CHAPITRE XXIII
Le Mexicain arborait une chemise de sport pied-de-poule noir et blanc, un pantalon noir au pli impeccable, et des souliers noir et blanc immaculés. Ses cheveux noirs et drus rejetés en arrière luisaient de brillantine.
— Señor, fit-il en esquissant un plongeon ironique.
— Aidez M. Marlowe à transporter mon mari en haut, Candy. Il est tombé et s’est blessé. Je m’excuse de vous déranger.
— De nada, señora, dit Candy souriant.
— Je vais vous dire bonsoir, me dit-elle. Je suis exténuée. Candy est à votre disposition.
Elle se mit à monter lentement l’escalier. Candy et moi la suivîmes des yeux.
— Belle souris, dit-il d’un ton de confidence. Vous passez la nuit ici ?
— Sûrement pas.
— Es lastima. Elle s’ennuie beaucoup, cette femme.
— T’excite pas comme ça, mon petit gars. Allons coucher ce paquet.
Nous le soulevâmes et même pour deux, il était aussi lourd qu’un sac de plomb. Arrivés en haut de l’escalier, nous suivîmes une galerie et passâmes devant une porte fermée. Candy me la montra du menton.
— La señora, chuchota-t-il. Tu frappes tout doucement. Peut-être qu’elle te laisse entrer.
Je ne répondis pas, parce que j’avais besoin de lui. Nous continuâmes à transbahuter notre énorme carcasse jusqu’à une autre porte et enfin la déposâmes sur son lit. Puis j’empoignai Candy par le bras, près de l’épaule, et serrai de toutes mes forces. Juste au point sensible. Il fit la grimace, puis ses traits se figèrent.
— Comment tu t’appelles, cholo ?
— Bas les pattes ! aboya-t-il. Et ne m’appelle pas cholo. Je m’appelle Juan Garcia de Soto y Sotomayor. Je suis chilien.
— Ça va, don Juan ; tâche de rester à ta place ici. Et tâche d’être correct quand tu parles des gens pour qui tu travailles.
Il se dégagea d’une secousse et recula, les yeux noirs de fureur. Il glissa une main dans sa chemise et en ressortit un long couteau effilé. Il en prit la pointe entre deux doigts et se frappa le creux de la main avec le manche, puis il lâcha la lame et rattrapa le couteau au vol par le manche. Le mouvement fut exécuté très vite et sans le moindre effort apparent. Là-dessus, il éleva la main à hauteur de l’épaule et, d’une détente sèche, lança son couteau qui alla se ficher en vibrant dans le cadre de la fenêtre.
— Guidado, señor, dit-il en ricanant. N’essaye jamais de me toucher. On ne plaisante pas avec moi.
D’un pas souple, il traversa la pièce, détacha sa lame du bois, la lança en l’air, pivota sur le bout des pieds et la rattrapa derrière lui. Et prestement, le couteau disparut sous sa chemise.
— Joli, dis-je, mais un peu de cabotinage.
Il revint vers moi avec un sourire méprisant.
— Et ça pourrait te valoir un coude cassé, dis-je. Comme ça.
Je l’attrapai par le poignet droit, lui fis perdre l’équilibre, et lui tordis le bras dans le dos en le bloquant contre l’omoplate.
— Encore un petit coup, dis-je, et ton coude pète. Ça suffit. Comme lanceur de couteau, tu seras en chômage pour trois mois. En forçant un peu la dose, je t’esquinte pour la vie. Ôte les souliers de M. Wade. Je le lâchai et il me sourit.
— Bon truc, dit-il. Je me souviendrai.
Il enleva les souliers de Wade, puis nous le déshabillâmes peu à peu. Wade, une fois couché et bordé, transpirait et ronflait toujours. Candy le regarda d’un air affligé en secouant la tête.
— Fais bien attention à lui, surtout ! dit-il. Bien attention.
Il quitta la pièce. J’allai chercher dans la salle de bains un gant de toilette humide et une épaisse serviette éponge. Je poussai Wade sur le côté, étalai la serviette sur l’oreiller et lavai avec précaution la plaie de son crâne. Je trouvai ensuite une paire de ciseaux et coupai les cheveux autour de la blessure pour pouvoir y coller une bande de sparadrap. Puis je le remis sur le dos et lui lavai la figure. C’était l’erreur à ne pas commettre. Il ouvrit les yeux. Son regard, d’abord vague, s’éclaira un peu et il me vit debout près du lit. Il se tâta la tête et sentit le pansement. Ses lèvres remuèrent, puis sa voix se fit entendre avec netteté.
— Qui m’a frappé ? Vous ?
— Personne ne vous a frappé. Vous êtes tombé.
— Tombé ? Quand ? Où ?
— Au téléphone. Vous m’ayez appelé. Je vous ai entendu tomber.
— Je vous ai appelé ? (Il sourit faiblement.) Toujours prêt, comme le scout, hein ? Quelle heure est-il ?
— Une heure passée. Une heure du matin.
— Où est Eileen ?
— Elle est allée se coucher. Elle en avait plein le dos. Il rumina un instant, le regard douloureux.
— Est-ce que j’ai… (Il s’arrêta et fit la grimace.)
— Vous ne l’avez pas touchée. Du moins, pas que je sache. Si c’est ce que vous vouliez dire. Vous êtes simplement parti dans le jardin pour aller tourner de l’œil près de la clôture. Taisez-vous un peu et dormez. Si vous preniez un somnifère ? Il y en a ici ?
— Dans le tiroir de la table de nuit.
Je l’ouvris et trouvai un flacon de matière plastique contenant des comprimés rouges. Seconal. Ordonnance du docteur Loring. Ce bon docteur Loring ! Ordonnance de Mme Roger Wade plutôt ! Je vidai deux comprimés dans le creux de ma main, rangeai le flacon et remplis une verre avec l’eau d’une thermos posée sur la table de nuit. Il me déclara qu’un comprimé suffirait. Il le prit, but une gorgée d’eau et se recoucha, les yeux fixés au plafond. Le temps passa. Assis dans un fauteuil, je le surveillais. Il n’avait pas du tout l’air de s’assoupir. Puis il me dit lentement :
— Je me souviens de quelque chose. Rendez-moi un service, Marlowe. J’ai pondu des élucubrations et je ne veux pas qu’Eileen les voie. Vous les trouverez dans la machine à écrire, sous le couvercle. Déchirez-les pour moi.
— Entendu. Vous ne vous souvenez de rien d’autre ?
— Eileen va bien ? Vous êtes sûr ?
— Oui, elle était seulement fatiguée. Ne vous en faites pas, Wade. Essayez de ne pas penser.
— Ne pas penser, qu’il dit. (Sa voix commençait à se voiler. Il semblait se parler à lui-même.) Ne pas penser, ne pas rêver, ne pas aimer, ne pas haïr. Bonsoir, mon prince. Je vais prendre un second comprimé !
Il l’avala comme le premier, puis il s’étendit de nouveau, la tête tournée de mon côté.
Un autre long silence. Ses paupières s’alourdissaient.
— Vous avez déjà tué un homme, Marlowe ?
— Oui.
— Ça fait un sale effet, hein ?
— Il y en a qui aiment ça.
Ses yeux s’étaient fermés. Il les rouvrit, mais il ne voyait déjà plus clair.
— Comment peuvent-ils ?
Je ne répondis pas. Ses paupières s’abaissèrent de nouveau graduellement comme un rideau sur une scène. Il se mit à ronfler. J’attendis encore un moment, puis je baissai la lumière et sortis.