CHAPITRE XIII

À onze heures du matin, j’étais assis au bar du Ritz Beverley dans le troisième compartiment de droite, en venant de la salle à manger. Le dos au mur, je pouvais assister aux allées et venues de tous les clients. Il faisait un temps splendide et le soleil miroitait à la surface de la piscine voisine. Le bar était presque désert.

Perché sur un tabouret, un type lugubre parlait au barman qui, tout en astiquant un verre, l’écoutait avec ce sourire figé qu’arborent les gens quand ils font un effort surhumain pour ne pas hurler.

Je jetai un coup d’œil à ma montre. Mon éminent agent littéraire avait déjà vingt minutes de retard. Un vieux serveur passa à côté de moi et jeta un coup d’œil discret sur mon scotch à moitié liquidé. De la tête, je fis un geste de refus. Il inclina sa vénérable toison blanche et, à ce moment précis, une vision de rêve apparut.

Pendant quelques secondes, j’eus l’impression qu’on n’entendait plus un bruit dans le bar. C’était l’instant fatidique où le chef d’orchestre vient de frapper son pupitre et brandit sa baguette. Elle était grande et mince, dans un tailleur de lin blanc avec une écharpe blanche à pois noirs autour du cou. Un petit chapeau blanc se nichait dans ses cheveux d’or pâle, dignes d’une princesse de conte de fées. Ses yeux étaient d’un merveilleux bleu gentiane sous des cils très longs et presque trop pâles. Elle gagna la table en face de moi et se mit à ôter ses gants blancs à Crispin. Le vieux serveur lui installa sa table comme aucun garçon au monde ne disposera jamais la mienne.

Elle s’assit, glissa ses gants sous la lanière de son sac et remercia le serveur d’un sourire si doux, si charmant, qu’il en fut presque paralysé. Elle lui dit quelques mots à voix basse. Il s’inclina et s’esquiva. Ce type-là allait remplir la mission de sa vie. Je la dévorais des yeux ; elle s’en aperçut, décala son regard d’un cran et je cessai d’exister. Je ne sais pas où j’étais au juste, mais j’avais toujours le souffle coupé. Je la contemplais encore, quand une voix déclara tout près de moi :

— Je suis horriblement en retard. Je m’excuse, mais voilà les responsables. Je me présente : Howard Spencer. Vous êtes Marlowe, bien entendu ?

Je détournai la tête et le regardai. Il était âgé d’environ quarante ans, plutôt replet, vêtu sans, aucune recherche, mais rasé de frais et sa chevelure clairsemée était rejetée avec soin en arrière. Il portait des lunettes sans monture et tapotait une serviette éculée qui contenait de toute évidence les responsables en question.

— Trois interminables manuscrits inédits. Des romans. Ce serait fâcheux de les perdre, avant même d’avoir pu les refuser !

Il fit un signe au vieux serveur qui venait de déposer un grand verre plein de je ne sais quel liquide émeraude devant mon apparition et commanda les consommations.

— Un de nos auteurs les plus importants habite dans la région, reprit-il distraitement. Vous avez peut-être lu ses livres. Roger Wade.

Je fis entendre un vague grognement.

— Je vois ce que vous voulez dire. (Il eut un sourire mélancolique.) Vous n’êtes pas très porté sur l’Histoire romancée, mais ça se vend comme des petits pains.

— Mais je ne veux rien dire du tout, monsieur Spencer. J’ai parcouru un de ses bouquins une fois. J’ai trouvé que c’était de la foutaise. J’ai peut-être tort de dire ça ?

— Oh ! non, dit-il en souriant. Bien des gens sont de votre avis. Mais en fait, en ce moment, le moindre livre de lui est un best-seller. Et dans l’état actuel des choses, aucun éditeur ne peut se passer d’en avoir quelques-uns.

Je jetai un coup d’œil à la merveille blonde. Elle avait fini son breuvage indéfinissable et consultait sa minuscule montre-bracelet. Le bar se remplissait peu à peu, mais sans devenir trop bruyant. Je me retournai vers Howard Spencer.

— Il est pour quelque chose dans votre problème ? lui demandai-je. Ce Wade, je veux dire…

— Voilà, dit-il avec sérieux. Roger Wade nous donne de gros ennuis. Il est incapable de finir un bouquin. Il perd tous ses moyens et ça cache quelque chose. Il a des crises de soûlographie effroyables et devient périodiquement fou furieux. De temps en temps, il disparaît pendant plusieurs jours. Récemment, il a précipité sa femme dans l’escalier. Il a fallu la mener à l’hôpital, avec cinq côtes cassées. Pourtant, ils s’entendent très bien, mais quand il boit, ce type est complètement déchaîné. (Spencer se renversa dans son fauteuil et me regarda d’un air sombre.) Il faut absolument que ce livre soit terminé. Jusqu’à un certain point, ma situation en dépend… mais nous voulons aussi sauver un écrivain réellement doué. Il est loin d’avoir donné le meilleur de lui-même. Il ne tourne vraiment plus rond. Cette fois-ci, il a même refusé de me voir. Je reconnais que son cas semble plutôt relever du psychiatre, mais sa femme ne veut pas en entendre parler. Elle est persuadée qu’un très grave souci le ronge, quelque incident de son passé, par exemple. Il pourrait s’agir d’un chantage. Les Wade sont mariés depuis cinq ans… Enfin, nous voulons savoir et nous sommes prêts à payer largement. S’il s’avère que la médecine seule y peut quelque chose, dans ce cas-là, évidemment… Mais dans le cas contraire, il faut trouver l’explication. Entre-temps, Mme Wade doit être protégée. La prochaine fois, il peut la tuer, on ne sait jamais.

— C’est pas un détective qu’il vous faut. C’est un magicien, ripostai-je. Qu’est-ce que je pourrais foutre, bon Dieu ? Si je me trouvais là au moment précis, et en admettant que j’arrive à le maîtriser, en cas de besoin je pourrais l’estourbir et le mettre au lit ; mais il faudrait être là tout le temps ; vous vous rendez compte ?

— Il est à peu près de votre taille, dit Spencer, mais il est loin d’avoir votre forme. Et vous pourriez être là-bas tout le temps.

— Difficilement. Sans compter que les ivrognes sont malins. Ce n’est pas mon métier de jouer les infirmiers.

— Un infirmier ne servirait à rien. Roger Wade ne l’accepterait pas. C’est un garçon de grand talent, mais il a été ébranlé au point qu’il ne sait plus se maîtriser. Il a amassé trop d’argent en écrivant des âneries pour des connards. Mais le seul moyen de s’en sortir pour un écrivain, c’est d’écrire…

— Ça va, je suis emballé, dis-je avec lassitude. Il est formidable, mais il est aussi rudement dangereux. Il couve un noir secret et il essaie de le noyer dans l’alcool. Ce genre de problème me dépasse, monsieur Spencer.

— Je vois. (Il jeta un coup d’œil à sa montre d’un air contrarié qui parut soudain le vieillir.)

Il tendit la main vers sa serviette. Je regardai la fille blonde du coin de l’œil. Elle se préparait à partir. Le garçon chenu lui tendait son addition. En payant elle lui adressa un sourire délicieux. À le voir, on aurait cru qu’il venait de serrer la pince à Dieu le Père. Elle se fit un petit raccord, passa ses gants blancs et le garçon écarta la table pour la laisser passer. Je me retournai vers Spencer. Les sourcils froncés, il contemplait son verre vide sur la table. Sa serviette était posée sur ses genoux.

— Écoutez, dis-je, je vais aller voir votre problème, et je tâcherai de voir ce qu’il a dans le ventre, si vous y tenez. Je parlerai à sa femme également. Mais à mon avis, il me foutra à la porte.

Une voix – qui n’était pas celle de Spencer – déclara :

— Non, monsieur Marlowe. Je ne crois pas qu’il ferait ça. Au contraire, je pense que vous lui plairiez.

Je levai la tête et mon regard plongea au fond de deux grands yeux violets. Elle se tenait debout devant nous. Je me levai et restai penché en avant, coincé entre la banquette et la table.

— Je vous en prie, restez assis, dit-elle d’une voix aussi suave que la musique des ondes éthérées. Je sais que je vous dois des excuses, mais il me semblait très important de pouvoir vous observer avant de me présenter. Je suis Eileen Wade.

— Ça ne l’intéresse pas, Eileen, dit Spencer d’une voix morose.

— Je crois que vous avez tort, dit-elle en souriant.

Je finis par me ressaisir. J’étais resté là, cassé en deux, avec la bouche ouverte comme un collégien. C’était vraiment un morceau de roi. De près, elle me coupait le sifflet.

— Je n’ai pas dit que ça ne m’intéressait pas, madame Wade. Ce que j’ai dit, ou du moins, ce que j’ai voulu dire, c’est que je ne voyais pas à quoi je pourrais servir.

Elle était devenue très sérieuse.

— Vous vous décidez trop vite. Vous ne pouvez pas juger les gens d’après ce qu’ils font. Si vous voulez vraiment les juger, faites-le d’après ce qu’ils sont.

J’acquiesçai vaguement. C’était exactement l’idée qui m’était venue à propos de Terry Lennox.

— Et pour cela, poursuivit-elle, il faut commencer par les connaître. Au revoir, monsieur Marlowe. Si jamais vous changez d’avis… (Elle ouvrit son sac d’un geste vif et me tendit une carte.) Et merci d’être venu.

Elle fit un signe de tête à Spencer et s’éloigna. Je la regardai partir.

Spencer m’observait. Il y avait une sorte de dureté dans son regard.

— Bien joué ! dis-je, mais vous auriez dû lui jeter un coup d’œil de temps en temps. Une perle aussi rare ne reste pas assise vingt minutes en face de vous sans que vous ne finissiez par la remarquer.

— J’ai été stupide, n’est-ce pas ?

Il essayait de sourire, mais il n’en avait aucune envie. Il n’aimait pas la façon dont je l’avais dévisagée.

— En tout cas, dis-je, n’essayez plus de me faire croire qu’un individu quelconque, ivre ou non, puisse jeter cette splendide créature en bas de l’escalier, et lui casser cinq côtes.

Il rougit. Ses mains se crispèrent sur sa serviette.

— Vous me traitez de menteur ?

— Peu importe. Vous avez joué votre rôle. D’ailleurs, vous avez peut-être un faible pour cette jolie dame vous-même…

Il se leva brusquement.

— Je n’aime pas votre ton, dit-il. Je ne suis même pas sûr que vous me plaisiez, finalement. Faites-moi le plaisir d’oublier toute cette histoire. Je suppose que ceci suffira à vous dédommager.

Il jeta un billet de vingt dollars sur la table, et ajouta quelques pièces pour le garçon. Puis il fit demi-tour et s’éloigna d’un pas rapide.

Je fumai la moitié de ma cigarette, les yeux dans le vague, puis me levai pour m’en aller. En montant dans ma voiture, je me souvins de la carte que m’avait donnée Eileen Wade et y jetai un coup d’œil. J’y lus, gravé sur le bristol, Mme Roger Stearns Wade, 1247 Idle Valley Road, Tel. Idle Valley 5-6324. Cette vérification faite, je regagnai mon bureau. Howard Spencer m’appela vers la fin de l’après-midi. Il était calmé, s’excusa de la sortie qu’il avait faite et me demanda si, par hasard, je ne m’étais pas ravisé.

— Écoutez, monsieur Spencer, dis-je avec impatience, Mme Wade a peur de son mari, elle est libre de s’en aller, ça la regarde. Personne ne pourrait la protéger vingt-quatre heures sur vingt-quatre. D’autant, qu’en plus, je ne vais pas le forcer à finir son sacré bouquin. S’il en a envie, ça dépend de lui. Vous m’en demandez vraiment trop.

— Mais tous les aspects du problème sont liés, dit-il. Remarquez que je comprends votre point de vue. C’est une question un peu trop complexe pour vous demander de la résoudre. Eh bien ! au revoir. Je reprends l’avion ce soir pour New York.

— Bon voyage !

Il me remercia et raccrocha. J’oubliai de lui dire que j’avais donné ses vingt dollars au garçon. Je songeai à le rappeler pour le lui signaler, mais je me dis qu’après tout, il était déjà assez embêté comme ça.

Je bouclai mon bureau, sortis et partis avec l’intention d’aller boire un gimlet chez Victor comme Terry me l’avait demandé dans sa lettre. Puis je changeai d’avis. Je ne me sentais pas dans des dispositions assez sentimentales.

Une fois rentré chez moi, je mis la télévision et regardai des combats de boxe. Ça ne valait pas un clou. Avec les gnons qu’ils faisaient semblant d’échanger, pas une de ces lavettes n’aurait risqué de réveiller sa grand-mère en train de faire la sieste. Écœuré, j’allais me glisser dans les toiles quand le sergent Green, de la Brigade criminelle, m’appela au téléphone.

— J’ai pensé que ça vous intéresserait peut-être de savoir que votre ami Lennox a été enterré il y a deux jours dans ce petit patelin du Mexique où il est mort. Un avocat s’est rendu là-bas pour représenter la famille. Vous avez eu du pot pour cette fois, Marlowe ; la prochaine fois que vous aurez envie de faire passer la frontière à un copain, je vous conseille de vous abstenir.

— Il avait combien de balles dans le corps ?

— Hein ? rugit-il.

Il y eut un silence. Puis il reprit d’un ton presque trop circonspect :

— Une, ma foi. En général, ça suffit quand un type se fait sauter le caisson. L’avocat ramène une série d’empreintes et ce qu’il avait dans ses poches. Ça vous suffit comme renseignements ?

— Non, mais vous ne pourriez pas me donner les autres. J’aimerais savoir qui a tué la femme de Lennox.

— Bon sang ! Grenz ne vous a pas dit qu’il a laissé des aveux complets ? C’était dans tous les canards. Vous ne lisez plus les journaux ?

— Merci de m’avoir appelé, sergent. C’est bien aimable à vous.

— Écoutez, Marlowe, dit-il d’une voix râpeuse, si vous avez vos petites idées sur cette affaire, je vous conseille de les garder pour vous. Elle est classée, enterrée, roulée dans la naphtaline.

Il raccrocha brutalement. Je reposai l’écouteur tout en me disant qu’un flic honnête qui a quelque chose à se reprocher se montre toujours agressif. Un flic malhonnête aussi. D’ailleurs, à peu près tout le monde en général, moi y compris.