CHAPITRE XLII
Je pris ma voiture et me rendis chez Victor avec l’intention de boire un gimlet et d’attendre la sortie de la première édition des journaux du soir. Mais le bar était bondé et je trouvais l’ambiance sinistre. Quand le barman que je connaissais s’approcha de moi, il m’appela par mon nom.
— Je n’ai pas vu votre amie, ces derniers temps, dit-il. La fille aux émeraudes.
— Moi non plus.
Il s’en alla et revint avec mon verre. Je le sirotai à petits coups pour le faire durer, mais sans plaisir. Six heures venaient de sonner quand le petit marchand de journaux entra dans le bar. Un des serveurs lui gueula de foutre le camp, mais il réussit à faire une rapide tournée des clients avant de se faire botter les fesses. J’étais au nombre de ceux qui furent servis. J’ouvris le Journal et regardai la page deux. Ils ne s’étaient pas dégonflés. Tout y était. La reproduction s’accompagnait d’un éditorial court et mordant où la direction du canard posait quelques questions embarrassantes. Un article de Lonny Morgan occupait une demi-colonne avec un sous-titre sur une autre page. Je finis mon verre, sortis pour aller dîner ailleurs et rentrai chez moi. Vers neuf heures et demie, le téléphone sonna et Bernie Ohls m’annonça qu’il passerait chez moi avant d’aller se coucher.
— Tu as vu le Journal ? demanda-t-il d’un ton insidieux, et il raccrocha sans attendre la réponse.
Dès son arrivée, il me déclara qu’il se taperait bien un café si j’en avais. Je lui dis que j’allais en préparer. En attendant, il fit sans se gêner le tour du propriétaire. Il semblait se trouver chez moi comme chez lui.
— Tu es bien seul pour un type avec la popularité qui t’attend, dit-il. Ça donne sur quoi, derrière, ta maison ?
— Sur une autre rue. Pourquoi ?
— Oh ! comme ça. Elle a besoin d’être taillée ta verdure.
Je portai le café dans le living-room ; il s’installa dans un fauteuil et se mit à siroter. Puis il alluma une de mes cigarettes, en tira deux bouffées et l’éteignit.
— Alors, t’as lu le Journal, hein ? dit-il.
— Un de mes copains m’a tuyauté. Un reporter.
— T’as des copains, toi ? fit-il d’un ton étonné. Il ne t’a pas dit comment il s’était procuré le papelard, par hasard ?
— Non. Et dans cet État, rien ne l’y oblige.
— Springer est fou de rage. Lawford, son acolyte, qui a pris la lettre ce matin, jure qu’il l’a rapportée droit à son patron, mais vraiment, on se demande… Le truc publié dans le journal ressemble bigrement à une reproduction de l’original.
Je bus une gorgée de café sans rien dire.
— Ça lui fera les pieds, reprit Ohls. Springer n’avait qu’à s’occuper de l’affaire lui-même. Personnellement, ça m’étonnerait que la fuite vienne de Lawford. Lui aussi, c’est un apprenti politicien.
— Qu’est-ce que tu viens foutre ici, Bernie ? Tu ne m’aimes pas. Dans le temps, on s’entendait pas mal. En admettant qu’on puisse s’entendre avec un sale flic. Mais ça a viré à l’aigre.
Il se pencha en avant et sourit. Un sourire un peu sardonique.
— Les flics n’aiment jamais qu’un péquin quelconque fasse leur boulot dans leur dos. Si j’ai un conseil à te donner, tu ferais bien d’aller te mettre au vert un bout de temps. Personne ne peut te blairer ici. Et dans le tas, je connais deux types qui ne vont pas en rester là. Le tuyau vient d’un indic.
— Je ne suis pas si important que ça, Bernie. Inutile de se bouffer le nez. Avant la mort de Wade, tu n’étais même pas dans le coup. Ensuite, toi, le coroner ou le D.A., vous aviez l’air de vous en foutre. J’ai peut-être pas été très régulier, mais maintenant, on sait la vérité. Comment auriez-vous fait pour coincer la fille hier après-midi ? Avec quelles preuves ?
— Avec ce que tu aurais dû nous dire sur son compte.
— Moi ? Moi qui travaille dans le dos de la police ?
Il se leva brusquement. Il était très rouge.
— Ça va, tête de cochon. Elle aurait été vivante. On l’aurait coffrée comme suspecte. Mais tu voulais la voir morte, salaud, tu le sais très bien.
— Je voulais qu’elle fasse un bon petit examen de conscience, dis-je. Ce qu’elle a décidé ensuite, ça la regarde. Je voulais disculper un innocent. Je me foutais éperdument des moyens à employer et je m’en fous encore. Si tu as besoin de moi, tu pourras toujours me trouver.
— Les truands s’occuperont de toi, mon gars. Pas la peine que je m’en charge. Tu ne te crois pas assez important pour les emmerder ? En tant que Marlowe, détective privé, peut-être. Mais le type à qui on a bien dit de se tenir peinard et qui leur lance une peau de banane dans les pattes en première page des journaux, celui-là, ils ne le louperont pas.
— C’est bien triste, dis-je. Rien que d’y penser, je suis paralysé de terreur, pour employer une de tes expressions.
Il gagna la porte et l’ouvrit. Il resta un moment sur le palier à contempler les marches, puis les arbres vers la côte qui s’élevait derrière la maison.
— Un coin bien tranquille, dit-il. Juste ce qu’il faut.
Il descendit le perron, monta dans sa voiture et s’en alla.
Les flics ne disent jamais adieu. Ils espèrent toujours vous revoir un jour ou l’autre dans leurs locaux.