurs d'oiseaux et de poignards
Jeunes gens couleur de l'orgueil
Les pieds agiles comme l'œil
Ô les pierres que vous jetez
Feu qui se met le soir aux femmes
Cyclones du bonheur d'autrui
Voleurs de volaille et de fruits
Ô votre rire dans les haies
Sans or que pris sans droit que d'être
Bagarreurs des quartiers éteints
Qui sentez le sang du prochain
Poulains d'enfer ô frénétiques
Qu'importent les murs et les hommes
Ce sont des verres renversés
Le plaisir est dans les fossés
À quitte ou double ô loups de terre
Violeurs des lois et des femmes
Ivres de vivre à pas vingt ans
Vous que l'on prend avant le temps
Chenapans ô célibataires
Blasphémez quand vos dents sont blanches
Jetez votre âme à vos pieds nus
Battez-vous premier qu'on vous tue
Étouffez dans vos bras les ombres
Criez Dieu mort et faux l'amour
Brisez comme paille les jours
Enfants nés pour la fin du monde
Ô blousons noirs jeunes hommes avant d'atteindre en vous l'homme avant d'éprouver cette force de votre âme jetés à la violence d'être où plus qu'en ce pays ivre d'œillets et de lavandes fleurit le séducteur d'Islâm d'après l'Islâm aussi bien et qu'il soit de Grenade ou de Séville ainsi que le Don Juan feint du siècle treizième de Christ le même soleil leur fait la bouche aux baisers prompte et le plaisir sans lendemain avec pour morale la ruse et le triomphe au mécréant
Car Moslimîn ou Chrétiens la jeunesse d'abord appartient à l'éblouissant royaume de tromperie et plus blanches sont les dents plus cruel est le louveteau
Quel parfum tout à coup levé quel vent dans le sable a fait sortir d'eux-mêmes ces jeunes gens à la tombée du jour
Il y avait des paresseux en qui s'était longuement formée on ne sait quelle image et des musiciens en sourdine amorçant un air qui ne s'achève point
Cela partit d'une place ou d'une cour ou peut-être d'une fontaine à l'eau narquoise
Il y avait de la force à revendre on s'était bousculé par jeu mais l'étroitesse des ruelles
Ne permettait pas que plaisanter se fit à l'ampleur des épaules
Et puis on se sait las à la fois de porter sa jeunesse au dâr-al-kharâdj où les femmes sont peintes
Qui donc a soudain grand ouvert les vantaux de l'écurie aux poulains
Regardez-les se poussant à courir à rire à se parer de ce qui leur tombe sous la main pour leur équipée
Les joueurs de pandore marchent devant on dirait la grand'noce d'une génération cela ressemble aussi diablement à une guerre qui commence à une volée d'oiseaux à un coup de folie à un coup d'épée
Ils se sont donné toute la campagne hors la ville ils en vont prendre étourdiment possession
C'était bien la peine de les envoyer à l'école où l'on apprend ensemble à psalmodier la religion
Maintenant voyez un peu l'éclat de leurs regards leurs dents blanches et leurs couteaux
Pourquoi faut-il quand on a tracas de faire l'amour que ce soit toujours comme si l'on se préparait à la tuerie
Et la chanson qu'ils se volent de l'un commencée à l'autre passant alterne l'obscénité sans mesure et la candeur des étoiles
Évidemment ce sont les moulhoûn qui sont responsables de tout comme on appelle ici les musiciens à gages
Ces gens-là ne valent pas la corde pour les pendre à tout bout de champ prêts à se louer aux débauchés à faire perdre la tête aux gens avec les danses et les chants
Et c'est un excellent alibi pour tous les chapardeurs de fruits de bijoux et de femmes
Est-ce qu'ils se font idée un instant que nous sommes à deux doigts de la perte de l'Islâm
Que ces fauchaisons où meurt le soleil du soir le sang des leurs s'y préfigure
Ont-ils idée un instant de ce qu'augure au fond du paysage un frémissement d'étendards Et ces croix au-dessus des bûchers lointains
C'est l'été sur la campagne et les gens ont quitté leur village où dans le parfum des foins ces chenapans avant eux vont entrer sous le prétexte invoqué d'une fête ou d'un concert
Tout le jour au milieu des travaux les paysans ont tourné la tête aux heures de prière vers les muezzins dont la voix ne se bornait pas à donner grande leçon de Dieu mais rappel encore pour eux des vannes à ouvrir que l'eau se précipite au creux des aryks irriguant la terre
Ainsi la fraîcheur du sol et celle de l'âme vont un même pas
Mais maintenant qu'ils reviennent voilà près des fermes où s'en étonnent l'âne et le bœuf cette tornade avec ses instruments et ses rires
Et la pintade fuit dans une peur justifiée
On ne sait trop comment les accueillir ces gens de Grenade et sans doute y a-t-il parmi eux des sacripants qui n'ont pas quitté pour rien la ville Et des Gitans dont brillent la bouche et les yeux
Toute sorte de petits marchands de mendiants d'hommes de louage ou d'artisans les ont suivis chiens derrière une voiture de boucherie
Dans l'espoir d'un os ou des entrailles
D'un spectacle interdit débauche ribote rixe ou crime sanglant
Avec cela que pour nous d'un mot c'est la bagarre et qui sait à quoi tout cela tend le pillage ou pire Il est fréquent
De trouver le long du Xénil après leur passage un homme qu'ils ont roué de coups qui s'en fut mourir à l'écart
En tout cas il ne faut point les laisser s'approcher des femmes car
Alors ils ne savent plus ce qu'ils font
Blasphémateurs de toute chose et de la religion n'ayant retenu que le mépris de leur mère et le plaisir du guerrier
Aussi les avez-vous vus jeter la pierre au vieux chanteur des rues
Le fou le faux Kéïs Ibn-Amir an-Nadjdî qui donne au mot amour un sens tout autre que le leur
Eux qui professent qu'on piétine la fleur respirée afin qu'elle ne se fane point
Et parce qu'ils ont le rire de l'aube il se trouve toujours des jeunes filles
Pour s'élancer vers eux comme vers le poignard
S'il y a meurtre qu'on en tienne responsables tous parents d'un fils ‘azib c'est-à-dire d'un célibataire et la mère en soit comme le père arrêtée
UNE FILLE QUELQUE PART AU BORD DU XÉNIL
Ils sont venus avec des fleurs
Avec des chansons de voleurs
Et des étoffes de couleur
Le jour les fuit la nuit les craint
Plus pâle que leurs tambourins
Leur lèvre a goût de romarin
Et leurs baisers saignent la mûre
À peine il frappe la mesure
Leur pied a perdu sa chaussure
Dansant déjà comme on gémit
Entre les bras de son amie
Et déjà la terre en frémit
La voix leur sort on dirait l'âme
On dirait du fourreau la lame
On dirait du ventre la flamme
Ils ont les yeux de l'Arabie
Ces garçons pareils au pain bis
Si prompts à quitter leurs habits
Ô trouble d'un soir étoilé
Vous qui semblez vous qui semblez
Bleuets noirs dans le sein des blés
Cruelle ivraie à qui s'enivre
Rien qu'à vous voir le cœur se livre
Le cœur se meurt à vous voir vivre
LE FAKÎR
Et ils s'en furent boire au bord de la rivière, dans une auberge de bateliers et de bandits, une khâna, qui payait tribut disait-on aux collecteurs d'impôts pour que de la ville on ne s'occupât de ce qui s'y passait, d'ailleurs on y trouvait toujours quelque exempt du sâhib-al-medîna, ce que vous appelez un agent de la police municipale, cuvant son vin s'il ne courait les salles après une créature peinte, laquelle ne payait pas pour se faire payer. Les moulhoûn s'installèrent dehors et jouèrent avec un bruit d'enfer une danse où deux par deux les jeunes gens montraient leur prestance et leur impudeur. Et ils mimaient la chasse et la guerre, les villes prises et les filles violées. Le vin était lourd et sucré, qui avait à tour de rôle raison des plus jeunes. C'est alors que survint l'homme et qu'il se mit dans sa maigreur et sa misère à tourner sur lui-même les bras étendus, d'une telle vitesse que tous les danseurs en semblèrent chassés comme des mouches avec la serviette. Les uns en furent dégrisés, les autres perdirent à ce vertige le peu qu'il leur restait de raison. Le danseur, dans sa robe couleur de terre, qui s'ouvrait sur les cyprès de sa poitrine, les pieds nus et déchirés, la tête rasée découverte, décharné comme un épouvantail, pivotait dans le vent de ses manches et de ce moulin vivant partaient des soupirs qui s'enflaient, des grincements de meule, la plainte d'un blé qui souffre sous la pierre, la fureur des dents, la colère des articulations... des mots s'en dégagent soudain, sur quoi retombent les draps du mouvement, puis ils percent d'un genou, d'une épaule, jusqu'à se faire nus à l'oreille, en désordre, mêlés, giratoires, enfin prenant, par la force qui fuit le centre oral, le sens vertigineux de l'eau claire en suspens dans le seau renversé...
Opar ôpar ôpar ô parole de Dieu
Malheur pâleur couleur douleur des pleurs pleurs pleurs
Et la ville à Dieu qui eut le malheur de déplaire
Demeure sur la colline assise dans sa pâleur
Ses tours perdent la couleur du sang répandu dans la douleur et la colère
L'étranger s'assied dans la splendeur insolente des pierres
Ha ha ha mes bras mes pauvres bras mes chevilles
Vous avez brisé mes os étreint ma gorge et percé mes joues
Ma tête est exposée aux oiseaux sur les murs déshonorés
L'orgueil des jets d'eau s'est tu le jour s'est fait de plâtre
Il ne bat plus jamais une seule porte dans les nuits
Mon peuple est dispersé le saule pleure pleure
Et quand fléchissait la course des phrases l'impossible survint La toupie
Accélère double triple décuple sa vitesse de révolution
Comme un éclair apparaissant au bout des deux manches
D'où sortent ces couteaux agiles dans les doigts
Semblables à l'effroi d'ailes de pigeons escamotés
À des verres vides qui s'emplissent à nos yeux d'un vin d'imagination
Brusquement dont le danseur se frappe
Et la main gauche a poignardé le bras droit
Le corps se taillade ah comme les dagues le travaillent aux côtes
Sans que le mouvement ralentisse avec le sang perdu
Sans que l'être bondissant en semble rien savoir ni sentir
Si bien que l'incantation parfaitement insensible aux blessures
A repris son développement circulaire et le paon
Frappé n'en fait pas moins la roue
Dieu Dieu Dieu Rossé blessé percé transpercé chassé
Je suis monté sur un lion qui m'a porté dans sa crinière à travers les eaux sans fin de la mer
Au troisième jour l'air s'est chargé de sable et des oiseaux ont crié le rivage
Je me suis jeté sur toi terre d'Afrique ainsi que le jeune homme
Entrant dans sa première maîtresse et qui ne sait prolonger son plaisir
Dix ans je t'ai parcourue avec des supplications et des caresses
Je t'ai ensemencée avec mes chants et mes cris
Je t'ai dix ans arraché des larmes dans la brutalité de ma prophétie
Je t'ai demandé tes fils pour les faire mourir
Pour les jeter comme un pré fauché sur l'Andalousie
Pour les massacrer dans la plaine et les massacrer dans les montagnes
Je t'ai demandé vainement leur sang d'écarlate
Pour en farder Grenade aux couleurs d'Islâm
Dix ans j'ai roulé comme un sanglot d'Alexandrie à Marrâkech
Dix ans j'ai hurlé la peur de ce qui va maintenant venir
Alors j'ai tourné mon désespoir et ton refus vers ma patrie
Et je me suis embarqué comme Tarik pour le rocher couvert de singes qui sont des Juifs punis d'Allah
Mais le Roi d'Ifrîkiya ne m'avait point donné ses trois mille chevaux
J'ai soulevé de mes clameurs les monts Albacharât
Il s'y fait dans le temps présent la volonté du Tout-Puissant
Ô vous qui n'entendez point le bruit de cette boucherie
Gens du royaume bétique à tout ce qui n'est pas votre joie
Rendus sourds par le doigt de Dieu pesamment sur votre oreille
À nouveau la voix tombe et se disperse et les mots font autour du fakîr une pluie de fleurs
À nouveau rien ne se comprend plus de ce qui force l'orifice de sa lèvre
À nouveau le dessus est pris sur toute chose par les tambours
Et le rire des mauvais garçons ne voit plus qu'un mendiant qui s'exténue à girer sur un axe brisé pour qu'on lui jette des dirhams
Et les servantes de l'auberge attendent qu'il tombe à terre pour
Apporter le mouton fumant
À nouveau le brasier de l'homme se rallume et ses flammèches tombent sur les auditeurs cherchant la paille et l'incendie
Non non Seigneur non ne prends pas ma bouche
N'y mets pas le feu de ta langue ô terrible baiser
Qui me ravage de ce que je ne veux ni croire ouïr ni voir pourquoi
M'as-tu visité pourquoi m'as-tu traité comme une âme prostituée
Et me voilà sur la place publique crachant
Ta flamme au milieu des badauds qui reculent
Non Non Seigneur ne me force pas de parler ton langage
Ne me fais pas résonner de tes malédictions
Grâce ah je brûle de Dieu dans mon gosier grâce
J'étouffe je suis tout violet de ce viol divin j'agonise
Je ne reconnais plus ma voix je suis
Habité de ta vengeance ô glaive et j'entends dans la stupeur
Mon visage dire ce que j'aurais voulu faire sombre
Et ma propre destruction sort de moi
Non non Seigneur je ne le dis pas je ne le
Dis pas dis pas dis pas je ne
Le
Dis ah n'écoutez pas cet autre en moi qui se substitue
À moi Malheureux détournez de moi votre Malheureux
La main de Dieu m'étreint Je ne puis Malheureux
Plus résister Prenez garde
Et le convulsionnaire se roule sur le sol dans des cris d'animaux il est
Toute une ménagerie épouvantée avec des bruits de groin et d'ailes
Une basse-cour sens dessus dessous la fuite des bœufs sous le fouet la ruade entre les brancards des chevaux de trait
L'hystérie à l'approche du Voleur
Or voici qu'il devient la gaine de Dieu même
L'enveloppe indigne du verbe et son luth Il frémit
Il frémit Il ne résiste plus Il se plie et se dresse il palpite il parle
Il a parlé
Nous t'avions prévenue ô ville de carthame et de pourpre
Et cet enfant que tu t'es donné pour roi soit la pierre de l'accomplissement
Nous avions dressé le père contre le fils et le fils contre le père
Et comme ce n'était point assez pour toi de ce signal
Nous t'avions intimé plusieurs fois l'ordre de chasser l'impur et l'impie
Mais les Juifs sont demeurés assis sur ton seuil qui se sont vantés d'avoir un cœur incirconcis eux qui refusèrent de combattre au jour de Bedr
Vous écoutez la musique ensemble et partagez les fruits dont nous avions béni votre terre alors
Que la peste noire et la sécheresse régnaient chez vos ennemis
Aussi avons-nous renversé l'ordre des choses pour votre perdition
Nous avons soufflé dans leur poitrine aux incroyants la fureur et la cruauté
Nous avons mis dans leurs mains le fer nous leur avons donné le tonnerre sur des roues
Ils sont entrés dans les places lointaines et dans les places proches
Et bien qu'ils fussent aveugles et sourds ils ont vu notre voie ils ont entendu notre voix
Ils sont nos envoyés qui foulent au pied votre superbe et votre herbe
Ils piétinent votre duplicité d'hier jusque dans vos prières
Qu'ils entrent chez le savetier ou qu'ils entrent chez le monarque
Avec la lance et le fusil la flèche et l'arc
Et qui peut démêler jamais de celles des filles d'Israïl vos entrailles répandues
Hé quoi vous avez oublié la leçon des temps zîrides quand nous chassâmes comme un porc Joseph ben Samuel Ibn-Nagrîla
Et Bâdîs alors qui régnait à Grenade pour prix de ce Wazîr et de ses coreligionnaires
Nous avons ouvert sa bauge à la meute des Sanhâdja son propre peuple par nous contre lui dressé
Quatre mille Juifs sous ses yeux périrent avec Joseph par la main berbère et c'était le neuf de Safar il y a de cela quatre cent trente années lunaires
Elles ont suffi que vous retombiez dans le fumier d'Israïl
Ne savez-vous pas que l'or des Juifs arme aujourd'hui contre vous le bras des Roûm
Mais nous avons inspiré leur justice et dans le même temps les bûchers flambent à Karis et Toulaïtoula qu'ils nomment Cadix et Tolède
Pour l'anéantissement des premiers et le triomphe des seconds sur vous
Et nous avons fait licite pour eux l'emploi du feu pour purifier la terre et vous ne serez point préservés de la mort d'Israïl
Nous sommes sans reproche à l'Infidèle de l'arme dont nous avons eu rigueur d'Alî même
Nous sommes dans le poignet prompt à taillader votre face
Dans le ventre du soudard déshonorant vos filles devant vous
Nous activons le feu païen dans vos demeures
Que les enfants de votre plaisir grillent dans leurs berceaux
Nous voici devant l'Alhambra sur le visage de la Croix
Et voyez alors votre Roi dans son ignominie et son désarroi
De sa main remise les clefs de Grenade à ces envoyés de notre puissance
Qui vont l'appeler Boabdil et le caresser comme un fils dans la honte du soleil
Et pour vous qui écriviez Dieu seul est vainqueur au front des monuments de votre vertige
L'heure est venue où les mots s'incarnent dans la punition
Où vous éprouvez la vérité de notre parole et notre promesse tenue
Il est aux confins de lui-même il ne touche plus le sol il partage le pain de Dieu dans sa bouche
Il ne sait plus qui lui souffle les mots
Ô pieds de l'inspiré pieds bondissants et gelés touchez touchez terre car
C'est odieux à voir se prolonger ce bond qui ne finît point
Déjà les verres se sont remplis et les jeunes gens se partagent
Les uns cherchant l'ombre féminine et d'autres rêvant du sang versé l'on
N'entend plus sa propre pensée avec les tambours et les cithares
Faites circuler le vin de dattes que l'on boira tout droit de l'outre
S'il n'y a point assez de gobelets pour tous ces chenapans
Et retombée enfin la marionnette dont
Le Saltimbanque a d'un coup lâché les ficelles
Dessus s'est penché cet homme de Castille qui s'était
Mêlé comme une médecine amère au vin de Malaga
À la tourbe des suiveurs couverts de paille et de poussière
Quel langage parle-t-il à cette oreille encore tintante de Dieu
Le persan le pehlvi l'arabe j'ai
Peine à distinguer les mots noirs comme le jais
Ne me reconnais-tu point a-t-il dit sous le poignard des années
Ce ravage du front les hiéroglyphes de la peau les dents perdues
Les mots tatoués à ton bras comme au mien ne te rappellent-ils entre nous
Cet échange du sang au mépris de ta loi comme de la mienne
Regarde encore une fois le compagnon du sacrilège ô Hamet
Les temps sont venus qu'à nouveau se rencontrent les hiboux
Les temps sont venus pour toi pour moi pour Boabdil
Une fois de plus tu vas boire avec moi le vin de l'imposture
Et meure le royaume nasride alors que le mensonge de sa naissance est déjà flétri comme une fleur ancienne
Dérision soit sur le dernier fils des'Ansâr
Nous sommes la nouvelle perfidie à quoi la puissance échoit
Et le domaine dévolu le plaisir prolongé de l'homme au-delà de lui-même
Regarde devant toi fakîr ébloui comme l'esclave soumis à la volonté du maître immonde
Nous voici liés pour l'enfer qui vient dont les flammes prennent un goût pour toi de paradis