CHAPITRE XXXI
Je restai là une bonne demi-heure à me demander ce que je pouvais faire. D’un côté, j’avais bien envie de le laisser se noircir pour voir s’il en sortirait quelque chose ; de l’autre, j’avais une envie égale de filer pour ne pas revenir, mais la balance pencha pour la première solution. Je finis donc par me lever et revins vers le bureau. Il était là, assis, le regard perdu, fixe, les yeux ternes, devant sa bouteille de scotch aux trois quarts vide. Il me contempla comme une vache qui regarde passer un train.
— … C’que vous voulez ?
— Rien. Ça va ?
— Foutez-moi la paix. J’ai un petit bonhomme sur l’épaule qui me raconte des histoires.
Je pris un autre sandwich sur la table à thé et un autre verre de bière. Puis j’allai m’asseoir sur le coin de son bureau.
— Je vais vous dire une chose, fit-il soudain d’une voix beaucoup plus nette. J’ai eu un secrétaire, dans le temps. Je lui dictais. Je l’ai envoyé promener. Il m’emmerdait à rester là à attendre que je ponde. Erreur : j’aurais dû le garder. On aurait dit que j’étais un pédé. Les brillants sujets qui font des critiques de livres, parce qu’ils ne sont pas foutus d’écrire autre chose, m’auraient bâti toute une réputation là-dessus. Il faut bien qu’ils se soutiennent entre eux. Tous des tantes, mon vieux, tous jusqu’au dernier. La pédale est l’arbitre artistique de notre époque. L’inverti est aux commandes, maintenant.
— Vraiment ? Mais ça fait un bout de temps que ça dure, non ?
Il ne me regardait pas. Il parlait simplement. Mais il avait entendu ce que j’avais dit.
— Bien sûr, depuis des milliers d’années… (Il leva les yeux vers moi et ricana.) Je vais encore vous dire quelque chose. Je suis un menteur. Mes héros ont deux mètres cinquante de haut et mes héroïnes ont des durillons aux fesses à force de se mettre sur le dos, les jambes écartées. Dentelles et jabots, carrosses, épées, duels, morts héroïques, rien que des bobards. La noblesse de France pissait contre les murs dans les couloirs de Versailles. Ils n’avaient pas de savon et les dents pourries ; et quand on avait fini de déshabiller une marquise, on s’apercevait surtout qu’elle n’était pas à toucher avec des pincettes. C’est ça que je devrais raconter.
— Rien ne vous en empêche.
— C’est ça, pour vivre dans un trou à rat !… (Il tendit le bras et saisit la bouteille de whisky.) Tu t’ennuies, ma vieille, t’as besoin de compagnie.
Il se leva et, d’un pas relativement assuré, quitta la pièce. J’attendis, incapable de réfléchir à quoi que ce soit de précis.
Sur le lac, un hydroglisseur vrombissait en labourant la surface immobile de l’eau.
Wade réapparut avec une autre bouteille de whisky. Le hors-bord fit un virage et s’éloigna vers le fond du lac. Wade posa sa nouvelle bouteille à côté de l’autre. Puis il s’assit, la mine renfrognée.
— Bon Dieu ! Vous n’allez pas boire tout ça ? dis-je.
Il me regarda d’un œil clignotant.
— Va te faire foutre, toto ! Tu me bouches le paysage.
— Si vous avez besoin de moi, poussez un coup de gueule.
— Merde !
— Parfait. Je vais attendre le retour de Mme Wade. Vous n’avez jamais entendu parler d’un nommé Paul Marston ?
Il releva lentement la tête. Son regard s’efforça d’accommoder. Il luttait pour se ressaisir. Finalement, il réussit et son visage se vida de toute expression.
— Jamais, dit-il avec application. Qui est-ce ?
Quand je revins le voir, il était endormi, la bouche ouverte, les cheveux trempés de sueur, puant le scotch. Une des bouteilles était vide. Un verre sur la table contenait encore un fond de liquide et l’autre bouteille était aux trois quarts pleine. Je posai la bouteille vide sur la table roulante, la véhiculai hors de la pièce, puis revins fermer la porte et tirer le store. Le hors-bord pouvait revenir et risquer de le réveiller. Puis je repartis à la cuisine poussant devant moi la table à thé. J’avais encore faim. Je mangeai un autre sandwich, et bus ce qui restait de bière. Je revins ensuite vers le patio et descendis jusqu’au bord de l’eau. Le hors-bord qui sillonnait toujours le lac vint prendre un virage à proximité dans un rugissement suraigu. Un type bronzé à l’huile solaire était penché sur le volant. Il riait de toutes ses dents, ravi d’emmerder le monde avec son engin assourdissant. Le remous créé par le sillage de ce foutu bolide vint secouer la barque amarrée au petit ponton de bois. Je contemplai un instant les vagues qui clapotaient et remontai vers la maison.
Au moment d’atteindre le patio, j’entendis un timbre qui résonnait en direction de la cuisine. À la deuxième sonnerie, je supposai qu’il pouvait s’agir de la porte d’entrée et allai ouvrir. Eileen Wade était là, regardant vers le portail du jardin.
— Je m’excuse, dit-elle en se détournant, j’avais oublié ma clef. (Puis elle me vit.) Oh ! Je croyais que c’était Roger ou Candy.
— Candy n’est pas là ; c’est jeudi.
Elle entra et je refermai la porte. Elle posa son sac sur la table entre les deux canapés. Elle semblait plutôt distante.
— Il y a quelque chose qui ne va pas ? demanda-t-elle en ôtant ses gants.
— Eh bien ! nous avons eu une petite séance de picolage, mais pas trop grave. Il dort Sur le divan de son bureau.
— Il vous a téléphoné ?
— Oui, mais pas pour ça. Il m’avait invité à déjeuner. Je crains d’ailleurs qu’il n’ait pas eu le temps de manger quoi que ce soit.
— Oh ! (Elle s’assit avec lenteur sur l’un des canapés.) Vous savez, j’avais complètement oublié que c’était jeudi. La cuisinière n’est pas là non plus. C’est trop bête…
— Candy a préparé un casse-croûte avant de partir. Bon, eh bien ! je vais filer. J’espère que ma voiture ne vous barrait pas le passage.
Elle sourit.
— Pas du tout. J’avais toute la place. Vous ne voulez pas une tasse de thé ? J’ai l’intention d’en prendre.
— Si vous voulez.
Je ne savais pas très bien pourquoi j’avais dit ça, je n’avais aucune envie de boire du thé.
Elle ôta sa jaquette de lin. Elle était sans chapeau.
— Je vais aller jeter un coup d’œil pour voir si Roger va bien.
Elle ouvrit la porte du bureau, resta un instant immobile et revint vers moi.
— Il dort toujours. Profondément ; Il faut que je monte une seconde. Je redescends tout de suite.
Je la regardai monter l’escalier et je regagnai le bureau.