CHAPITRE II
Ce fut la semaine après le Thanksgiving Day que je le revis. À trois rues environ de mon bureau, je remarquai une voiture de police en stationnement. Deux flics à l’intérieur observaient quelque chose devant une vitrine sur le trottoir. Ce quelque chose était Terry Lennox (ou du moins ce qu’il en restait) et le spectacle n’était pas ragoûtant. Adossé à la glace, sans cravate, sa chemise sale à moitié sortie du pantalon, une barbe de huit jours, le nez pincé, les yeux comme deux trous noirs dans une boule de neige, il tenait à peine debout. De toute évidence, les flics étaient prêts à lui mettre le grappin dessus. Aussi m’approchai-je rapidement et, l’empoignant par le bras :
— Tiens-toi droit et marche, dis-je sur un ton rogue. (Mais en même temps, je lui fis signe du coin de l’œil.) Ça ira, oui ? T’es encore noir ?
Il me regarda d’un œil vague et fit un petit sourire.
— Je l’ai été, souffla-t-il. Mais maintenant, je me sens plutôt… à jeun.
— Bon. Mais tâche de tenir sur tes cannes. Un peu plus, et tu avais droit au ballon.
Il fit un effort et se laissa conduire jusqu’au bord du trottoir où se trouvait une station de taxis. J’ouvris la portière de l’un d’eux, au hasard.
— Prenez l’autre, c’est à lui de charger, fit le conducteur, en désignant du pouce le taxi devant le sien.
— On est pressés. Mon copain est malade.
— Sans blague ! dit le chauffeur. Il pourrait pas être malade ailleurs, non ?
— Cinq dollars, dis-je. Et montre-nous comme tu sais bien faire risette.
— Ah ! si c’est comme ça…, dit-il.
Je poussai Terry Lennox dans le taxi et la voiture de police vint s’arrêter à notre hauteur. Un flic aux cheveux gris en descendit et s’approcha. Je fis le tour du taxi pour aller à sa rencontre.
Minute ! jeune homme. Ce paquet de linge sale, c’est un de vos copains ?
— Je le connais assez pour savoir qu’il a besoin d’aide. Il n’est pas saoul.
— Parce qu’il est trop fauché pour ça, dit le flic. (Il tendit sa main ouverte et j’y déposai ma licence. Il la regarda et me la rendit.) Oh ! oh ! dit-il, un privé qui racole des clients ? (Sa voix se fit mauvaise.) J’en sais assez sur votre compte, monsieur Marlowe. Et lui ?
— Il s’appelle Terry Lennox. Il travaille dans le cinéma.
— Non ! fit le flic sarcastique. (Il se pencha à l’intérieur du taxi et examina Terry affalé dans le coin.) Il y a un bout de temps qu’il doit être chômeur, alors, dit-il. Puis s’adressant à Terry :
— Comment s’appelle ton copain, mon gros ? fit-il.
— Philip Marlowe, dit Terry lentement. Il habite Yucca Avenue.
Le flic ressortit la tête et me dévisagea.
— Bon, ça va pour cette fois, dit-il après un silence. Mais retirez-le de la circulation.
Le taxi nous conduisit trois rues plus loin jusqu’à mon parc de stationnement où nous reprîmes ma voiture. Je roulai jusqu’à un drive-in où on faisait des hamburgers corrects qu’un clebs aurait à la rigueur acceptés. J’en fis avaler deux à Terry Lennox avec une bouteille de bière et le ramenai chez moi. Le perron fut encore une rude épreuve pour ses jambes, mais, une heure plus tard, douché et rasé, il avait repris un air à peu près humain. Nous nous assîmes devant deux whiskies très légers.
— Encore une chance que vous vous soyez souvenu de mon nom ! dis-je.
— Je me suis fait un devoir de le retenir. D’ailleurs, j’avais cherché dans l’annuaire. C’était le moins que je puisse faire…
— Alors, pourquoi ne pas m’avoir téléphoné ?
— J’avais peur de vous déranger.
— Vous aviez pourtant bien besoin, ce me semble, de déranger quelqu’un. Vous ne devez pas avoir beaucoup d’amis.
— Oh ! si, j’ai des amis, dit-il. Si on peut dire… (Il se mit à faire tourner son verre sur la table.) Ce n’est pas facile de taper les gens. Surtout quand on a tout fait pour se mettre dans le pétrin. (Il releva la tête et me fit un sourire las.) Enfin, je m’arrêterai bien de boire un de ces jours.
Il se tourna pour regarder la pendule.
— J’ai une valise de deux cents dollars en consigne à la gare des autocars d’Hollywood. Si j’avais de quoi la dégager… je pourrais en tirer de quoi prendre le car jusqu’à Vegas. J’ai un boulot qui m’attend là-bas.
Je me contentai d’acquiescer sans rien dire.
— Vous pensez, sans doute, que j’aurais pu avoir cette idée un peu plus tôt, fit-il à voix basse.
— Je pense qu’il y a derrière tout ça quelque chose qui ne me regarde pas. C’est sûr, ce boulot ? Ou simplement un vague espoir ?
— C’est tout à fait sûr. Un type que j’ai bien connu étant soldat dirige une grosse boîte là-bas. Le Terrapin Club. Il est un peu racketteur, bien entendu, mais à part ça, c’est un bon garçon.
— Je peux encore vous payer le voyage, mais je préférerais vous offrir quelque chose de plus tangible. Si vous commenciez par lui passer un coup de fil ?
— Merci, mais c’est inutile. Randy Starr ne me laissera pas tomber. Il m’a toujours tiré d’affaire. Et je peux obtenir cinquante dollars de ma valise, je le sais par expérience.
— Écoutez, dis-je. Je vais vous dépanner. Je n’ai rien du saint-bernard, mais prenez au moins ce que je vous offre. Je ne veux plus vous avoir dans les pattes, parce que je vous trouve sympa.
— Vraiment ? (Il regarda au fond de son verre, puis effleura du bout des doigts le côté droit de son visage.) C’est peut-être à cause de ça ? Ça doit me donner l’air un peu sinistre, je suppose ? Mais c’est une blessure honorable, ou du moins, c’en est le résultat.
— Non, non, ça ne me gêne pas du tout. Mais je suis détective privé. Vous représentez un problème que je n’ai pas à résoudre. Mais enfin, c’est toujours un problème. Ce n’était peut-être pas simplement parce que vous étiez saoul que cette fille vous a lâché aux Dancers. Peut-être qu’elle vous aime bien aussi.
— Nous avons été mariés, dit Terry avec un faible sourire. Elle s’appelle Sylvia Lennox. Je l’ai épousée pour son argent.
Je me levai et le regardai, les sourcils froncés.
— Je vais vous faire une omelette, dis-je. Vous avez besoin de bouffer.
J’allai dans la cuisine lui préparer du bacon, des œufs, du café et des toasts. Puis nous nous mîmes à table. Je déclarai à Lennox qu’il fallait que j’aille à mon bureau et que je prendrais sa valise en revenant. Il me donna son bulletin. Il avait retrouvé quelque couleur et on n’avait plus besoin de lui farfouiller aussi loin dans le crâne pour dénicher ses quinquets. Avant de sortir, je posai la bouteille de whisky sur la table devant le divan.
— Tâchez d’y aller mollo, dis-je. Et appelez Vegas, ne serait-ce que pour me faire plaisir.
La fameuse valise était un véritable objet d’art. Jamais de ma vie je n’avais vu un truc pareil. Toute en peau de porc céruse avec des garnitures en or. Elle était de fabrication anglaise et, en admettant qu’on pût la trouver sur place, elle aurait facilement coûté huit cents dollars. Je la déposai devant lui et regardai la bouteille sur la table. Il n’y avait pas touché.
— J’ai appelé Randy, dit-il. Il était furieux parce que je ne lui avais pas téléphoné plus tôt.
— Il a fallu que je me trouve là pour vous secouer les puces. Dites donc, fis-je en montrant la valise, c’est un cadeau de Sylvia ?
Il s’était mis à regarder par la fenêtre.
— Non, on me l’a donnée en Angleterre, bien avant que je ne la connaisse. Si vous pouviez m’en prêter une vieille, j’aimerais bien vous la laisser.
Je sortis cinq billets de vingt dollars de mon portefeuille et les plaçai devant lui sur la table.
— Inutile de me laisser la valise en gage, dis-je.
— Écoutez. Tout ce que je veux, c’est simplement ne pas l’avoir avec moi à Vegas. Et je n’ai pas besoin de tant d’argent.
— Bon, ça va ! gardez le fric et je garderai la valise. Mais cette bicoque est facile à cambrioler.
— Aucune importance, dit-il avec indifférence. Aucune espèce d’importance.
Il se changea. Il attrapa le bus à Cahuenga et je rentrai chez moi sans songer à rien de bien précis. Sa valise vide était sur mon lit où il l’avait posée pour transvaser son contenu dans une des miennes. La clef d’or était dans l’une des serrures. Je fermai la valise vide, attachai la clef à la poignée et la rangeai sur le rayon le plus haut de ma penderie.
La soirée se passa tranquillement et la maison me parut plus vide que d’habitude. À neuf heures et demie, le téléphone sonna. J’avais déjà entendu la voix qui me demandait au bout du fil.
— M. Philip Marlowe ?
— Marlowe, oui.
— Ici, Sylvia Lennox, monsieur Marlowe ; nous nous sommes aperçus un soir, devant les Dancers, le mois dernier. J’ai appris depuis que vous aviez été assez gentil pour ramener Terry chez lui.
— En effet.
— Vous savez, je pense, que nous avons divorcé, mais j’étais un peu inquiète pour lui. Il a abandonné son appartement de Westwood et personne ne sait où il est.
— J’ai pu remarquer en effet à quel point vous pouviez vous soucier de lui, le soir où nous nous sommes rencontrés !
— Écoutez, monsieur Marlowe, j’ai été mariée à ce garçon ; je n’aime pas beaucoup les ivrognes. D’ailleurs, vous êtes détective privé et, si vous préférez, nous pouvons rester sur le plan professionnel.
— Inutile de rester sur un plan quelconque, madame Lennox. Il est parti pour Las Vegas en car. Il doit retrouver là-bas un ami qui a une situation à lui offrir.
Elle parut soudain vivement intéressée.
— Oh ! Las Vegas ? Qu’il est sentimental ! C’est là que nous nous sommes mariés.
— Il a dû l’oublier, dis-je ; sinon il serait parti ailleurs.
Au lieu de raccrocher, elle se mit à rire. Un petit rire pas désagréable.
— Vous êtes toujours aussi grossier avec vos clientes ?
— Vous n’êtes pas une cliente, madame Lennox.
— Je pourrais le devenir. Qui sait ? Disons, avec vos amies, alors.
— Même réponse. Ce type était sans un, vidé, à fond de cale. Vous n’avez pas levé le petit doigt. Il ne vous demandait rien et il ne vous en demande probablement pas plus maintenant.
— Ça, dit-elle froidement, vous n’en savez rien. Bonsoir.
Et elle raccrocha.