CHAPITRE XLV

Quand la voiture s’arrêta devant la maison, je sortis sur le perron et vis le chauffeur noir qui ouvrait la portière à Linda Loring. Je l’attendis sur le seuil de la porte. Elle monta les marches, un petit sac de voyage à la main. Puis elle se retourna et dit au chauffeur :

— M. Marlowe me reconduira à mon hôtel, Amos. Je vous remercie. Je vous téléphonerai demain matin.

— Bien, madame Loring.

Et il remonta dans la voiture.

J’allai rejoindre Linda qui était déjà dans le living-room.

— Vous vivez dans un endroit qui n’est guère sûr, dit-elle, pour un homme qui court tant de risques.

— Il n’y a pas d’endroits sûrs.

— Votre pauvre figure. Qui vous a fait ça ?

— Mendie Menendez.

— Qu’est-ce que vous lui aviez fait ?

— Pas grand-chose. Je l’ai envoyé sur les roses une ou deux fois. Sans parler du reste.

Elle s’assit sur le divan.

— Qu’est-ce que vous voulez boire ? dis-je.

Je lui tendis un coffret de cigarettes. Elle me déclara qu’elle ne voulait pas fumer et qu’elle boirait n’importe quoi.

— Du champagne, ça vous dirait ? fis-je. Je n’ai pas de seau à glace, mais il est frais. Il y a des années que je l’ai mis de côté. Deux bouteilles. Cordon Rouge. Je n’y connais pas grand-chose, mais je crois que c’est buvable.

— Mis de côté pour quoi ? demanda-t-elle.

— Pour vous.

Elle sourit, mais elle examinait toujours ma figure.

— Vous êtes dans un état affreux. (Elle m’effleura doucement la joue du bout des doigts.) Pour moi ? reprit-elle. Ça m’étonnerait. Nous nous connaissons depuis deux mois.

— Disons que je l’avais mis de côté pour notre rencontre. Je vais le chercher.

Je pris son petit sac de nuit et me dirigeai vers ma chambre.

— Où allez-vous avec ça ? demanda-t-elle vivement.

— C’est une trousse de toilette, non ?

— Posez ça et revenez ici.

J’obtempérai. Son regard était à la fois brillant et endormi.

— Vous m’épatez, dit-elle. Vraiment, vous m’épatez.

— Pourquoi ?

— Jamais vous ne m’avez touchée, jamais vous ne m’avez fait la moindre avance. Je vous croyais dur, mauvais, sec.

— Ça m’arrive.

— Et maintenant, je suppose qu’après m’avoir fait boire une dose suffisante de champagne, sans préambule, vous mijotez de m’empoigner et de me jeter sur le lit ?

— Franchement, dis-je, il y a un peu de ça.

— Je suis très flattée, mais admettez que je ne sois pas d’accord. Vous me plaisez, vous me plaisez beaucoup. Il ne s’ensuit pas que je veuille coucher avec vous.

— Je me suis peut-être trompé, dis-je.

J’allai reprendre son sac de voyage et le déposai près de la porte d’entrée.

— Je vais chercher le champagne.

— Je ne voulais pas vous vexer. Peut-être feriez-vous bien de garder ce champagne pour une meilleure occasion.

— Il n’y a que deux bouteilles, dis-je. La meilleure occasion dont vous parlez en exigeait au moins une douzaine.

— Ah ! je vois, dit-elle, avec une irritation soudaine. Je ne suis qu’un pis-aller en attendant qu’une fille plus belle et plus séduisante que moi se présente ? Merci bien. Je vous ai dit que j’allais divorcer et je me suis fait déposer ici par Amos avec un sac de voyage. Mais ça ne veut pas dire que je suis si facile à soulever.

— Je m’en fous, de votre sac de voyage ! grognai-je. Je l’enquiquine, votre sac ! Parlez-en encore une fois et je l’expédie en bas de l’escalier. Je vous ai demandé de venir boire un verre. Je vais à la cuisine pour chercher de quoi boire. C’est tout.

— Ce n’est pas la peine de vous fâcher, dit-elle en rougissant.

Elle se leva, s’approcha de moi et caressa doucement ma joue tuméfiée.

— Excusez-moi, dit-elle. Je suis une femme déçue et fatiguée. Ménagez-moi, je vous en prie.

— Vous n’êtes pas plus déçue et fatiguée que la plupart des gens. Il se trouve que, par une sorte de miracle, vous n’êtes pas devenue une garce comme votre sœur, mais vous n’avez pas du tout besoin qu’on vous ménage.

Je lui tournai le dos, allai jusqu’à la cuisine, pris une des bouteilles de champagne dans le frigidaire, la débouchai, remplis deux verres et en vidai un. La mousse pétillante me fit monter les larmes aux yeux. Je remplis une seconde fois mon verre, disposai le tout sur un plateau et revins au living-room. Elle et son sac de voyage avaient disparu. Je posai le plateau et allai ouvrir la porte d’entrée. Je n’avais pas entendu le moindre bruit. Puis elle lança dans mon dos :

— Idiot ! Vous avez cru que je m’étais sauvée ?

Je fermai la porte et me retournai. Elle avait dénoué ses cheveux et passé un kimono de soie de couleur vive. Elle glissa vers moi sur ses pantoufles avec un petit sourire timide. Je lui tendis un verre. Elle le prit, but une gorgée et me le rendit.

— Il est très bon, dit-elle.

Puis, très calmement et sans la moindre trace d’affectation, elle vint se serrer contre moi, colla sa bouche contre la mienne et entrouvrit les lèvres. Nos langues se touchèrent. Au bout d’un long moment, elle écarta la tête, mais sans me lâcher la nuque.

— J’en avais envie depuis si longtemps ! dit-elle. Je voulais me faire désirer. Je ne sais pas pourquoi. Au fond, je ne suis pas une fille facile, vous savez. C’est dommage, hein ?

— Si je l’avais cru, je vous aurais fait du plat chez Victor la première fois que je vous ai vue.

Je l’embrassai de nouveau. Ça n’avait rien d’une corvée désagréable.

— Je veux embrasser votre pauvre joue, dit-elle, en joignant le geste à la parole. Elle est brûlante. Est-ce que vous m’aimez ? Ou est-ce que vous m’aimerez si je couche avec vous ?

— Vous êtes riche ?

— Riche ? Je ne sais pas, moi. Je dois avoir à peu près huit millions de dollars.

— Alors, je couche avec vous.

— Comme vous êtes intéressé ! dit-elle.

— J’ai payé le champagne.