CHAPITRE XXVI
Un rayon de soleil me chatouillait une cheville. J’ouvris les yeux et aperçus la cime d’un arbre qui se balançait sur un fond de ciel bleu vif. Je me tournai de côté et sentis le contact du cuir contre ma joue. Je me sentais le crâne fendu en deux comme à coups de hache. Je m’assis. D’un regard hargneux je consultai la pendule. Elle indiquait six heures et demie. Je me levai, non sans dépenser une forte dose d’énergie. Je commençais à ressentir salement le fameux poids des ans.
Je trébuchai jusqu’au lavabo, ôtai ma cravate et ma chemise et m’aspergeai d’eau froide. Une fois bien dégoulinant, je me frictionnai avec fureur. Je remis ma chemise et ma cravate et pris mon veston. Le revolver, au fond de ma poche, cogna contre le mur. Je le sortis, fis basculer le barillet et vidai les cartouches dans le creux de ma main. Cinq intactes et une douille vide noircie. Puis je me dis : à quoi bon ? On peut toujours en retrouver d’autres. Je les remis donc en place et allai ranger le revolver au fond d’un des tiroirs du bureau. Quand je relevai la tête, Candy debout sur le seuil de la porte, tiré à quatre épingles dans sa veste blanche, les cheveux luisants, me regardait d’un œil amer.
— Tu veux du café ?
— Merci, oui.
— J’ai éteint les lampes. Le patron va bien. Il dort. J’ai fermé sa porte. Pourquoi tu t’es saoulé ?
— Bien obligé.
— T’as pas pu la baiser, hein, poulet ? Tu t’es fait vider ?
— Comme tu voudras.
— T’as pas l’air de la ramener ce matin, poulet.
— Va me chercher ce bon Dieu de café ! lui criai-je. Il me tourna le dos et sortit. Il revint presque aussitôt avec un plateau d’argent.
— Il est tout frais. Je viens de le faire, dit-il en ramassant une bouteille par terre.
Puis il sortit.
Je bus coup sur coup deux tasses de café noir. Puis je me risquai à allumer une cigarette. Tout se passa bien. J’appartenais encore à la race humaine. Candy réapparut.
— Tu veux manger ? demanda-t-il morose.
— Non, merci.
— Bon. Alors fous le camp. On veut pas de toi ici.
— Qui ça, on ?
Il souleva le couvercle d’une boîte, prit une cigarette, l’alluma et me souffla insolemment un nuage de fumée à la figure.
— Je m’occupe du patron, dit-il.
— Ça te rapporte ?
Il fronça les sourcils puis acquiesça.
— Oh ! oui, ça paye bien.
— Et les petits à-côtés ? Combien pour garder pour toi ce que tu sais ?
Il revint à l’espagnol.
— No entiendo.
— Tu comprends très bien. Combien tu lui fais cracher ? Je parie que ça ne dépasse pas deux cents.
— Deux cents quoi ?
— Deux cents dollars.
Il sourit.
— Alors donne-m’en deux cents pour que je dise pas au patron que t’es sorti de la chambre de sa femme, hier soir.
— Ça suffirait pour acheter un wagon complet de métèques de ton espèce.
Il fit la sourde oreille.
— Le patron est mauvais quand il se fâche. Tu ferais mieux de payer, poulet.
— Passe la main, dis-je. Tu n’es qu’un petit amateur. Y a des tas d’hommes qui ne demandent qu’à s’amuser quand on les provoque. De toute façon, elle en connaît un drôle de bout là-dessus. Tu n’as rien à vendre, mon vieux.
— En tout cas, ne fous plus les pieds ici.
Je me levai et contournai la table. Il se déplaça pour me faire face. J’examinai sa main, mais il était évident que ce matin, il ne portait pas son couteau. Une fois à la bonne distance, je lui collai ma main sur la figure.
— J’ai du boulot ici et je viendrai quand ça me chantera. À partir de maintenant, fais gaffe à ce que tu dis.
Il n’eut pas la moindre réaction. Il resta un instant immobile, les traits figés. Puis il ramassa le plateau du café et s’en alla.
Après son départ, je tâtai ma barbe qui commençait à picoter, me secouai et décidai de mettre les bouts. J’en avais plus que ma claque de la famille Wade. Comme je traversais le living-room, je vis Eileen descendre l’escalier, en pantalon blanc et spartiate, avec une chemise bleu pâle. Elle me regarda d’un air totalement surpris.
— Je ne savais pas que vous étiez ici, monsieur Marlowe, dit-elle, comme si elle m’avait invité pour le thé huit jours avant et ne m’avait pas revu depuis.
— J’ai mis le revolver dans le bureau, dis-je.
— Le revolver ? (Puis une lueur parut se faire dans son esprit.) Oh ! La nuit dernière a été un peu agitée, n’est-ce pas ? Mais je croyais que vous étiez rentré chez vous.
Je m’approchai d’elle. Elle portait autour du cou une mince chaîne d’or avec une sorte de pendentif émaillé bleu et or sur fond blanc. Je distinguai un poignard en travers d’ailes repliées. C’était sans doute un quelconque insigne militaire.
— Je me suis saoulé, dis-je. Méthodiquement et sans élégance. Je me sentais un peu seul.
— Il ne fallait pas, dit-elle.
Son regard était aussi clair que de l’eau de roche.
— C’est une question d’opinion, dis-je. Maintenant, je m’en vais et je ne suis pas sûr de revenir. Vous avez entendu ce que j’ai dit à propos du revolver ?
— Vous l’avez mis dans son bureau. Ce serait peut-être une bonne idée de le cacher ailleurs. Il n’a pas vraiment voulu se tuer, n’est-ce pas ?
— Je ne peux pas vous dire. Mais la prochaine fois, on ne sait jamais.
Elle secoua la tête.
— Franchement, je ne crois pas. Vous nous avez été d’un précieux secours hier soir, monsieur Marlowe. Je ne sais comment vous remercier.
Elle rougit légèrement, puis se mit à rire :
— J’ai fait un rêve très curieux, cette nuit, dit-elle sans me regarder. Un homme que j’ai connu se trouvait dans la maison. Un homme qui est mort depuis dix ans…
Ses doigts effleurèrent son pendentif émaillé.
— C’est pour cette raison que je porte ceci aujourd’hui. Il me l’avait donné.
— Moi aussi, j’ai fait un drôle de rêve, dis-je, mais je le garde pour moi. Tenez-moi au courant de l’état de Roger au cas où je pourrais faire quelque chose.
Nos regards se croisèrent.
— Vous venez de dire que vous ne reviendriez pas.
— J’ai dit que je n’en étais pas sûr. Je serai peut-être obligé, mais j’espère que non. Il y a quelque chose qui cloche dans cette maison, et ça ne tient pas seulement au whisky.
D’un air songeur elle exhala un léger soupir.
Au fait, qu’est-ce que vous attendiez de moi, madame Wade, au début, quand vous m’avez persuadé de me mettre en chasse ? Pourquoi moi ? Qu’est-ce que je pouvais vous offrir ?
— Vous avez tenu vos engagements, dit-elle calmement, quand ça ne devait guère être commode.
— Très touché, dis-je, mais je ne crois pas que cette raison soit la bonne.
— Alors, donnez-la-moi.
— Elle était bigrement mince, en admettant qu’elle existe vraiment. On ne pourrait pas en trouver de plus mauvaise.
— Pourquoi ? dit-elle, les sourcils froncés.
— Parce que, ce que j’ai fait, tenir mes engagements comme vous dites, c’est une bourde qu’on ne saurait commettre deux fois dans sa vie.
— Vous savez, dit-elle d’un ton léger, cette conversation devient de plus en plus énigmatique.
— Vous êtes une personne très énigmatique, madame Wade. Au revoir et bonne chance. Si Roger vous préoccupe vraiment, je vous conseille de lui trouver le docteur dont il a besoin… Et vite.
Elle se remit à rire.
— Oh ! ce n’était qu’une crise de rien du tout, hier soir. Vous devriez le voir quand ça va vraiment mal. Cet après-midi il sera levé et en train de travailler.
— Ça m’épaterait.
— Mais je vous assure. Je le connais si bien !
Sans ménagement, je lui lançai un dernier coup dans les gencives.
— Au fond, vous ne tenez pas du tout à le tirer d’affaire. Vous vous contentez de jouer la comédie.
— C’est ignoble, ce que vous venez de dire, déclara-t-elle froidement.
Elle passa devant moi, traversa la pièce et disparut dans la salle à manger. Je gagnai à mon tour la porte d’entrée et sortis. C’était une merveilleuse matinée d’été dans cette vallée perdue. Idle Valley était vraiment l’endroit rêvé pour y passer la vie. Rêvé. Mais le nommé Marlowe, lui, n’avait qu’une idée : en foutre le camp, et en quatrième vitesse !