CHAPITRE XXXV

La commission d’enquête fut un four. Le coroner la fit convoquer d’urgence dès le premier rapport d’autopsie, de crainte de ne pas faire parler de lui assez vite. Il se décarcassa en pure perte. La mort d’un écrivain, même à sensation, perd vite de son actualité, surtout quand, dans un été comme celui-là, il arrive tant de choses : l’abdication d’un roi, le meurtre d’un autre, trois catastrophes aériennes, vingt-quatre détenus carbonisés dans l’incendie d’une prison… Le coroner de Los Angeles jouait de malchance. Les meilleures joies de l’existence lui étaient refusées.

En quittant la barre des témoins, j’aperçus Candy. Son visage était éclairé d’un sourire mauvais. Je me demandai pourquoi. Comme d’habitude, il était vêtu avec une élégance un peu tapageuse. À la barre, son calme fit bonne impression. Oui, le patron s’était enivré assez souvent. Oui, il avait aidé à le mettre au lit la nuit où le coup de revolver avait été tiré. Oui, le dernier jour, le patron avait demandé du whisky avant que lui, Candy, s’en aille, mais il avait refusé de lui en donner. Non, il ne savait rien de l’œuvre littéraire de M. Wade, mais il savait que le patron était découragé. Non, il n’avait jamais entendu M. Wade se disputer avec quelqu’un. Et ainsi de suite. Je ne sais qui avait si bien seriné sa leçon à Candy.

Eileen Wade, en blanc et noir, pâle, parla d’une voix basse, mais distincte. Le coroner la manœuvra avec des gants de velours. Il lui parla comme s’il avait toutes les peines du monde à réprimer ses propres sanglots. Quand elle eut terminé sa déposition, il se leva pour s’incliner, et elle lui décocha un sourire fugitif ; il en fut si troublé qu’il faillit s’étouffer. Elle passa devant moi sans presque m’accorder un regard, puis au dernier moment, elle détourna la tête de deux centimètres et me fit un signe à peine perceptible, comme si j’évoquais pour elle le vague souvenir d’une rencontre remontant à des années.

Quand tout fut fini, au moment de descendre les marches du palais de justice, je tombai sur Ohls. Il contemplait la circulation au-dessous de lui, ou du moins faisait semblant.

— Beau travail ! dit-il sans tourner la tête. Félicitations.

— Tu lui as bien fait la leçon à Candy.

— C’est pas moi, vieux. Le D.A. a décidé que les détails scabreux étaient sans rapport avec l’affaire.

Autour de nous, des gens montaient et descendaient les marches.

Je me remis à descendre. Il dit quelque chose dans mon dos, mais je ne m’arrêtai pas.

Quand je revins à mon bureau, le téléphone sonnait.

— Je passe te voir, me dit Ohls à l’appareil. J’ai à te parler.

Vingt minutes plus tard, il était là. Il se carra dans le fauteuil de la clientèle, croisa les jambes et grommela :

— Ça t’a plu, le verdict du suicide ?

— Qu’est-ce que ça aurait pu être d’autre ?

— Rien, je suppose. (Il posa ses mains musclées à plat sur le bureau.) Mais il y a des points qui me chiffonnent dans la mort de ce Wade.

— Par exemple ?

— Tu arrives à flairer des trucs louches, même quand tu sais que tu ne peux rien foutre. Et après, tu te mets à ergoter comme on le fait maintenant. Il n’a pas laissé de lettre pour expliquer son geste ; ça ne me plaît pas.

— Il était saoul. Il a dû avoir un coup de folie.

Ohls releva la tête et me fixa de ses yeux pâles.

— J’ai fouillé son bureau, dit-il. Il s’écrivait des lettres à lui-même. Il écrivait, il écrivait sans arrêt. Saoul ou pas, il n’arrêtait pas de pianoter sur sa machine. Si ce type-là s’était fait sauter la caisse, il aurait laissé une lettre de deux pages. En plus, qu’il ait fait ça dans cette pièce-là, en sachant que sa femme l’y trouverait, ça ne me plaît pas non plus. Enfin, qu’il ait choisi le moment où le hors-bord faisait tout ce raffut, ça me plaît encore moins. Coïncidences, tu me diras. Et que sa femme ait oublié les clefs, le jour de sortie des domestiques, encore une coïncidence ?

— Elle aurait pu faire le tour par-derrière, dis-je.

— Oui, je sais. Mais j’étudie une situation donnée. Personne d’autre que toi pour aller ouvrir la porte et elle a raconté à la barre qu’elle ne savait pas que tu étais là. Wade n’aurait pas entendu la sonnette s’il avait été en train de travailler dans son bureau. Sa porte est insonorisée.

— Tu oublies encore une chose, Bernie, dis-je. Ma voiture était dans l’allée ; elle savait donc que j’étais là, ou dû moins qu’il y avait quelqu’un, avant de sonner.

Il sourit.

— J’ai oublié ça, tu crois ? Très bien, je te décris la scène. Tu es au bord du lac, le canot automobile s’amène en faisant un barouf de tous les diables. À propos, j’ai vérifié, c’était un type d’Arrow Head de passage dans le coin. Wade était endormi ou dans le cirage, dans son bureau. Quelqu’un avait déjà pris le revolver dans le tiroir. Et elle savait que tu l’y avais mis, puisque tu l’avais prévenue. Maintenant, suppose qu’elle n’oublie pas ses clefs, qu’elle entre dans la maison, t’aperçoive au bord de l’eau, trouve ensuite Wade endormi dans son bureau, prenne le revolver, attende le bon moment, le descende, pose le pétard près de lui, ressorte, attende un moment que le hors-bord soit reparti, sonne à la porte et attende que tu viennes lui ouvrir. Qu’est-ce que tu dis de ça ?

— Et le mobile ?

— Je sais, dit-il d’un ton amer. Ça fout tout par terre. Si elle voulait s’en débarrasser, avec la réputation qu’il avait, c’était du tout cuit. Une pension alimentaire confortable, sans parler du reste, était garantie d’avance. D’ailleurs, du point de vue temps, ça ne colle pas. Cinq minutes plus tôt, et elle ne pouvait rien faire, à moins que tu sois dans le coup.

Je voulus répondre, mais il m’arrêta d’un geste.

— Doucement. Je n’accuse personne, je réfléchis. Cinq minutes plus tard, même réponse.

— Ça fait dix minutes en tout, dis-je avec irritation. C’était impossible à prévoir et encore moins à organiser !

— Je sais, fit-il avec un soupir. Tu as réponse à tout ; moi aussi, et pourtant ça ne me plaît pas. Mais bon Dieu, qu’est-ce que tu toutais avec ces gens-là ? Ce type te fait un chèque de mille dollars et puis il le déchire. Tu dis qu’il était en rogne et que, de toute façon, tu n’en voulais pas. Moi, je veux bien. Il croyait que tu couchais avec sa femme ?

— Laisse tomber, Bernie.

— Je ne t’ai pas demandé si tu couchais avec elle, je t’ai demandé s’il pensait que tu couchais avec elle.

— C’est pareil.

— Bon. Changeons de sujet. Qu’est-ce que le nommé Candy savait sur lui ?

— Rien, je crois.

— Il a trop de fric, ce gars-là. Quinze cents dollars à la banque, une garde-robe de rupin, une bagnole toute neuve…

Ohls s’extirpa de son fauteuil et me regarda, les sourcils froncés.

— T’es drôlement verni, Marlowe. Deux fois de suite, tu t’en tires de justesse. Tu finiras par tourner mal. Tu t’es échiné pour ces gens-là et tu n’en as pas tiré un sou. Tu t’es aussi échiné pour un nommé Lennox, si je ne me trompe et ça ne t’a rien rapporté non plus. Comment fais-tu pour gagner ton bifteck ? T’as fait assez d’économies pour vivre de tes rentes ?

Je me levai et me plantai en face de lui.

— Je suis un romantique, Bernie. J’entends des voix qui pleurent la nuit, et je ne peux pas m’empêcher d’aller voir ce qui se passe.

— Bon, enfin, reprit sèchement Ohls, quel est ton point de vue sur tout ce micmac ?

— Aucun. Je t’ai dit que j’étais un romantique.

— J’ai entendu ça. Et ça ne te rapporte rien, j’ai entendu ça aussi.

— Mais je peux toujours dire à un flic d’aller se faire foutre. Bernie, va te faire foutre !

— Tu ne me dirais pas ça si t’étais assis sous le projecteur, vieux.

— On verra peut-être ça un jour.

Il gagna la porte et l’ouvrit.

— Je vais te dire une bonne chose, vieux. Tu te crois malin, mais tu n’es qu’une cloche. Tu n’es qu’une ombre sur un mur. J’ai vingt ans de service dans la police et je m’en suis toujours tiré les mains nettes. Je ne me suis jamais fait posséder et quand on me fait des cachotteries, je le sais toujours. Mets-toi bien ça dans le crâne.

Il laissa la porte se refermer sur lui et j’entendis ses pas résonner dans le couloir. Mon téléphone se mit à sonner. Une voix précise déclara :

— On demande M. Philip Marlowe, je vous passe votre correspondant.

Puis une deuxième voix m’annonça :

— Ici, Howard Spencer, monsieur Marlowe. Nous avons appris la mort de Roger Wade. C’est un rude choc pour nous. Nous n’avons pas eu de détails, mais il semble que vous soyez impliqué dans l’affaire.

— J’étais là quand ça s’est passé, oui. Il était saoul et il s’est tué. Sa femme est rentrée un peu plus tard. Les domestiques n’étaient pas là. Jeudi est leur jour de sortie.

— Vous étiez seul avec lui ?

— Je n’étais pas avec lui, je me trouvais dans le jardin où j’attendais le retour de Mme Wade.

— Je vois. Je suppose qu’il y aura une commission d’enquête.

— Tout est déjà fini, monsieur Spencer. Ils ont conclu au suicide. Dans une absence à peu près totale de publicité.

— Tiens, c’est curieux. (Il semblait plus surpris que déçu.) Il était pourtant connu. J’aurais cru… enfin, peu importe. Je vais faire un saut en avion, mais ça ne me sera pas possible avant la fin de la semaine prochaine. Je vais télégraphier à Mme Wade. Peut-être pourrai-je faire quel que chose pour elle… et pour le livre. Enfin, je veux dire, s’il est suffisamment avancé pour être achevé par un autre. En somme, vous aviez accepté le travail qu’on vous proposait ?

— Non, et pourtant, il me l’avait demandé lui-même. Je lui ai répondu que je ne pouvais pas l’empêcher de boire.

— Apparemment, vous n’avez même pas essayé.

— Écoutez, monsieur Spencer, vous ne savez pas le premier mot de cette histoire. Pourquoi ne pas attendre, avant de tirer des conclusions fausses ? Non que je me considère au-dessus de tout reproche ; c’est inévitable quand il arrive une chose pareille et que vous vous trouvez sur place.

— Bien entendu, dit-il. Excusez cette remarque. Croyez-vous qu’Eileen Wade soit chez elle maintenant ?

— Je n’en sais rien, monsieur Spencer. Pourquoi ne l’appelez-vous pas ?

— Je suppose qu’elle n’a guère envie de parler à qui que ce soit, dit-il.

— Pourquoi donc ? Elle a répondu au coroner avec un calme déconcertant.

Il toussota.

— Je vous téléphonerai dès mon arrivée, dit-il. Au revoir.

Il raccrocha. Je raccrochai. Je contemplai le téléphone pendant deux minutes sans bouger. Puis je posai mon annuaire sur le bureau et j’y cherchai un numéro.