CHAPITRE IV

La dernière fois que nous bûmes un verre dans un bar, c’était en mai. Il était en avance, je l’avais vu arriver peu après quatre heures. Il était fatigué, amaigri, mais un petit sourire satisfait flottait sur ses lèvres.

— J’aime les bars quand ils viennent d’ouvrir pour la soirée, quand l’atmosphère est encore fraîche et respirable.

J’aime regarder le barman préparer son premier cocktail et le poser sur la table avec la petite serviette pliée à côté. Le premier verre tranquille de la soirée dans un bar tranquille… C’est merveilleux.

J’acquiesçai.

— C’est comme l’amour, dit-il. Le premier baiser est un enchantement, le second : une familiarité ; le troisième : une habitude. Ensuite, on n’a plus qu’à déshabiller la fille.

— Ça vous déplaît tant que ça ? lui demandai-je.

— C’est une émotion d’un autre ordre. Remarquez que je ne crache pas sur la bagatelle ; c’est une chose nécessaire, mais il faut soigner la mise en scène. Pour que ça reste fascinant, c’est tout un art. (Il vida son verre, le retourna et regarda une goutte se former sur le bord et tomber.) Je regrette pour elle, dit-il lentement. C’est une garce intégrale. Je dois avoir un certain faible pour elle. Un jour, elle aura besoin de moi, et je serai le seul à ne pas lui jeter la pierre. Mais ce jour-là, je flancherai.

— Vous vous en donnez un mal, pour vous démolir ! lui dis-je après un silence.

— Je sais, je suis un faible, je n’ai pas d’ambition ni de ressort.

— Qu’est-ce qui ne va pas au juste ?

Je sortis ma pipe et me mis à la bourrer.

— Elle a peur, elle a une peur horrible…

— De quoi ?

— Je ne sais pas. Nous ne nous parlons pour ainsi dire plus. Peut-être de son vieux. Harlan Potter est un salaud de la plus belle eau. Très digne, très victorien en surface. Pour le reste, un vrai tueur de la Gestapo. Sylvia est une putain. Il le sait et il n’y peut rien, mais si jamais il y a un scandale, il est capable de la mettre en miettes.

— Vous êtes son mari.

Il leva son verre vide et le cassa d’un coup sec sur le bord de la table. Le barman nous jeta un coup d’œil mauvais, mais ne dit rien.

— Comme ça, mon vieux, comme ça. Bien sûr, je suis son mari, sur le papier, et après ?

Je me levai et posai quelques pièces sur la table.

— Vous parlez salement trop, dis-je, et surtout salement trop de vous. Au revoir.

Je sortis en le laissant assis, blême et figé. Il me cria quelque chose, mais je ne me retournai pas. Dix minutes après, je regrettais mon attitude, mais à ce moment-là, j’étais ailleurs. Il ne revint plus à mon bureau. Pas une seule fois. Je l’avais touché au vif. Je ne le revis plus d’un mois entier. Quand il réapparut, il était cinq heures du matin et le jour se levait. La sonnette de la porte qui tintait sans interruption m’arracha du lit. Je traversai le couloir en trébuchant et ouvris la porte. Il était là. Il semblait n’avoir pas dormi depuis huit jours. Dans son manteau léger au col relevé, il avait l’air de frissonner. Un feutre sombre était rabattu sur ses yeux. Il tenait un automatique à la main.