CHAPITRE XXXVIII

En remontant Cold Water Canyon, la chaleur devint étouffante. Dans la descente vers San Fernando Valley, l’atmosphère était à peine respirable. Je jetai un rapide coup d’œil à Spencer. Il regardait droit devant lui sans rien dire. Une épaisse couche de brouillard mêlé de fumée flottait dans le fond de la vallée. Quand nous fûmes plongés dedans, Spencer sortit de son mutisme.

— Mon Dieu ! Je pensais que la Californie du Sud avait un climat plus supportable, dit-il. Qu’est-ce qu’ils fabriquent ? Ils brûlent des vieux pneus ?

— Une fois dans Idle Valley, ça ira beaucoup mieux, répondis-je. Là-bas, au moins, on sent la brise de mer.

Le trajet s’acheva sans autres paroles. Puis nous arrivâmes chez les Wade et j’arrêtai ma voiture derrière la Jaguar d’Eileen. Spencer descendit et se dirigea d’un pas décidé vers le portique. Il sonna et la porte s’ouvrit presque aussitôt. Candy était là, en veste blanche, avec sa belle gueule bronzée et son regard vif. Tout était rentré dans l’ordre. Spencer franchit la porte. Candy me lança un bref coup d’œil et me ferma la porte au nez. J’attendis. Rien ne se passa. J’appuyai sur la sonnette. La porte s’ouvrit brusquement et Candy surgit, l’air mauvais.

— Fous le camp ! Tu veux que je t’ouvre le ventre ?

— Je suis venu voir Mme Wade.

— Elle ne veut pas entendre parler de toi.

— Tire-toi de là, péquenot. J’ai affaire ici.

— Candy…

C’était la voix d’Eileen et son ton était impératif.

Il me toisa une dernière fois et rentra dans la maison. Je le suivis et refermai la porte. Elle était debout, devant l’un des canapés, et Spencer était à côté d’elle. Elle était sensationnelle. En pantalon blanc, avec une chemise de sport à manches courtes, blanche également, et un mou choir lilas dans la poche au-dessus de son sein gauche.

— Candy devient un vrai dictateur, dit-elle à Spencer. Comme je suis contente de vous voir, Howard ! Et comme c’est gentil d’être venu de si loin. Je ne savais pas que vous ameniez quelqu’un avec vous.

— Marlowe m’a amené ici, dit Spencer. D’ailleurs, il voulait vous voir.

— Je me demande pourquoi, dit-elle froidement. (Finalement elle m’accorda un regard sans chaleur.) Eh bien ?

— Ça va prendre un certain temps, dis-je.

Elle s’assit avec lenteur. Je m’installai sur l’autre canapé. Spencer, les sourcils froncés, ôta ses lunettes et se mit à les essuyer. Puis il s’assit sur le même canapé que moi à l’autre extrémité.

— J’espérais bien que vous seriez là à temps pour déjeuner, dit-elle à Spencer en souriant.

— Pas aujourd’hui, merci.

— Non ? Enfin, si vous êtes trop occupé… Alors, vous voulez simplement voir ce manuscrit ?

— Si c’est possible.

— Mais bien sûr. Candy… ? Oh ! il est parti. Il est sur le bureau dans le bureau de Roger. Je vais le chercher.

— Puis-je y aller ? dit Spencer en se levant.

Sans attendre sa réponse, il partit vers le fond de la pièce. Au bout de quelques mètres, il s’arrêta et me regarda d’un œil anxieux, puis il continua. Je restai dans l’expectative, puis Eileen tourna la tête vers moi et me dévisagea d’un regard distant.

— Pourquoi vouliez-vous me voir ? demanda-t-elle sèchement.

— Pour différentes raisons. Je vois que vous portez de nouveau ce pendentif.

— Je le porte souvent. Il m’a été donné par un ami très cher, il y a longtemps.

— Je sais, vous m’avez dit ça. C’est un insigne militaire anglais, n’est-ce pas ?

Elle le tint au bout de sa chaîne mince.

— C’est une reproduction faite par un bijoutier. Plus petite que l’original. En or et en émail.

Spencer réapparut dans la pièce, vint se rasseoir et posa une pile épaisse de feuillets jaunes sur le coin de la table basse devant lui. Il y jeta un coup d’œil discret, puis son regard se reporta sur Eileen.

— Pourrais-je le voir d’un peu plus près ? demandai-je.

Elle fit tourner la chaîne autour de son cou, ouvrit le fermoir et me tendit le pendentif ou plutôt le laissa tomber dans ma main. Puis elle croisa les doigts sur ses genoux et prit un air curieux.

— Pourquoi peut-il vous intéresser à ce point ? C’est l’insigne d’un régiment qui s’appelait les Artist Rifles. L’homme qui me l’a donné a été porté disparu peu de temps après, à Andalsnes, en Norvège. Au printemps de cette terrible année 1940. (Elle sourit et fit un geste vague de la main.) Il était amoureux de moi.

— Eileen a passé tout le blitz à Londres, dit Spencer d’une voix sans timbre. Elle est restée bloquée là-bas.

Nous ne prêtâmes attention à Spencer ni l’un ni l’autre.

— Et vous étiez amoureuse de lui ? dis-je.

Elle baissa les yeux, puis les releva et nos regards se croisèrent.

— Il y a bien longtemps, dit-elle, et c’était la guerre.

— C’était un peu plus sérieux que ça, madame Wade. Vous devez oublier ce que vous m’avez raconté. « Cet amour passionné, mystérieux, qui n’arrive qu’une fois dans la vie. » Je cite vos propres paroles. Dans un sens, vous l’aimez toujours. Je suis vraiment bien bon d’avoir les mêmes initiales que lui. C’est sans doute pour ça que vous êtes venue me chercher.

— Son nom n’avait aucun rapport avec le vôtre, dit-elle froidement. Et il est mort, mort, mort.

Je tendis le pendentif à Spencer. Il le prit d’un air contraint.

— Je l’ai déjà vu, murmura-t-il.

— Je vais vous le décrire. Dites-moi si c’est bien ça. On y voit une dague large, la pointe en bas, sur un fond d’ailes bleues repliées. La banderole transversale porte la devise : « Who dares wins ».

— C’est bien ça, dit-il. Quelle importance ?

— Elle dit que c’est l’insigne des Artist Rifles. Elle précise qu’il lui a été donné par un militaire de cette unité disparu dans la campagne de Norvège, au printemps 1940.

Ils étaient tout oreilles. Ils savaient tous les deux que je ne parlais pas pour ne rien dire.

— C’est un insigne d’épaulette, dis-je. Il a été créé au moment où les Artist Rifles ont été rattachés comme unité spéciale à l’armée de l’air. À l’origine, il s’agissait d’un régiment d’infanterie. Cet insigne date de 1947. Par conséquent, personne n’a pu le donner à Mme Wade en 1940. D’autre part, les Artist Rifles n’ont jamais débarqué à Andalsnes, en Norvège, en 1940. Vous trouvez ces précisions de mauvais goût ?

Spencer reposa le pendentif sur la table et le poussa lentement vers Eileen sans rien dire.

— Je suis tout de même bien placée pour le savoir ! lança Eileen d’un ton méprisant.

— Le War Office britannique aussi, répliquai-je.

— Il doit y avoir une erreur, dit Spencer conciliant.

— Ou alors, dites tout de suite que je suis une menteuse, fit Eileen Wade, glaciale. Dites que jamais je n’ai connu Paul Marston. Jamais nous ne nous sommes aimés. Jamais il ne m’a donné de reproduction de son insigne. Jamais il n’a disparu, ni même existé. Dites que j’ai acheté moi-même ce bijou dans une boutique de New York, spécialisée dans l’importation des articles de luxe anglais. Cette explication vous satisfait, monsieur Marlowe ?

— La dernière partie, oui. Qu’on vous ait dit que c’était un insigne des Artist Rifles, je n’en doute pas. Mais vous connaissiez Paul Marston. Et il a servi dans cette unité. Et il a disparu en Norvège. Mais ça ne s’est pas passé en 1940, madame Wade. C’est arrivé en 42, et il était dans les commandos. Et ce n’était pas à Andalsnes, mais dans une petite île au cours d’un raid éclair.

— Pourquoi être si agressif ? dit Spencer d’un ton très « chef de service ». Eileen a passé de durs moments à Londres. Ses souvenirs sont confus. C’est bien explicable.

— Mais bien sûr ! dis-je en sortant un papier plié de ma poche. Y compris le souvenir de son mariage. Voilà une copie légalisée d’un certificat de mariage. L’original est à Caxton Hall en Angleterre. Il porte la date du mois d’août 42. Les mariés sont Paul Edward Marston et Eileen Victoria Sampsell. Dans un sens, Mme Wade a raison. Paul Edward Marston n’a jamais existé. C’était un nom d’emprunt, parce que dans l’armée on ne pouvait pas se marier sans autorisation. Sous l’uniforme, cet homme avait un autre nom. Je connais ses états de service depuis A jusqu’à Z. Je suis toujours étonné de voir qu’il suffit de poser des questions pour être renseigné.

Spencer, très tranquille, regardait fixement Eileen. Elle lui décocha un de ces sourires mi-peinés, mi-charmeurs dont les femmes ont le secret.

— Mais il était mort, Howard. Bien avant que je rencontre Roger. D’ailleurs Roger n’en ignorait rien. J’ai toujours gardé mon nom de jeune fille. Il était sur mon passeport, je n’avais pas le choix. Ensuite, quand il est mort au combat (elle s’arrêta, soupira et laissa tomber ses mains sur ses genoux)… tout était fini, perdu…

— Vous êtes sûre que Roger le savait ? lui demanda Spencer.

— Il savait quelque chose, dis-je. Je lui ai cité le nom de Paul Marston une fois et il a eu un drôle de regard, mais il ne m’a pas dit pourquoi.

Elle affecta de ne pas m’entendre et répondit directement à Spencer :

— Mais naturellement, Roger savait tout.

Maintenant, elle souriait patiemment, comme s’il avait l’esprit un peu lent.

— Alors, pourquoi mentir sur les dates ? dit Spencer sèchement. Pourquoi prétendre qu’il a disparu en 40, alors que c’était en 42 ? Pourquoi porter un insigne qu’il ne pouvait vous avoir donné, en affirmant qu’il vous venait de lui ?

— J’étais peut-être perdue dans un rêve, dit-elle doucement, ou plutôt dans un cauchemar. À cette époque-là, sous les bombes, quand on se disait au revoir, on ne savait jamais si ce n’était pas adieu.

Il n’ouvrit pas la bouche, moi non plus. Elle regarda le bijou posé devant elle, le ramassa et remit la chaîne à son cou.

— Je sais que je n’ai aucun droit de vous faire subir un interrogatoire contradictoire, Eileen, dit Spencer. N’en parlons plus. Marlowe a fait toute une histoire avec cet insigne et ce certificat de mariage. J’avoue que pendant un moment, je me suis interrogé.

— M. Marlowe, dit-elle d’un ton calme, fait des histoires pour des choses insignifiantes, mais quand ça devient vraiment important, une vie d’homme à sauver par exemple, il est au bord du lac à regarder passer les bateaux !

— Et vous n’avez jamais revu Paul Marston ? dis-je.

— Comment aurais-je pu, puisqu’il était mort ?

— Vous n’en saviez rien. Sa mort n’a pas été signalée par la Croix-Rouge. Il pouvait avoir été fait prisonnier. Elle eut un frisson soudain.

— En octobre 42, dit-elle lentement, Hitler a donné l’ordre de livrer à la Gestapo tous les commandos prisonniers. Inutile de vous dire ce qui les attendait. (Elle me lança un regard flamboyant.) Vous êtes horrible, reprit-elle. Vous voulez me faire revivre ce calvaire à cause d’un mensonge sans importance. Est-ce si étrange de ma part d’avoir essayé de me reconstruire un souvenir, même faux ?

— J’ai besoin de boire quelque chose, dit Spencer. Tout de suite. Est-ce possible ?

Eileen Wade frappa dans ses mains et Candy surgit du néant suivant son habitude.

— Que puis-je vous servir, señor Spencer ? dit-il en s’inclinant.

— Un… un scotch, très sec, dit Spencer. Candy alla ouvrir le bar encastré dans le mur, en sortit une bouteille, remplit un verre et vint le déposer devant Spencer. Puis il repartit.

Il y eut un long silence. Spencer vida son verre à moitié, alluma une cigarette et me dit sans me regarder :

— Je pense que Mme Wade ou Candy pourrait me reconduire à Beverley Hills. Vous avez fini votre exposé, je suppose.

Je repliai la copie du certificat de mariage et la rempochai.

— Vous êtes décidé à ce que les choses en restent là ? lui demandai-je.

— Tout le monde veut que les choses en restent là.

— Bon. (Je me levai.) J’ai été stupide de m’y prendre de cette façon, en somme. Si j’ai fait cette enquête sur Paul Marston, Spencer, ce n’est pas pour le plaisir de rouvrir une plaie. Je ne savais rien de tout cela sur lui quand je m’y suis intéressé. Je ne savais qu’une chose : son vrai nom. Et comment croyez-vous que je le savais ?

— On a dû vous le dire, dit Spencer sèchement.

— Exact, monsieur Spencer. Quelqu’un qui l’a connu à New York après la guerre et l’a revu plus tard ici à Chasen avec sa femme.

— Marston est un nom très répandu, dit Spencer. Il prit son verre et but une gorgée de whisky.

— Bien sûr, dis-je en me rasseyant. À votre avis, combien y a-t-il de Marston avec la moitié de la figure emportée par l’explosion d’un obus à retardement et reconstituée par un prodige de la chirurgie esthétique ?

Spencer ouvrit des yeux ronds, sortit un mouchoir et s’en tapota les tempes.

— Combien de Marston ont sauvé la vie de deux gangsters nommés Mendie Menendez et Randy Starr par la même occasion ? Ils sont dans le pays, ils ont bonne mémoire. Ils peuvent parler quand ils veulent. Pourquoi vouloir fermer les yeux, Spencer ? Paul Marston et Terry Lennox étaient un seul et même homme. Je peux vous le prouver sans l’ombre d’un doute.

Je ne m’attendais pas à les voir sauter en l’air ni à pousser des hurlements. Ils s’abstinrent en effet de toute manifestation. Mais il y a certains silences qui sont plus impressionnants que des cris.

Je regardai Eileen. Les doigts joints et crispés, elle avait baissé la tête et je ne pouvais voir son visage. Puis elle se mit à parler d’une voix mécanique et précise comme celle de l’horloge parlante.

— Je ne l’ai vu qu’une fois, Howard, juste une fois. Je ne lui ai pas dit un mot, et lui non plus. Il était terriblement changé. Ses cheveux étaient blancs et sa figure… n’était plus la même. Mais je l’ai reconnu et il m’a reconnue. Nous nous sommes regardés, c’est tout. Ensuite, il est sorti de la pièce et le lendemain, il était parti de chez elle. C’est chez les Loring que je l’ai vu… avec elle. Vous étiez là, Howard. Et Roger aussi. Je pense que vous avez dû le voir également.

— Nous avons été présentés, dit Spencer. Je savais à qui il était marié.

— Linda Loring m’a simplement dit qu’il avait disparu. Sans raison précise. Ensuite, cette femme et lui ont divorcé. Et plus tard j’ai appris qu’elle l’avait retrouvé. Ils se sont remariés, Dieu sait pourquoi. Il devait être sans le sou. Et pour lui, ça n’avait plus d’importance. Il savait que j’étais mariée à Roger. Nous étions perdus l’un pour l’autre.

— Pourquoi ? demanda Spencer.

— Pourquoi ? répéta-t-elle. Oh ! vous ne comprendriez pas. Tout ce que nous avions ensemble était perdu. Le retrouver marié à cette putain rousse… c’était répugnant. Je savais déjà qu’il y avait quelque chose entre elle et Roger. Paul devait le savoir aussi. Roger, je pouvais lui pardonner. Il buvait, il ne savait pas ce qu’il faisait. Il se détestait parce qu’il faisait de la littérature alimentaire. Il était faible, frustré, mais je le comprenais. C’était mon mari. Paul ne pouvait être que beaucoup plus ou rien. À la fin, il n’était plus rien.

Spencer, qui avait fini son verre, grattait le tissu du canapé d’un air absent. Il avait oublié la pile de papiers devant lui ; le roman inachevé de cet auteur à succès qui s’était, lui, si bien achevé.

— Je ne dirais pas qu’il n’était rien, fis-je.

— Moins que rien, dit-elle avec une nuance de sarcasme dans la voix. Je savais ce qu’elle valait. Il l’avait épousée et, parce que c’était une traînée, il l’a tuée. Et après, il s’est sauvé et il s’est suicidé.

— Il ne l’a pas tuée, dis-je, et vous le savez très bien. Elle se redressa et me regarda d’un air déconcerté.

Spencer fit entendre un bruit inintelligible.

— C’est Roger qui l’a tuée, dis-je, et vous le savez aussi.

— Il vous l’a dit ? demanda-t-elle calmement.

— Il me l’a laissé entendre, ça suffisait. Il aurait fini par le dire un jour ou l’autre. Il était torturé de garder ce secret pour lui.

— Non, monsieur Marlowe, dit-elle en secouant légèrement la tête, ce n’est pas cela qui le torturait. Roger ne savait pas qu’il l’avait tuée. Il était tout à fait inconscient. Il savait qu’il s’était passé quelque chose et essayait de le retrouver, mais il n’y arrivait pas. Le choc avait anéanti sa mémoire. Ça lui est peut-être revenu juste avant sa mort, mais pas avant.

— Mais enfin, ça n’arrive jamais des choses pareilles, Eileen ! gémit Spencer.

— Oh ! si, ça peut arriver, dis-je. J’ai été témoin de deux ou trois cas de ce genre.

— Mais pour Roger, ça me paraît inadmissible, dit Spencer.

— Il perdait totalement connaissance quand il était saoul, dis-je.

— J’étais là, je l’ai vu, dit Eileen calmement.

Je regardai Spencer avec une sorte de sourire sans joie.

— Elle va tout nous raconter, lui dis-je. Écoutez. Elle ne peut plus se retenir maintenant.

— C’est vrai, dit Eileen gravement. Il y a des choses que personne n’aime dire sur un ennemi, encore moins sur son propre mari. Votre auteur de talent, Howard, votre auteur si goûté du public, votre mine d’or, était un personnage assez peu reluisant. Il se croyait obligé de vivre les mêmes aventures que ses héros. Cette femme, pour lui, c’était un trophée. Je les ai épiés. Je devrais en avoir honte, mais non, je n’ai honte de rien. J’ai vu toute cette scène ignoble.

Le moment était venu où Roger ne pouvait plus lui suffire comme amant. Il buvait trop. Je l’ai vu, il est sorti de ce pavillon au fond de leur jardin, il voulait s’en aller, mais elle lui a couru après en hurlant. Elle était complètement nue. Elle tenait à la main une espèce de petite statuette. Elle lui a dit des choses d’une telle obscénité que je ne pourrais pas vous les répéter… Et puis elle a essayé de le frapper avec cette statuette. Il était ivre et vous savez qu’il avait des crises de violence subites. C’est ce qui s’est produit à ce moment-là. Il lui a arraché la statuette des mains… vous pouvez deviner le reste.

— Il a dû y avoir beaucoup de sang, dis-je.

— Du sang ? (Elle eut un rire amer.) Vous auriez dû le voir quand il est rentré ! J’ai couru vers ma voiture pour me sauver et je l’ai vu qui la ramassait, la prenait dans ses bras et la ramenait dans son pavillon. Je savais que le choc avait dû le dégriser un peu. Il est rentré à la maison une heure plus tard. Il était très calme. Ça lui a fait un coup de me voir en train de l’attendre. Mais il n’était plus ivre, il était comme assommé. Il avait du sang partout, sur la figure, sur les cheveux, sur sa veste. Je l’ai d’abord mené au lavabo du bureau, je l’ai aidé à se déshabiller et à se laver un peu, et puis je l’ai fait monter dans la salle de bains pour prendre une douche. Quand il a été couché, je suis redescendue avec une vieille valise et j’ai mis dedans ses affaires pleines de sang. J’ai nettoyé le lavabo et le parquet et je me suis assurée avec une serviette humide que sa voiture ne portait pas de traces de sang. Ensuite, j’ai pris ma Jaguar, j’ai roulé jusqu’au lac-réservoir de Chatsworth et je n’ai pas besoin de vous dire ce que j’ai fait de la valise pleine de vêtements et de serviettes ensanglantés.

Elle s’arrêta. Spencer se grattait le creux de la main. Elle lui jeta un rapide coup d’œil et continua :

— Pendant mon absence, il s’était relevé et avait bu du whisky. Le lendemain matin, il ne se souvenait plus de rien. Du moins, il n’a rien dit et moi non plus.

— Il a dû chercher ses affaires, observai-je.

— Sans doute, fit-elle en acquiesçant, mais il ne m’en a pas parlé. Et tout est arrivé en même temps. Tous les journaux se sont mis à tartiner sur le crime, sur la disparition de Paul, sur sa mort au Mexique… Comment pouvais-je prévoir ?… Roger avait fait une chose horrible, mais la victime aussi était une femme horrible. Et il ne savait pas ce qu’il faisait. Il a vu les journaux, naturellement, et il a simplement fait des commentaires comme on aurait pu en attendre de n’importe quelle personne connaissant les gens dont on parlait.

— Vous n’aviez pas peur ? demanda Spencer.

— J’étais malade de peur, Howard. S’il se souvenait, il risquait de me tuer. Mais peut-être… peut-être avait-il vraiment tout oublié. Et Paul était mort.

— S’il n’a jamais fait allusion aux vêtements que vous avez jetés dans le lac, dis-je, il devait soupçonner quelque chose. Et souvenez-vous, sur ce document qu’il avait laissé dans sa machine à écrire, le jour où il a tiré dans sa chambre, il disait qu’un chic type était mort pour lui.

— Il a dit ça ? dit-elle, les yeux agrandis.

— Il l’a écrit… à la machine. J’ai détruit le papier, comme il me le demandait. Je pensais que vous l’aviez déjà vu.

— Je n’ai jamais lu ce qu’il écrivait dans son bureau.

— Vous aviez pourtant lu le billet qu’il a laissé quand Verringer l’a emmené ? Vous avez même été le chercher dans la corbeille à papier.

— C’était différent, dit-elle d’un ton froid. Je cherchais à savoir où il avait pu partir.

— Bon, fis-je. Vous n’avez plus rien à dire ? D’un air accablé, elle fit signe que non.

— Je ne pense pas. Tout à fait à la fin, quand il s’est tué, il s’est peut-être souvenu. On ne le saura jamais. Et pourquoi savoir ?

Spencer s’éclaircit la voix.

— Mais que venait faire Marlowe dans tout ça ? C’est vous qui avez eu l’idée de le faire venir.

— J’avais peur, j’avais peur de Roger et j’avais peur pour lui. M. Marlowe était un ami de Paul. Peut-être le dernier à l’avoir vu, de ceux qui le connaissaient. Paul lui avait peut-être dit quelque chose. Je voulais en être sûre. S’il était dangereux, je voulais l’avoir de mon côté. S’il découvrait la vérité, il était peut-être encore possible de trouver un moyen pour sauver Roger.

Soudain et sans raison précise, Spencer se déchaîna. Le menton agressif, il se pencha en avant :

— Mettons les choses au point, Eileen. Voilà un détective privé déjà mal vu de la police. On l’a fourré en prison, il est censé avoir aidé Paul – je l’appelle Paul pour vous imiter – à filer au Mexique. Si Paul est un assassin, c’est un délit grave. S’il découvre la vérité et peut se disculper, il va rester assis à ne rien dire ? C’était ça, votre idée ?

— J’avais peur, Howard, vous ne comprenez pas ? Je vivais avec un assassin qui pouvait se transformer en fou furieux.

— Ça, je comprends très bien, dit Spencer toujours sévère. Mais Marlowe a refusé et vous étiez toujours seule. Ensuite, Roger a tiré ce coup de revolver et pendant encore huit jours, vous êtes restée seule. Enfin, Roger s’est tué et, comme par hasard, c’était Marlowe qui se trouvait tout seul cette fois-là.

— C’est vrai, dit-elle. Que voulez-vous que j’y fasse ?

— Et pourquoi avez-vous dit au policier que Marlowe avait tué Roger ?

Elle me lança un coup d’œil contrit.

— J’ai eu tort, dit-elle. Je ne savais pas ce que je disais.

— Vous le preniez peut-être pour l’assassin ? suggéra Spencer.

— Oh ! non, Howard, pourquoi ? C’est horrible ce que vous dites.

— Horrible ? dit Spencer. La police a eu la même idée. Et Candy leur a fourni le mobile. Il a déclaré que Marlowe avait passé deux heures dans votre chambre, la nuit où Roger a tiré dans le plafond.

Elle rougit jusqu’à la racine des cheveux.

— Et vous étiez nue, continua Spencer brutalement. Candy Pa bien précisé.

— Mais à la commission d’enquête… commença-t-elle d’une voix brisée.

Spencer l’interrompit :

— La police n’a pas cru Candy et il n’a rien dit devant le coroner.

— Oh !

C’était presque un soupir de soulagement.

— De plus, continua Spencer d’un ton froid, la police vous soupçonnait. Et elle vous soupçonne toujours. Ce qui lui manque, c’est le mobile. J’ai l’impression que, maintenant, les policiers n’auront pas de peine à le trouver. Elle s’était dressée brusquement :

— Je crois que vous n’avez plus qu’à partir de chez moi tous les deux, dit-elle d’une voix irritée. Le plus tôt sera le mieux.

— Alors, oui ou non ? demanda Spencer calmement en tendant la main vers son verre pour le trouver vide.

— Oui ou non, quoi ?

— Avez-vous tué Roger ?

Elle le regarda fixement, le visage maintenant pâle et tendu.

— Je vous pose exactement la question qu’on vous poserait au tribunal.

— J’étais absente, j’avais oublié mes clefs. J’ai dû sonner pour entrer dans la maison. Je l’ai trouvé mort. Je n’en sais pas plus. Mais enfin, qu’est-ce qui vous prend ?

Spencer prit un mouchoir et s’essuya les lèvres.

— Eileen, je suis venu ici vingt fois. Jamais je n’ai trouvé la porte d’entrée fermée dans la journée. Je ne dis pas que vous l’avez tué, je vous pose une question.

— Moi, tuer mon propre mari ? demanda-t-elle d’un ton lent et interrogateur.

— En admettant, reprit Spencer, que ce fût votre mari. Vous en aviez un autre quand vous l’avez épousé.

— Merci, Howard, merci beaucoup. Le dernier livre de Roger, son chant du cygne, est là devant vous. Prenez-le et allez-vous-en. Et je vous conseille de téléphoner à la police et de leur donner votre opinion. Ce sera une belle fin pour notre amitié. Au revoir, Howard. Je suis épuisée et j’ai une affreuse migraine. Je vais aller m’étendre dans ma chambre. Quant à M. Marlowe, et je suppose que c’est lui qui vous a monté la tête, je ne peux lui dire qu’une chose : s’il n’a pas affectivement tué Roger, il est certainement directement responsable de sa mort.

Elle se tourna pour s’en aller.

— Madame Wade, dis-je vivement, une seconde. Met tons un point final à cette histoire. Cette valise que vous avez jetée dans le lac-réservoir de Chatsworth… était-elle lourde ?

— Elle était vieille, je vous l’ai dit, répondit-elle en se retournant. Et en effet, elle était très lourde.

— Comment avez-vous fait pour la passer par-dessus ce haut grillage qui entoure le réservoir ?

— Comment ? Le grillage ? (Elle fit un geste vague.) Je suppose que, dans un cas pareil, on trouve une force anormale pour faire ce qui doit être fait. En tout cas, j’y suis parvenue.

— Il n’y a pas de grillage, dis-je.

— Pas de grillage ? répéta-t-elle d’une voix terne.

— Et il n’y avait pas de sang sur les vêtements de Roger. Et Sylvia n’a pas été tuée devant son pavillon, mais à l’intérieur, sur son lit. Et il n’y avait pour ainsi dire pas de sang parce qu’elle était déjà morte. Abattue d’un coup de feu. Et quand l’assassin s’est servi de cette statuette pour lui mettre la figure en bouillie, il frappait un cadavre. Et les cadavres, madame Wade, saignent très peu.

Elle fit une moue dédaigneuse :

— Vous étiez peut-être là ? dit-elle avec mépris.

Puis elle s’éloigna. Nous la suivîmes des yeux. Elle monta l’escalier d’une démarche lente et gracieuse, disparut dans sa chambre et la porte se referma doucement sur elle. Silence.

— Qu’est-ce que c’était que cette histoire de grillage ? demanda Spencer d’un ton vague.

Rouge et luisant de sueur, il balançait la tête d’avant en arrière. Il essayait de tenir le coup, mais il avait du mal.

— Un simple truc, dis-je. Je n’ai jamais vu le réservoir de Chatsworth. Je ne sais pas à quoi il ressemble, ni s’il est entouré ou non de grillage.

— Je vois, fit-il avec tristesse. Mais l’important, c’est qu’elle ne le sait pas non plus.

— Bien entendu, dis-je. Elle les a tués tous les deux.