CHAPITRE X
Je sortis de ma poche le double du reçu avec la liste de mes effets, le rendis et signai l’original, puis remis mes affaires dans mes poches. Un type était accoudé à l’extrémité du bureau du greffe. Quand je me retournai pour m’en aller, il se redressa et vint à moi. C’était le genre double-mètre et mince comme un fil de fer.
— Je vous ramène ? demanda-t-il.
Dans la lumière blafarde, il semblait à la fois jeune et vieux, cynique et fatigué, mais il avait une bonne bouille malgré tout.
— Quel tarif ?
— C’est gratis. Je me présente : Lonny Morgan, du Journal. Je m’en allais.
Nous sortîmes du bâtiment. Sa voiture était garée dans le parc de stationnement. Je levai les yeux vers le ciel. Des étoiles brillaient au-dessus du halo lumineux qui s’élevait de la ville. C’était une nuit fraîche et légère. Je respirai un grand coup. Puis je montai dans sa voiture et il démarra.
— J’habite dans Laurel Canyon, dis-je. Vous n’avez qu’à me poser n’importe où.
— Pour vous amener en taule ils sont un peu là, dit-il. Mais quand il s’agit de vous remmener chez vous, ils s’en balancent… Cette affaire m’intéresse, tout en me dégoûtant d’ailleurs.
— Si je comprends bien, il n’y a plus d’affaire, dis-je. Terry Lennox s’est tué cet après-midi… Qu’ils disent !
— Commode, hein ? fit Lonny Morgan sans détourner la tête. (Sa voiture roulait doucement le long des rues tranquilles.) Ça les aide à étouffer l’affaire.
— Vous croyez ?
— On essaie d’enterrer l’affaire Lennox, Marlowe. Vous êtes quand même assez malin pour vous en rendre compte. Le D.A. est parti ce soir pour Washington. Une vague réunion. Il vient de laisser échapper la plus belle occasion de faire parler de lui qui se soit présentée depuis des années. Pourquoi ?
— Ne me demandez pas ça. J’étais au placard.
— Parce que quelqu’un s’est arrangé pour le dédommager largement ; voilà pourquoi.
— En somme, d’après vous, c’est un coup monté ?
Il eut un sourire amer.
— On a peut-être aidé Lennox à se suicider. Rébellion au moment de l’arrestation, par exemple. Tenez, je vous parie que personne ne s’est soucié de compter le nombre de balles tirées.
— Pas d’accord, dis-je. Je connaissais Terry Lennox assez bien. Il était au bout de son rouleau. S’ils l’avaient ramené vivant, ils en auraient fait ce qu’ils auraient voulu. On l’aurait inculpé d’homicide involontaire.
Lonny Morgan secoua la tête :
— Impossible. S’il lui avait simplement tiré dessus ou défoncé le crâne, peut-être. Mais avec un tel déploiement de brutalité ! Elle avait la figure en bouillie. Le meurtre sans préméditation, c’est ce qu’il pouvait espérer de mieux, et encore, ça aurait fait un sacré foin.
Il tourna la tête vers moi.
— Vous dites que vous connaissiez le type. Croyez-vous à la version officielle ?
— Je suis fatigué, je n’ai pas envie de réfléchir ce soir.
Il y eut un long silence. Puis Lonny Morgan dit d’une voix calme :
— Si j’étais assez gonflé, au lieu d’être un malheureux pisse-copie, j’irais jusqu’à dire qu’il ne l’a peut-être même pas tuée du tout.
Arrivé à Laurel Canyon, je le guidai jusqu’à ma rue et il s’arrêta au pied de mon perron. Je descendis de la voiture.
— Merci pour la balade, Morgan. Ça vous dirait de boire un verre ?
— Remettons ça à plus tard. J’ai l’impression que vous préférez être seul.
— J’ai tout mon temps pour être seul. Plus que je n’en voudrais.
— Vous avez vos adieux à faire à un ami, dit-il. Ça devait vraiment en être un, si vous vous êtes laissé mettre en taule pour lui.
— Où avez-vous été prendre ça ?
— Je ne peux peut-être pas l’écrire, mais ça ne veut pas dire que je ne sois pas au courant, mon vieux, dit-il avec un demi-sourire. Au revoir ! À un de ces jours !
Je refermai la portière. Il fit demi-tour et redescendit la ruelle. Quand son feu rouge eut disparu au coin de la rue, je grimpai les marches, ramassai mes journaux et entrai dans la maison vide. Puis j’allumai toutes les lampes et ouvris toutes les fenêtres. On étouffait dans la bicoque. Je me fis du café, le bus et sortis les cinq billets de cent dollars de la boîte à café. Une tasse pleine à la main, je revins dans le living-room, branchai la télévision, la débranchai, m’as sis, me levai et me rassis finalement. Puis je me mis à parcourir les journaux. L’affaire Lennox tenait la vedette le premier jour et, le lendemain, elle était déjà reléguée aux dernières pages. Il y avait une photo de Sylvia, mais aucune de Terry. Il y avait également un instantané de moi dont j’ignorais l’existence. Un détective privé de Los Angeles retenu aux fins d’interrogatoire. J’avais déjà lu toutes ces conneries en taule, mais je les relisais cette fois d’un œil nouveau. Je n’appris d’ailleurs rien de plus, sinon qu’une jeune femme riche et belle avait été assassinée et que la presse avait été rapidement muselée. Le piston n’avait donc pas tardé à jouer. Mais il y avait un point précis qui ne collait pas du tout : c’était la façon dont elle avait été massacrée. Personne ne parviendrait à me faire croire que Terry était capable de se livrer à un tel carnage. J’éteignis les lampes et m’assis près de la fenêtre ouverte. Dehors, dans un buisson, un oiseau moqueur s’écoutait complaisamment pousser des trilles, avant d’aller se coucher.
Personne n’aurait jamais à m’expliquer l’affaire Lennox. L’assassin avait avoué et il était mort. Il n’y aurait même pas d’enquête. Comme Lonny Morgan du Journal l’avait fait remarquer, c’était bien commode. Si Terry Lennox avait tué sa femme, tout était pour le mieux. Il n’y avait pas besoin de le juger et d’exhumer tous les détails sordides. S’il ne l’avait pas tuée, tout était également pour le mieux. Un mort est le bouc émissaire idéal. C’est pas lui qui pourrait jamais vous contredire.