Le tracé des frontières africaines motive leur critique : selon Michel Foucher, 44% sont des lignes droites, 34 % épousent l’hydrographie, seulement 17 % reflètent des faits humains. Si toute frontière est par nature artificielle, le défi posé par les frontières africaines réside dans leur caractère exogène : créées pour délimiter des domaines coloniaux, elles précèdent les États et les nations auxquels elles sont censées donner naissance. La déclaration du Caire de l’OUA, en 1964, pose le dogme fondateur de l’intangibilité des frontières, afin de limiter les litiges et d’inciter les États à se concentrer sur leur développement.
L’architecture de ces frontières est restée très stable. Seules 40 % d’entre elles sont démarquées (délimitation reconnue de part et d’autre) et 43 litiges récurrents entre États sont recensés, mais les conflits frontaliers sont rares (huit ont été réglés par la Cour internationale de justice entre 1964 et 2015). Les tensions centrifuges (guerres du Katanga et du Biafra, conflits en Casamance, en Ogaden, au Cabinda ou de l’Azawad) ont parfois abouti à plus d’autonomie locale, sans bouleverser les cadres territoriaux étatiques. Les indépendances de l’Érythrée (1993) et du Soudan du Sud (2011) sont des exceptions.
Quelques accrocs demeurent dans le maillage territorial africain : le Sahara occidental est presque entièrement gouverné par le Maroc alors que l’ONU et l’UA reconnaissent la République arabe sahraouie démocratique (RASD) ; le Somaliland a proclamé son indépendance de la Somalie et s’administre depuis lors sans reconnaissance internationale. En mer, les zones économiques exclusives, à la délimitation embryonnaire, pourraient constituer à l’avenir des pommes de discorde, notamment dans les zones riches en ressources naturelles, comme entre la RDC et l’Angola.
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Si les frontières ont tenu malgré leur origine exogène, c’est aussi parce qu’un ciment identitaire national s’est constitué, en dépit des crises politico-économiques ou grâce à elles. Malgré l’extrême diversité humaine de l’Afrique (2 000 groupes ethnolinguistiques), la vigueur des dynamiques religieuses et des identifications ethnorégionales, parfois renforcée par leur instrumentalisation politicienne, les frontières de l’État ont servi de creuset à l’émergence de sentiments nationaux. Au sein d’un millefeuille identitaire complexe et instable, la part du sentiment national varie selon les pays et la situation des individus (dominante ou dominée, diasporique, etc.). Un style d’alimentation défini dans la capitale (tieb bou jën sénégalais), une langue dominante, le sport (lutte au Sénégal ou au Niger, athlétisme au Maroc, en Éthiopie ou au Kenya, football partout) ou encore la musique (rumba congolaise, coupé décalé ivoirien, mbalakh sénégalais…) façonnent des identités nationales vivantes. L’urbanisation et la diffusion de la télévision font aussi beaucoup pour l’expansion de ces imaginaires nés des États-nations.
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Après deux décennies de crise marquées par un affaiblissement du contrôle territorial des États, en contexte d’ajustement structurel, la période récente (2000-2016) est marquée par des dynamiques ambivalentes. D’un côté, les États approfondissent leurs politiques de décentralisation et procèdent à des redécoupages qui réduisent la taille des mailles territoriales pour en favoriser la gestion. Ils relancent aussi des politiques publiques d’aménagement du territoire sous la forme de grands projets d’infrastructures (barrages, routes, chemins de fer) ou de politiques agricoles ambitieuses, comme le plan Maroc vert. D’un autre côté, la promotion des investissements étrangers (agriculture, mines ou exploitation forestière) amène les États à concéder à de puissants acteurs économiques des droits d’exploitation des ressources sur de vastes étendues. Les pouvoirs publics n’ont pas souvent la capacité de vérifier que les opérateurs respectent leurs engagements sociaux et environnementaux. Les collectivités locales peinent à faire valoir leur point de vue et celui de leurs administrés dans des processus qui se décident au niveau central.
Le néolibéralisme – où l’État se fait promoteur du marché – s’accompagne de logiques de fragmentation qui questionnent la gouvernabilité territoriale.
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