CHAPITRE III

Trois jours avant Noël, je reçus un chèque de cent dollars sur une banque de Las Vegas. Un mot écrit sur le papier à en-tête d’un hôtel y était joint. Lennox me remerciait, me présentait tous ses vœux et disait qu’il espérait me revoir bientôt. Le post-scriptum me coupa la chique : Sylvia et moi entamons une seconde lune de miel. Elle vous prie de ne pas lui en vouloir d’avoir fait cette nouvelle tentative.

J’appris le reste de l’histoire dans la chronique des potins mondains d’un quelconque canard. Je ne les lis pas souvent, mais quand j’éprouve le besoin de toucher le fond du dégoût, le résultat est infaillible :

C’est le cœur tout en émoi que j’ai appris le rabibochage de Terry et Sylvia Lennox qui filent à nouveau le parfait amour à Las Vegas, les chers petits… Sylvia, comme vous le savez, est la fille cadette du multimillionnaire Harlan Potter de San Francisco et de Pebble Beach, etc…

Je jetai ce torchon dans un coin et mis la télévision. Après ces immondices pour snobs, les catcheurs eux-mêmes me parurent buvables. Je ne voyais guère Terry Lennox se baguenaudant en short à fleurs autour de ses piscines et téléphonant au larbin en chef de mettre le champagne à la glace, mais après tout, si ce type-là voulait jouer les ours en peluche, ça n’était pas mes oignons. Je ne tenais nullement à le revoir et pourtant je savais que je le rencontrerais de nouveau, n’eût-ce été qu’à cause de sa foutue valise dorée sur tranches.

Il était cinq heures par une soirée pluvieuse de mars, quand il pénétra dans mon miteux « G.Q.G. ». Il semblait changé : vieilli, tout à fait à jeun, sérieux et d’un calme admirable. Sans chapeau, il portait un imperméable et des gants gris pâle, et ses cheveux blancs étaient aussi lisses et lustrés qu’une gorge de cygne.

— Allons boire un verre dans un bar tranquille, dit-il en arrivant comme s’il se trouvait là depuis déjà dix minutes. Si vous avez le temps, bien entendu.

— Passons d’abord chez moi, dis-je. On y prendra votre valise de boyard. Elle commence à me porter sur les nerfs.

Il secoua la tête.

— Ça serait pourtant bien gentil de votre part de la garder.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas. Comme ça… Ça vous ennuie ? C’est comme un lien avec une époque où je n’étais pas encore un bon à rien.

Nous décidâmes d’aller chez Victor. Il me conduisit dans une Jowett Jupiter couleur rouille avec une mince capote de toile sous laquelle il y avait tout juste place pour nous deux. Je ne suis pas tellement porté sur les bagnoles ; mais celle-là me fit venir l’eau à la bouche. Il me dit qu’elle pouvait grimper à cent dix en seconde. Elle avait un petit levier de vitesse qui lui arrivait à peine aux genoux.

— Un cadeau de mariage ? demandai-je.

— Non, le petit cadeau banal qui vous tombe après la classique remarque : « Tu sais, j’ai vu une petite merveille dans une vitrine. » Je suis un type très gâté.

— Charmant, dis-je, surtout si ça ne s’accompagne pas d’étiquette avec le prix dessus.

Il me jeta un coup d’œil rapide, puis se remit à fixer le pavé humide. Le double essuie-glace chuintait doucement sur le minuscule pare-brise.

— Une étiquette ? Il y a toujours une étiquette, ma vieille. Vous croyez peut-être que je ne suis pas heureux ?

— Mettons que je n’aie rien dit.

— Je suis riche. Qui diable réclame le bonheur ?

Il y avait dans sa voix un accent amer que je ne connaissais pas encore.

— Vous picolez toujours autant ?

— Ça se passe très bien, figurez-vous. Je me demande pourquoi, mais je me suis mis à tenir parfaitement le coup.

Nous nous assîmes dans un coin du bar, chez Victor, et demandâmes des gimlets, moitié gin, moitié jus de citron, avec une goutte de sirop et de bitter.

— Alors, comment ça marche avec Randy Starr ? lui demandai-je. Dans mon secteur, il a la réputation d’un dur.

Il se cala sur son siège et prit un air pensif.

— Ce doit être vrai. Ils sont tous plus ou moins comme ça. Mais chez lui, ça ne se voit pas trop. D’ailleurs, à Las Vegas, c’est un homme d’affaires admis et reconnu. Venez le voir, la prochaine fois que vous viendrez là-bas. Il vous plaira.

— Ça m’étonnerait. Je n’aime pas les truands.

— Ce n’est qu’un mot, Marlowe. La guerre nous a gratifiés de ce monde où nous vivons. Vous ne le changerez pas. Randy, un autre type et moi, avons eu, une fois, de sérieux ennuis ; ça a créé un lien entre nous.

— Alors, pourquoi ne lui avez-vous pas demandé de vous aider quand vous en aviez besoin ?

Il vida son verre et fit signe au garçon.

— Parce qu’il n’aurait pas pu refuser.

À dater de ce jour-là, il prit l’habitude de passer à mon bureau vers cinq heures. Nous n’allions pas toujours au même bistrot, mais chez Victor plus souvent qu’ailleurs.

— Ce que je ne comprends pas, lui dis-je un jour, c’est pourquoi un type ayant votre standing aime boire avec un privé miteux de mon espèce.

— C’est de la modestie ?

— Non, mais ça m’épate. Je suis plutôt sociable, mais nous ne vivons pas dans le même monde. Je ne sais même pas exactement où vous habitez. Enfin, je suppose que vous êtes satisfait de votre vie conjugale.

— Je n’ai pas de vie conjugale.

Comme d’habitude, nous buvions des gimlets.

— Cette allusion m’échappe. Ça ne doit pas vous étonner.

— Je suppose que Sylvia est relativement heureuse, bien que ce ne soit pas nécessairement grâce à moi. Dans notre milieu, ça n’a guère d’importance. Les gens ont toujours tout ce qu’ils veulent, mais la seule chose qui puisse vraiment les tenter, et encore ! c’est la femme du voisin.

Je ne répondis pas.

— En général, je me contente de tuer le temps, reprit-il, mais il a la vie dure. Tennis, golf, natation, cheval et le plaisir si vif que j’éprouve à regarder les amis de Sylvia occupés à siroter pour se remettre de leurs gueules de bois.

— Pourtant, le soir où vous êtes parti à Las Vegas, elle m’a dit qu’elle n’aimait pas les ivrognes.

Il eut un sourire amer :

— Elle voulait dire les ivrognes fauchés. Quand ils ont de l’argent, ce ne sont que des gros buveurs. S’ils dégueulent sur les tapis, c’est au maître d’hôtel de s’occuper de ça, voilà tout.

— Rien ne vous forçait à vous remettre ensemble.

Il vida son verre d’un trait et se leva.

— Il faut que je file, Marlowe. D’ailleurs, je vous rase et Dieu sait si je me rase aussi moi-même !

— Vous ne me rasez pas. C’est mon métier d’écouter.

Tôt ou tard, je finirai bien par piger pourquoi vous aimez vous faire entretenir comme un chienchien à sa mémère.

Il effleura ses cicatrices du bout des doigts.

— Vous devriez plutôt vous demander pourquoi elle me veut près d’elle, dit-il avec un sourire lointain. Et pas pourquoi je reste là-bas, attendant patiemment sur mon coussin de satin qu’on me caresse la tête.

— Vous aimez les coussins de satin, dis-je en me levant pour partir avec lui. Vous aimez coucher dans des draps de soie, sonner les larbins et les voir accourir avec leur sourire de commande.

— Peut-être. J’ai été élevé dans un orphelinat de Salt Lake City.

Nous sortîmes dans la lassitude du soir ; il voulait marcher, me dit-il. Nous étions venus dans ma voiture et, pour une fois, j’avais réussi à payer l’addition. Je le regardai s’éloigner. La lumière d’une vitrine s’accrocha dans ses soyeux cheveux blancs et il disparut dans le brouillard ténu du soir. Je le préférais encore saoul, au bout de son rouleau, affamé, mais avec une étincelle de fierté. Ou peut-être était-ce moi qui préférais après tout jouer les saint-bernard ?

Il m’aurait raconté toute sa vie si je le lui avais demandé. Mais je ne cherchai même pas à savoir comment il avait été défiguré. Si je lui avais posé la question et s’il m’avait répondu, deux vies auraient peut-être pu être sauvées.