CHAPITRE XXVIII

Jamais je n’avais vu une bicoque pareille. C’était une énorme boîte grisâtre à deux étages, avec un toit en pente raide où s’ouvraient une multitude de fenêtres mansardées garnies d’un tas de fioritures à la façon d’une pièce montée. Le clou de la bâtisse était l’escalier extérieur en spirale que surmontait une tour à encorbellement d’où on devait voir le lac dans toute sa longueur.

Amos, le chauffeur noir, arrêta en douceur la Cadillac devant le porche et alla rapidement ouvrir la portière à Mme Loring. Je descendis en même temps que lui et allai galamment tendre la main à Linda. Elle m’avait à peine parlé depuis que nous étions partis de mon bureau. Elle semblait fatiguée et nerveuse. Peut-être était-elle déprimée par ce désolant spécimen d’architecture.

— Qui a construit ça ? lui demandai-je. Et contre qui voulait-il passer sa rage ?

Elle se décida à sourire.

— Vous ne l’aviez pas encore vu ?

— Je ne m’étais jamais enfoncé aussi loin dans la vallée.

— Quand j’ai épousé le docteur Loring, mon père me l’a offert comme cadeau de mariage. Il paraît que ça voudrait représenter le château de Blois en miniature. Ça a dû lui coûter une fortune rien que pour le rendre habitable. Je l’ai toujours eu en horreur.

— Vous n’êtes pas obligée de vous y enterrer, non ?

Elle haussa les épaules avec lassitude.

— Si, du moins une partie du temps. Il faut bien qu’une de ses filles se montre un peu stable aux yeux de son père. D’ailleurs le docteur Loring se trouve très bien ici.

— Je veux bien le croire. Un type capable de se livrer à des scènes du genre de celle qu’il a faite chez Wade devrait porter une couronne brodée sur son pyjama.

Nous escaladâmes les marches de pierre. L’énorme porte d’entrée s’ouvrit sans bruit et un larbin aussi compassé qu’impeccable nous fit entrer. Le hall était plus grand que la surface totale de ma propre maison. Du hall on nous fit passer dans une pièce mal éclairée d’à peine vingt mètres de long. Un homme s’y trouvait assis. Il attendait, silencieux, et nous lança un regard froid.

— Je suis en retard, père ? demanda vivement Mme Loring. Voici M. Philip Marlowe. M. Harlan Potter.

Le bonhomme me dévisagea et abaissa le menton de deux centimètres environ.

— Sonne pour le thé, dit-il. Asseyez-vous, monsieur Marlowe.

Je m’assis et le regardai. Il m’examinait comme un entomologiste peut étudier un bousier. Un silence complet régna dans la pièce jusqu’à l’arrivée du thé. L’immense plateau d’argent fut déposé sur une table chinoise. Linda s’assit à la table et commença à faire le service.

— Deux tasses, dit Harlan Potter. Tu prendras le tien dans une autre pièce, Linda.

— Bien, père.

Linda tendit une tasse à son père, puis m’apporta la mienne et quitta la pièce. J’avalai une gorgée de thé et sortis une cigarette.

— Ne fumez pas, je vous prie. Je suis sujet à des crises d’asthme.

Je remis ma cigarette dans le paquet et regardai Potter fixement. Je ne sais pas quel effet ça fait de valoir cent millions de dollars ou plus mais, en tout cas, lui n’avait pas l’air de rigoler. C’était un énorme bonhomme d’un mètre quatre-vingt-dix au minimum et large en proportion. Il était vêtu d’un complet de tweed gris sans rembourrage aux épaules. Elles n’en avaient d’ailleurs nul besoin. Il avait des cheveux noirs sans la moindre touffe grise, et ses sourcils étaient aussi noirs et touffus. Sa voix semblait venir des profondeurs de son vaste coffre. Il but une gorgée de thé avec l’air d’avaler une purge.

— Pour gagner du temps, monsieur Marlowe, je vais vous préciser ma position tout de suite. Si j’ai bien compris, vous vous mêlez de mes affaires. En conséquence, je me propose d’y mettre le holà.

— Je n’en sais pas assez long sur vos affaires pour pouvoir m’en mêler, monsieur Potter.

— Pas d’accord. (Il avala une gorgée de thé et reposa sa tasse. Puis il se carra dans son vaste fauteuil et me disséqua du regard.) Je sais qui vous êtes, bien entendu. Et comment vous gagnez votre vie, si on peut dire. On m’a signalé que vous aviez aidé Terry Lennox à quitter le pays, que vous doutiez de sa culpabilité et que vous étiez depuis entré en relation avec un homme que connaissait ma défunte fille. Dans quel but, on ne me l’a pas expliqué. J’attends cette explication.

— Si cet homme a un nom, répliquai-je, dites-le.

Il eut un sourire mince.

— Wade, dit-il. Roger Wade, une espèce d’écrivaillon, auteur, paraît-il, de livres plus ou moins malpropres dont la lecture ne me tente pas. J’ai cru comprendre, en outre, que cet homme était un dangereux alcoolique. Vous avez pu en concevoir certaines idées particulières.

— Si ça ne vous fait rien, je garderai mes idées pour moi, monsieur Potter. Elles n’ont aucune importance, je le reconnais, mais elles constituent tout mon capital. Primo, je ne crois pas que Terry ait tué sa femme, à cause des conditions du crime d’une part, et parce qu’il n’avait rien d’un assassin. Secundo, je ne suis pas entré en relation avec Wade ; j’ai été prié d’habiter chez lui et de faire mon possible pour l’empêcher de boire pendant qu’il achevait d’écrire un livre. Tertio, si c’est un dangereux alcoolique, je n’en ai pas constaté le moindre signe. Quarto, je l’ai vu pour la première fois sur la demande de son éditeur de New York et j’ignorais totalement, à l’époque, que Roger Wade avait pu connaître votre fille. Quinto, j’ai refusé l’emploi qui m’était proposé et c’est alors que Mme Wade m’a demandé de retrouver son mari qui suivait une cure quelque part. Je l’ai déniché et je l’ai ramené chez lui.

— Très méthodique, dit-il sèchement.

— Je n’ai pas fini d’être méthodique, monsieur Potter. Sixièmement, si je ne m’abuse, vous m’avez envoyé ou fait envoyer un avocat nommé Sewell Endicott pour me sortir de prison. Il ne m’a pas donné votre nom, mais il ne pouvait s’agir que de vous. Septièmement, quand je suis sorti de prison, un voyou qui s’appelle Mendie Menendez est venu faire de l’esbroufe chez moi en me conseillant de me tenir tranquille. Il m’a servi un petit couplet sur Terry qui lui aurait sauvé la vie pendant la guerre ainsi que celle d’un patron de tripot de Las Vegas nommé Randy Starr. J’ignore s’il y a quelque chose de vrai dans l’histoire Starr.

En tout cas Menendez prétendait être furieux que Terry soit venu me trouver, et non lui, pour le tirer d’affaire et prétendait également qu’en levant le petit doigt il pouvait le faire filer à l’autre bout du monde.

— Vous ne supposez pas, j’imagine, dit Harlan Potter avec un sourire mince, que je compte M. Menendez et M. Starr au nombre de mes connaissances.

— Je n’en sais trop rien, monsieur Potter. Les méthodes qui permettent de faire une fortune comme la vôtre me dépassent. Les avertissements qui m’ont été donnés par la suite, c’est de votre fille, Mme Loring, que je les ai reçus. Nous nous sommes rencontrés par hasard dans un bar et nous avons bavardé parce que nous buvions tous les deux des gimlets, la boisson favorite de Terry. Je lui ai vaguement parlé de ma situation vis-à-vis de Terry et elle m’a laissé entendre que ma carrière serait sensiblement écourtée si j’avais le malheur de vous mettre en colère. Êtes-vous en colère, monsieur Potter ?

— Quand je le suis, dit-il froidement, c’est inutile de me le demander. Vous n’auriez aucun doute à ce sujet.

— C’est bien ce que je pensais. Je m’étais plus ou moins attendu à ce qu’une meute de gangsters me tombe dessus, mais ils ne se sont pas montrés jusqu’ici. Les flics non plus d’ailleurs. Et ils auraient pourtant pu me faire des ennuis. En somme, je suppose que vous désiriez avant tout le silence, monsieur Potter. En quoi vous ai-je au juste dérangé ?

Il sourit, d’un sourire plutôt acide, mais enfin un sourire. Il entrelaça ses longs doigts jaunes, se croisa les jambes et se renversa dans son fauteuil.

— Excellent exposé, monsieur Marlowe. Maintenant, vous allez m’écouter. Vous avez parfaitement raison. Je veux avant tout le silence. Vous estimez impossible que Terry Lennox ait tué sa femme, en raison de la férocité du geste. Vous avez tort. Il l’a abattue avec un automatique, le Mauser qu’il devait emporter au Mexique. Et après l’avoir tuée, peut-être s’est-il acharné sur elle pour faire disparaître la trace de la balle. J’admets que c’est d’une sauvagerie révoltante, mais ce garçon avait été gravement blessé à la guerre. Peut-être d’ailleurs ne voulait-il pas la tuer. En tout cas la balle lui a traversé la tête et s’est logée dans le mur, derrière un rideau. On ne l’a pas trouvée tout de suite et ce détail n’a pas été publié. Maintenant, considérons la situation… (Il s’arrêta et me foudroya du regard.) Avez-vous tellement besoin d’une cigarette ?

— Excusez-moi, monsieur Potter, je l’ai sortie sans y penser. La force de l’habitude…

Je rempochai mes cigarettes pour la seconde fois.

— Terry vient de tuer sa femme, reprit-il. Le mobile semble assez clair, du moins pour la police. Mais il a également une excellente défense… Je vous signale à ce propos que le pistolet appartenait à ma fille. Il peut avoir essayé de le lui arracher des mains, mais sans y parvenir, et elle s’est suicidée avec. Un bon avocat aurait tiré parti de cette situation. Il aurait peut-être même obtenu l’acquittement. Si Terry était alors venu me trouver, je l’aurais aidé. Mais une fois le massacre commis, c’était impossible… Il n’avait plus qu’à filer et, d’ailleurs, il s’y est pris bien maladroitement.

— C’est un fait, monsieur Potter, mais il vous a d’abord appelé à Pasadena, du moins c’est ce qu’il m’a dit.

Le gros homme acquiesça.

— Je lui avais dit de disparaître avant tout et qu’après je verrais à faire mon possible. Je ne voulais pas savoir où il était. C’était impératif. Je ne pouvais pas cacher un criminel.

— Bien raisonné, monsieur Potter.

— Feriez-vous de l’ironie ? Peu importe. Quand j’ai appris les détails, il n’y avait plus rien à faire. Pour être franc, je n’ai pas été fâché d’apprendre qu’il s’était tué au Mexique et avait laissé des aveux.

— Ah ! Comme je vous comprends, monsieur Potter !

— Attention ! jeune homme. Je n’aime pas beaucoup qu’on se moque de moi. Comprenez-vous maintenant que je ne puis tolérer la moindre enquête sur cette affaire, entreprise par qui que ce soit ? Et pourquoi j’ai utilisé mon influence pour l’étouffer dans toute la mesure du possible ?

— Bien sûr… si vous êtes convaincu qu’il l’a tuée.

— Bien entendu, il l’a tuée. Dans quel but ? C’est une autre question. Mais elle n’a plus d’importance. Je ne suis pas un personnage officiel et je n’ai pas l’intention d’en devenir un. Je me suis toujours efforcé d’éviter qu’on parle de moi. Je dispose d’une certaine influence, mais je n’en abuse pas. Le district attorney de Los Angeles est un homme ambitieux qui a trop de bon sens pour ruiner sa carrière sur une notoriété passagère. Je vois dans vos yeux une lueur qui me déplaît, Marlowe. Ne prenez pas ce petit air.

Je fis de mon mieux pour le satisfaire. Il reprit :

— Je possède des journaux, mais je ne les aime pas. Je les considère comme une menace permanente pour le peu qui nous reste de vie privée. Leurs constantes récriminations en faveur d’une presse libre signifient, quelques honorables exceptions mises à part, la liberté de tripatouiller dans les scandales, les crimes, la haine, la diffamation, le sexe, etc. Un journal est une affaire qui rapporte grâce à sa publicité. Je n’ai pas à vous apprendre ce qui assure les gros tirages.

— Très bien, monsieur Potter. Et ensuite ? Il n’écoutait pas. Il suivait son idée.

— L’argent pose un problème bien particulier, reprit-il. En grosse quantité, il acquiert comme une existence indépendante, et même une sorte de conscience qui lui est propre. Son pouvoir devient très difficile à dompter. L’homme a toujours été une créature vénale ; l’augmentation de la population, le coût exorbitant des guerres, les impôts, tout contribue à augmenter sa vénalité. Et dans ces conditions, l’homme moyen, pressé par le besoin, ne peut plus se payer le luxe d’avoir un idéal. Nous constatons à notre époque une régression scandaleuse de la moralité, aussi bien publique que privée. L’ère de la production industrielle tue la qualité, monsieur Marlowe. Pour pou voir écouler cette production, il faut constamment créer de nouveaux besoins. Nous faisons les plus beaux emballages du monde, monsieur Marlowe, mais leur contenu n’est que pure camelote.

Il sortit de sa poche un vaste mouchoir blanc et s’en toucha les tempes. J’étais assis en face de lui, la bouche ouverte, en me demandant quand il aurait fini de déblatérer.

— Il fait un peu chaud pour moi, dans cette région, reprit-il. J’ai l’habitude d’un climat plus frais. J’ai l’impression d’avoir un peu oublié où je voulais en venir.

— Je vous ai très bien suivi, monsieur Potter. En somme, vous avez ramassé une centaine de millions de dollars, et ça ne vous fait pas voir la vie en rose pour autant.

Il tendit son mouchoir par les coins, le roula en boule et le fourra dans sa poche.

— Ensuite ? demanda-t-il sèchement.

— C’est tout, rien de plus. Ça ne vous intéresse pas du tout de savoir qui a tué votre fille, monsieur Potter. Vous l’aviez, disons « défalquée » comme une mauvaise créance depuis longtemps. Même si Terry Lennox ne l’a pas tuée et que le véritable assassin se promène en liberté, vous vous en fichez. Si on le rattrapait, ça ferait un scandale monstre, à moins, bien entendu, qu’il n’ait l’obligeance de se suicider, de préférence à Tahiti ou au milieu du Sahara, assez loin pour qu’on n’envoie personne vérifier ce qui s’est passé.

Il se mit soudain à sourire. Un large sourire bourru, mais relativement amical.

— Qu’est-ce que vous voulez de moi, Marlowe ?

— Si vous parlez d’argent, rien. Je ne suis pas venu ici de moi-même. On m’a amené. Je vous ai dit la vérité sur ma rencontre avec Roger Wade. Mais il connaissait votre fille et il est considéré comme violent, bien que je ne m’en sois pas aperçu moi-même. La nuit dernière, il a essayé de se tuer. Il a un énorme complexe de culpabilité. Si je cherchais un suspect, il ferait assez bien l’affaire. J’ai cru comprendre qu’il n’était pas le seul de cette espèce, mais il se trouve que je n’ai rencontré que lui…

Il se leva. Debout, il était vraiment d’une taille impressionnante. Il vint se planter devant moi.

— Un coup de téléphone, monsieur Marlowe, et vous seriez privé de votre licence. N’essayez pas de jouer au plus fin avec moi.

— Deux coups de téléphone et je me réveillerais dans le ruisseau, avec la moitié du crâne enlevée.

Il eut un rire âpre.

— Je n’emploie pas ces procédés, dit-il. Je suppose que dans votre étrange métier, cette idée vous vient naturellement à l’esprit. Enfin, je vous ai déjà accordé trop de temps. Je vais sonner le maître d’hôtel pour qu’il vous reconduise.

— Inutile, dis-je en me levant à mon tour. Je suis venu ici me faire faire la leçon. Merci.

Il me tendit la main.

— Merci à vous d’être venu. Je crois que vous êtes un gaillard assez honnête. Mais ne jouez pas les héros, jeune homme ; ça ne rapporte pas.

Je lui serrai la main. J’eus l’impression d’avoir les doigts pris dans une clef à molette. Il avait maintenant un sourire bonasse. Il était le maître, le grand patron, le gagnant. Il avait la situation en main.

— Un de ces jours, je ferai peut-être appel à vos services, dit-il. Et n’allez pas croire que j’achète les politiciens ou les représentants de la loi. Je n’en ai pas besoin. Au revoir, monsieur Marlowe, et merci encore d’être venu.

Il resta planté sur ses jambes puissantes et me regarda sortir. Je tournais la poignée de la porte d’entrée quand Linda Loring surgit de l’ombre.

— Alors, me demanda-t-elle doucement, ça s’est bien passé avec mon père ?

— Très bien. Il m’a fait un cours sur la civilisation… Telle qu’il la conçoit du moins. Il va la laisser évoluer encore quelque temps. Mais elle ferait bien de se tenir à carreau et de ne pas envahir sa vie privée. Sinon, il est capable de téléphoner à Dieu le père de tout foutre en l’air.

— Vous êtes incorrigible, dit-elle.

— Moi, incorrigible ? Regardez donc votre père en face, ma bonne dame. À côté de lui, je suis tout juste un enfant à la mamelle.

Je sortis et trouvai Amos qui m’attendait avec la Cadillac. Il me ramena à Hollywood. Je lui offris un dollar, mais il le refusa. Je lui proposai alors de lui acheter les poèmes de T.S. Eliot. Il me répondit qu’il les avait déjà.