CHAPITRE XLVII

Sewell Endicott me déclara qu’il travaillerait tard et que je pouvais passer le voir dans la soirée vers sept heures et demie.

Il occupait un bureau plutôt sinistre, meublé d’un tapis bleu, d’une table de travail en acajou antédiluvienne et d’un fauteuil de cuir noir.

Il était en bras de chemise et fumait une de ses infectes cigarettes sans aucun goût. Sa cravate desserrée était tachée de cendres.

Il me regarda m’asseoir sans rien dire, puis il déclara :

— Je n’ai jamais vu une tête de bourrique comme vous.

Ne venez pas me raconter que vous êtes encore en train de fouiller dans cette triste histoire !

— Il y a encore un point qui me tracasse. Admettez-vous maintenant que vous représentiez M. Harlan Potter quand vous êtes venu me voir en taule ?

Il acquiesça. Je me tâtai la joue du bout des doigts. L’enflure avait disparu, mais j’avais encore le muscle paralysé. Le coup avait dû toucher un nerf.

— Et que vous étiez provisoirement délégué par le D.A. quand vous êtes allé à Otatoclan ?

— Oui, mais ne me le reprochez pas trop. Marlowe. J’avais de gros intérêts à ménager. Je leur ai d’ailleurs peut-être attaché trop d’importance.

— Vous les avez toujours, j’espère ? Il secoua la tête :

— Non, c’est fini. M. Potter traite maintenant avec des firmes de San Francisco et de New York.

— Il rie doit pas me porter dans son cœur…

— Eh bien ! chose curieuse, dit Endicott en souriant, il a rejeté tous les torts sur son beau-fils, le docteur Loring. Un type comme Harlan Potter ne peut jamais se tromper, aussi prétend-il que si Loring n’avait pas donné des drogues dangereuses à Mme Wade, rien de tout ça ne serait arrivé.

— Il a tort. Vous avez vu le cadavre de Terry Lennox à Otatoclan, n’est-ce pas ?

— Oui. Dans l’arrière-boutique d’un menuisier, qui était en train de faire le cercueil. On n’avait pas trouvé d’autre endroit pour l’y mettre. Le corps était glacé. J’ai vu la blessure à la tempe. Et je vous précise tout de suite qu’il n’y avait pas d’erreur possible sur son identité.

— Je sais, monsieur Endicott. Mais il était pourtant plus ou moins grimé, n’est-ce pas ?

— La figure et les mains brunies, oui. Les cheveux teints en noir, mais les cicatrices n’avaient pas bougé, et surtout les empreintes ne permettaient aucun doute.

— À quoi ressemble la police, là-bas ?

— Elle est très primitive. Le jefe sait tout juste lire et écrire. Mais surtout, il faisait une chaleur terrible. Ils ont dû prendre de la glace à l’hôtel, des seaux entiers. C’était le seul moyen de conserver le corps.

— J’ai reçu une lettre de Terry. Je pense d’ailleurs que M. Potter est au courant. Je l’ai montrée à sa fille, Mme Loring. Il y avait un portrait de Madison dedans.

Un quoi ?

— Un billet de cinq mille dollars.

Il haussa les sourcils.

— Vraiment ? Enfin, il pouvait se permettre ça. Sa femme lui a offert 250 000 dollars net à leur second mariage. Je suppose qu’il avait l’intention d’aller s’installer au Mexique, mais je ne sais pas ce qu’est devenu l’argent.

— Voilà la lettre, monsieur Endicott. Voulez-vous la lire ?

Il la parcourut attentivement, la reposa sur son bureau et regarda dans le vide.

— Un peu littéraire, vous ne trouvez pas ? dit-il. Je me demande pourquoi il a fait ça ?

— Pourquoi il s’est tué, pourquoi il a avoué ou pourquoi il a écrit cette lettre ?

— Il ne s’agit pas de votre lettre, bien sûr, dit Endicott sèchement. Elle s’explique très bien. C’est la récompense de ce que vous avez fait pour lui… alors et depuis.

— Ce qui me chiffonne, c’est la boîte aux lettres. Quand il dit qu’il y en avait une sous sa fenêtre et que le garçon devait y mettre sa lettre sous ses yeux.

— Pourquoi ? fit-il d’un ton indifférent. Son regard s’était comme assoupi.

— Il ne peut pas y en avoir une dans un trou comme Otatoclan, dis-je.

— Continuez.

— Je n’y ai pas pensé tout de suite. Puis je me suis tuyauté. C’est tout juste un village. Dans les mille habitants au plus. La poste est dans le coin d’une boutique, la boucherie. Un hôtel, deux gargotes, pas une route convenable, un petit aérodrome qui s’explique parce que la région est réputée pour la chasse.

— Je sais. Continuez.

— Et il y aurait une boîte aux lettres dans la rue ? Pourquoi pas un hippodrome, une piscine et un kiosque à musique ?

— Alors, il s’est trompé, dit Endicott froidement. Peut-être a-t-il pris une corbeille à ordures… je ne sais pas, moi, pour une boîte aux lettres.

Je me levai, repris ma lettre, la repliai et la remis dans ma poche.

— Une corbeille à ordures ? Mais oui, bien sûr. Peinte aux Couleurs nationales, vert, blanc, rouge, avec une pancarte dessus : Respectez l’hygiène de votre cité. En espagnol, s’entend.

— Ne faites pas d’esprit, Marlowe.

— Désolé. À part ça, il reste un petit détail dont j’ai déjà discuté avec Randy Starr. Comment se fait-il que cette lettre ait été postée ? D’après Terry, il s’était arrangé avec le garçon. Or, il n’y avait pas de boîte aux lettres. La lettre est pourtant partie avec cinq mille dollars dedans. Curieux, vous ne trouvez pas ?

Il souffla un nuage de fumée et le suivit des yeux.

— Quelle est votre conclusion ? demanda-t-il enfin.

— Et la vôtre ?

Il ne répondit pas. Je me levai, le remerciai et m’en allai. Quand j’ouvris la porte, je le vis qui fronçait les sourcils. Peut-être essayait-il de se souvenir à quoi ressemblait la façade de l’hôtel et si, après tout, il ne s’y trouvait pas une boîte aux lettres.

En somme, je n’étais guère plus avancé.

Un mois s’écoula sans rien apporter de nouveau.

Puis, un vendredi matin, je trouvai un inconnu qui m’attendait dans mon bureau. C’était un Mexicain ou un Sud-Américain quelconque, très élégant, grand, mince, avec une petite moustache noire et un complet tabac, en alpaga. Il se leva poliment à mon entrée et vint vers moi. Il portait des lunettes de soleil vertes à branches d’acier.

— Señor Marlowe ?

— Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? Il me tendit une feuille de papier.

— Un aviso de parte del Señor en Las Vegas, señor. Habla vd espanol ?

— Oui, mais pas vite. Je préférerais l’anglais.

— Alors, l’anglais, dit-il. Pour moi, c’est pareil.

— Je pris le papier et le lus.

Je vous envoie Cisco Maioranos, un de mes amis. Je pense qu’il pourra vous renseigner utilement. – S.

— Entrez donc, señor Maioranos, dis-je.

Je lui tins la porte ouverte, et sentis son parfum au passage. Il avait les sourcils d’un dessin un peu trop délicat, mais il n’était probablement pas aussi délicat qu’il en avait l’air, car ses deux joues étaient balafrées de cicatrices au couteau.