CHAPITRE XXXIV
Ils avaient collé Candy sur une chaise, contre le mur, dans l’antichambre du shérif. Comme je passais devant lui, il me lança un regard haineux, puis je pénétrai dans le grand bureau carré où le shérif Petersen trônait au milieu d’une collection de trophées dont l’avait gratifié le public reconnaissant pour ses vingt ans de bons et loyaux services. Les murs étaient surchargés de photos de chevaux et le shérif Petersen était présent sur chacun des clichés.
Le shérif était un parfait personnage de western. Il avait un remarquable profil d’oiseau de proie, un début de fanon sous le menton, mais il savait relever la tête de l’angle voulu pour y remédier. Il se donnait un mal fou pour se faire photographier. C’était un type d’une cinquantaine d’années, à qui son père avait laissé un joli magot et un ranch dans San Fernando Valley où il passait le plus clair de son temps. On était à peu près sûr de pouvoir le joindre là-bas et s’il était introuvable, il vous restait toujours la ressource de discuter avec un de ses canassons.
Au moment précis où Ohls et moi pénétrions dans son musée hippique, le shérif Petersen était debout derrière son bureau et les photographes de presse se défilaient par une autre porte. Le shérif avait son grand Stetson sur la tête et roulait une cigarette. Il était prêt à rentrer dans ses terres.
— Qui est cet individu ? demanda-t-il d’une voix richement timbrée en me regardant d’un air sévère.
— Il s’appelle Philip Marlowe, chef, dit Ohls. Il était seul dans la maison quand Wade s’est tué. Vous désirez une photo ?
Le shérif m’étudia.
— Je ne crois pas, dit-il. (Puis il se tourna vers un grand type grisonnant à l’air fatigué.) Si on a besoin de moi, je serai au ranch, capitaine Hernandez.
— Bien, patron.
Petersen alluma sa cigarette avec une allumette qu’il enflamma sur l’ongle de son pouce. Pas de briquet pour le shérif Petersen. C’était l’incarnation même du genre : « Je-les-roule-d’une-main-et-les-allume-de-même. » Il lança un bonsoir collectif et sortit. La porte se referma. Le capitaine Hernandez alla alors s’installer dans le vaste fauteuil du shérif et un sténotypiste dans un coin de la pièce écarta son pupitre du mur. Ohls, assis à l’extrémité du bureau, avait l’air de rigoler en douce.
— Alors, Marlowe, dit Hernandez d’un ton bref, je vous écoute. Commencez par le début.
Je commençai par le début. Ma discussion avec Howard Spencer, ma rencontre avec Eileen Wade, la corrida chez Verringer, mon invitation chez les Wade, etc. Personne ne m’interrompit. Tout était vrai. La vérité et rien que la vérité. Mais pas toute la vérité. Ce que je gardais pour moi était mon affaire.
— Pas mal, dit Hernandez, mais pas tout à fait complet.
C’était un type dangereux, ce Hernandez. Il connaissait son métier. Il en fallait bien un dans le bureau du shérif.
— La nuit où Wade a tiré un coup de feu dans sa chambre, vous avez été dans celle de Mme Wade et vous y êtes resté un moment avec la porte fermée. Qu’est-ce que vous fichiez ?
— Elle m’a appelé pour me demander comment il allait.
— Pourquoi fermer la porte ?
— Wade ne dormait qu’à moitié et je ne voulais pas faire de bruit. Avec ça, le domestique traînait dans les couloirs pour écouter ce qui se passait. D’ailleurs, c’est elle qui m’a demandé de fermer. Elle ne pouvait pas prévoir que ça deviendrait si important.
— Combien de temps êtes-vous resté chez elle ?
— Je ne sais pas, trois minutes peut-être.
— Et moi je crois que vous y avez passé deux heures, dit Hernandez froidement. Est-ce que je me fais bien comprendre ?
Je regardais Ohls. Il mâchonnait son éternelle cigarette, les yeux dans le vague.
— On vous a mal renseigné, capitaine.
— Amène-moi le jeune larbin, dit Hernandez.
Ohls sortit et revint avec Candy. On le fit asseoir sur une chaise. Hernandez lui posa les questions d’usage pour établir son identité. Puis il déclara :
— Alors, Candy – on va vous appeler comme ça pour simplifier les choses –, après avoir aidé Marlowe à coucher Roger Wade, qu’est-ce qui s’est passé ?
Je prévoyais plus ou moins la suite. Candy raconta son histoire, sur un ton à la fois agressif et contenu, sans accent ou presque. À l’entendre, il était resté au rez-de-chaussée au cas où on aurait de nouveau besoin de lui, tantôt dans la cuisine, tantôt dans le living-room. Du living-room, assis dans un fauteuil, il avait vu Eileen Wade debout sur le pas de sa porte en train d’ôter ses vêtements. Il l’avait vue ensuite passer un déshabillé et me faire entrer dans sa chambre dont j’avais refermé la porte. J’étais resté long temps à l’intérieur, deux heures à son avis. Il avait monté l’escalier pour écouter. Il avait entendu grincer les ressorts du lit. Il avait encore entendu des chuchotements. Ses explications ne laissaient aucune équivoque. Quand il eut fini, il me lança un regard corrosif, la bouche tordue de rage.
— Fais-le sortir, dit Hernandez.
— Une seconde, dis-je. Je voudrais lui poser une question.
— C’est moi qui pose les questions ici, dit Hernandez sèchement.
— Permettez, capitaine. Vous n’étiez pas là. Ce type ment ; il le sait et je le sais.
Hernandez se pencha en arrière et prit sur le bureau le porte-plume du shérif en crins de cheval tressés.
— Allez-y, dit-il enfin.
Je regardai Candy en face.
— Où étais-tu quand tu as vu Mme Wade se déshabiller ?
— J’étais assis dans un fauteuil, près de la porte d’entrée, dit-il âprement.
— Où était Mme Wade ?
— Juste à l’entrée de sa chambre. La porte était ouverte.
— Qu’est-ce qu’il y avait comme éclairage dans le living-room ?
— Une lampe. La grande lampe qu’ils appellent lampe de bridge.
— Et sur la galerie ?
— Pas de lumière. Seulement dans sa chambre.
Quel genre de lumière dans sa chambre.
— Pas grand-chose. La lampe de chevet, peut-être.
— Après s’être déshabillée debout à l’entrée de sa chambre, comme tu l’as dit… elle a passé un déshabillé. Quel genre de déshabillé ?
— Bleu. Comme une robe longue. Elle l’attache avec une ceinture.
— Donc, si tu ne l’avais pas vue se déshabiller tu n’aurais pas su comment elle était sous ce peignoir ?
Il haussa les épaules. Il avait l’air un peu embarrassé.
— Si. C’est vrai. Mais je l’ai vue se déshabiller.
— Tu mens. Il n’y a pas un endroit dans le living-room d’où tu pouvais la voir se déshabiller sur le pas de sa porte. Il aurait fallu qu’elle vienne jusqu’au bord de la galerie. Et si elle l’avait fait, elle t’aurait vu.
Il me lança un regard furieux sans rien dire. Je me tournai vers Ohls.
— Tu as vu la maison, toi, mais ce n’est pas le cas du capitaine Hernandez, je crois.
Ohls secoua légèrement la tête. Hernandez fronça les sourcils et ne dit rien.
— Il était impossible, capitaine Hernandez, de voir du living-room ne serait-ce que le sommet de la tête de Mme Wade. Même s’il était debout. Et il déclare qu’il était assis. Il aurait fallu, je vous le répète, qu’elle vienne jusqu’à la balustrade de la galerie. Et pourquoi l’aurait-elle fait. Pourquoi aussi bien se serait-elle déshabillée devant sa porte ouverte ? Ça ne tient pas debout.
Hernandez me regarda, puis regarda Candy.
— Et la question du temps ? demanda-t-il doucement, s’adressant à moi.
— C’est sa parole contre la mienne. Je parle de ce qui peut être prouvé.
Hernandez cracha quelques mots d’espagnol à l’adresse de Candy, parlant trop vite pour que je puisse le comprendre. Candy se contenta de le regarder d’un air renfrogné.
— Fais-le sortir, dit Hernandez.
Ohls fit un geste du pouce et ouvrit la porte. Candy sortit. Hernandez prit une cigarette dans un coffret et l’alluma avec un briquet doré. Ohls revint dans le bureau.
— Je lui ai simplement expliqué, fit Hernandez d’un ton calme, que s’il racontait cette histoire à la Commission d’enquête, il risquait de se retrouver en taule pour faux témoignage. Ça n’a pas eu l’air de lui faire beaucoup d’effet. Son cas me parait clair. Il en pinçait pour la patronne. S’il s’était trouvé là et si on recherchait un assassin, il aurait du mal à s’en tirer… sauf qu’il se serait servi d’un couteau. Il m’a fait tout à l’heure l’impression d’être assez touché par la mort de Wade. Pas d’autres questions à poser, Ohls ?
Ohls fit signe que non.
— Revenez demain matin, me dit Hernandez, pour signer votre déposition. Nous devons avoir le rapport d’autopsie vers dix heures. Bien entendu, je n’ai pas cru un mot de ce que Candy nous a raconté. Je voulais simplement vous faire parler. Sans rancune, j’espère ?
— Aucune, capitaine, aucune.
Ils me regardèrent partir sans rien dire. Je suivis le long couloir jusqu’à la sortie dans Hill Street, montai dans ma voiture et regagnai mon domicile. Une fois rentré, seul dans la maison, je me sentis complètement vidé. Je me préparai un scotch très sec et allai me poster près de la fenêtre ouverte en écoutant le grondement sourd de la circulation. Puis, une fois mon verre vide, j’allai me coucher.