CHAPITRE XLI
Arrivé à mon bureau au cinquième étage du Cahuenga Building, je déroulai le photostat, que je me mis à relire. C’était un exposé suffisamment logique et détaillé pour satisfaire n’importe quel esprit à peu près lucide. Eileen avait tué la femme de Terry dans une crise de jalousie et plus tard, quand l’occasion s’était présentée, elle avait supprimé Roger parce qu’elle était sûre qu’il savait. Le coup de feu tiré dans le plafond de la chambre au cours de la fameuse nuit avait fait partie de la mise en scène. Une question restait et resterait donc sans réponse : pourquoi Roger Wade l’avait-il laissée faire sans rien dire ? Peut-être, après tout, savait-il comment il finirait et s’était-il résigné.
Je glissai le photostat dans un tiroir que je fermai à clef. C’était l’heure du déjeuner, mais je n’avais aucune envie de manger. Je sortis ma bouteille de scotch du grand tiroir du bas, me remplis une timbale, pris mon annuaire du téléphone et y cherchai le numéro du Journal. J’obtins la communication, et demandai Lonny Morgan. Il se souvenait assez bien de moi.
— Vous n’avez pas chômé, ces temps-ci, j’ai l’impression, dit-il.
— J’ai quelque chose pour vous si ça vous intéresse. Mais ça m’étonnerait.
— Ah oui ? Qu’est-ce que c’est ?
— Le photostat d’une lettre d’aveux où un assassin s’accuse de deux meurtres.
— Où êtes-vous ?
Je le lui dis. Il voulait des tuyaux supplémentaires. Je refusai de lui en dire plus au téléphone. Il allégua qu’il n’était plus à la rubrique des faits divers. Je lui rappelai qu’il était tout de même journaliste dans le seul canard indépendant de la ville. Il continua à ergoter.
— Où avez-vous pris ce document ? Je veux être sûr de ne pas perdre mon temps.
— L’original est au bureau du D.A. Il ne sera pas divulgué. Ils ont de bonnes raisons pour ça.
— Je vous rappellerai. Il faut que j’en discute avec les huiles.
Nous raccrochâmes. Je descendis au drugstore du coin et y absorbai un sandwich au poulet et un café.
Vers trois heures et demie, Lonny Morgan se présenta chez moi. C’était toujours le même échalas désabusé, qui m’avait ramené à ma sortie de prison. Il me serra mollement la main et sortit une cigarette.
— M. Sherman – c’est le rédacteur en chef – m’a dit que je pouvais venir vous trouver.
— Ça ne doit pas sortir d’ici, à moins que vous n’acceptiez mes conditions, dis-je en ouvrant le tiroir de mon bureau.
Je lui tendis le photostat. Il parcourut rapidement les quatre pages, puis les relut avec plus de soin. Il avait l’air aussi excité que le chef des croque-morts à un enterrement de cinquième classe.
— Passez-moi le téléphone.
Je poussai l’appareil vers lui sur le bureau. Il forma son numéro, attendit, et déclara :
— Ici Morgan. Donnez-moi M. Sherman. (Il attendit encore un moment, pendant que le standard le branchait sur le poste demandé.) Voilà de quoi il s’agit, monsieur Sherman, dit-il enfin sans préambule. (Il se mit à lire lentement, mais distinctement. À la fin, il y eut une pause.) Un instant, monsieur, dit-il. (Il abaissa l’écouteur et me regarda.) Il veut savoir comment vous vous êtes procuré ce papier.
Je tendis la main par-dessus le bureau et lui pris le photostat des mains.
— Dites-lui que c’est pas ses oignons. Où ? C’est une autre question. Vous n’avez qu’à regarder le timbre au dos des feuillets.
— Monsieur Sherman, c’est apparemment un document officiel du bureau du shérif de Los Angeles. Ce sera facile d’en vérifier l’authenticité. Il y a également une question de tarif. (Il écouta encore un instant.) Très bien, monsieur, je vous le passe. (Il repoussa le téléphone vers moi.) Il veut vous parler.
— Monsieur Marlowe, fit une voix brusque et autoritaire, quelles sont vos conditions ? Et souvenez-vous que, seul de son espèce à Los Angeles, le Journal peut songer à divulguer cette affaire.
— Vous n’avez pas fait grand-chose à propos de Lennox, monsieur Sherman.
— Je sais, mais à ce moment-là, il ne s’agissait guère que de faire du scandale pour le scandale. Si votre document est authentique, le cas est totalement différent. Quelles sont vos conditions ?
— Vous publiez ces aveux in extenso sous forme de reproduction photographique ou vous ne publiez rien du tout.
— Je serai obligé de vérifier, vous n’en doutez pas ?
— Je ne voix guère comment, monsieur Sherman. Si vous en parlez au D.A., ou il démentira ou il préviendra tous les canards du pays. Si vous passez par le bureau du shérif, ils vous renverront au D.A.
— Ne vous inquiétez pas pour ça, monsieur Marlowe. Nous nous débrouillerons. Alors, vos conditions ?
— Je viens de vous les donner.
— Oh ! vous ne voulez pas être payé ?
— Pas avec de l’argent.
— Enfin… c’est votre affaire. Pouvez-vous me repasser Morgan ?
Je rendis l’appareil à Lonny Morgan. Il écouta un instant et raccrocha.
— Il est d’accord, dit-il. Je prends le papier et il vérifiera.
Je lui rendis le photostat. Il le prit d’une main et, de l’autre, tira sur le bout de son interminable tarin.
— Ça ne vous fait rien si je vous dis que vous êtes cinglé ?
— Tout à fait d’accord.
— Vous pouvez encore changer d’avis.
— Pas question. Vous vous souvenez de cette soirée où vous m’avez ramassé quand je sortais de taule ? Vous m’avez dit que j’avais des adieux à faire à un copain. Je n’en ai encore jamais vraiment eu l’occasion. Si vous publiez ce photostat, ce sera fait.
— D’accord, vieux, fit-il avec un sourire en biais. Mais je crois toujours que vous êtes cinglé. Faut-il vous dire pourquoi ?
— Ne vous gênez pas.
— Si ces aveux paraissent dans le journal, ça va foutre en rogne une ribambelle de gens. Le D.A., le coroner, l’équipe du shérif, un important citoyen qui s’appelle Potter, sans parler des caïds Menendez et Starr. Vous avez une bonne chance de finir à l’hôpital comme Bill Willie Magoon ou en taule.
— Je ne crois pas, dis-je.
Il y eut un silence.
— En tout cas, repris-je, vous pouvez vous abstenir de reproduire le cachet qui est au dos du document.
— Ne vous en faites pas, nous sommes très copains avec le shérif. Vous avez piqué ça dans son bureau, hein ? Si vous me disiez comment vous vous y êtes pris ?
— Rien à faire.
— Ça va. Alors, vous êtes bien décidé ? Vous ne voulez pas que je vous rende ça ?
Il me tendit le photostat.
— Vous savez ce que je veux, dis-je.
Morgan se leva et mit le photostat dans sa poche intérieure.
— Je me trompe peut-être, dit-il. Vous devez en savoir plus long que moi. Je ne pourrais pas dire comment un type comme Harlan Potter réagit à ce genre d’histoires.
— Sans enthousiasme, dis-je. Je le connais, j’ai été chez lui. Mais il ne m’enverrait pas une équipe de tueurs, ce n’est pas son genre.
— Pour moi, dit Morgan sèchement, faire avorter une enquête sur un crime d’un coup de téléphone, ou obtenir le même résultat en liquidant les témoins sont deux méthodes qui se valent. Aussi dégueulasses l’une que l’autre. À un de ces jours… j’espère.