CHAPITRE XXXVII
Howard Spencer me téléphona le vendredi suivant dans la matinée. Il était au Ritz Beverly et me proposa de passer au bar pour prendre un verre.
— Je préférerais dans votre chambre, si ça ne vous fait rien, dis-je.
— D’accord. C’est le numéro 828. Je viens de parler à Eileen Wade. Elle semble tout à fait résignée. Elle a lu le manuscrit laissé par Roger et pense qu’on peut l’achever facilement. Il sera nettement plus court que ses autres livres, mais ce sera compensé par la valeur publicitaire. Vous devez prendre les éditeurs pour d’affreux marchands de soupe, n’est-ce pas ?… Eileen sera chez elle tout l’après-midi. Naturellement, elle veut me voir et je veux la voir également.
— Je serai là dans une demi-heure, monsieur Spencer. Il avait un petit appartement agréable dans l’aile ouest de l’hôtel. Nous nous serrâmes la main.
— Asseyez-vous, dit Spencer. Qu’est-ce que vous voulez boire ?
— Rien ou n’importe quoi. Je n’ai vraiment pas soif.
— J’ai envie d’un verre d’Amontillado, dit-il.
— Pour moi, un rye whisky.
Il alla commander les consommations au téléphone. Puis il s’assit dans un fauteuil, ôta ses lunettes et se mit à les essuyer avec un mouchoir. Il les rajusta avec soin sur son nez et me regarda.
— Puisque vous voulez me voir dans ma chambre, je suppose que vous avez une idée précise en tête.
— Je vous conduirai à Idle Valley. J’aimerais aussi voir Mme Wade.
Il parut un peu gêné.
— Je ne sais pas si elle y tient tellement, dit-il.
— Moi je peux vous garantir qu’elle n’en a aucune envie. Mais je profiterai de votre visite.
— Ce ne serait peut-être pas très diplomatique de ma part.
— Elle vous a dit qu’elle ne voulait pas me voir ?
— Pas exactement. (Il toussota.) J’ai l’impression qu’elle vous croit responsable de la mort de Roger.
— Je sais. Elle a déjà dit ça au policier qui est venu là-bas, juste après le suicide. Elle l’a probablement répété à l’adjoint du shérif, mais devant le coroner, elle s’est abstenue.
Il se mit à se gratter d’un doigt le creux de la main.
— À quoi bon la revoir, Marlowe ? Elle a vécu une dure épreuve. Pourquoi voulez-vous la lui rappeler par votre présence ?
— Elle a affirmé au flic que je l’avais tué…
— Elle ne le pensait certainement pas. Sinon…
Le timbre de la porte résonna. Spencer se leva pour aller ouvrir. Le garçon entra avec les verres.
— Sinon quoi ? demandai-je.
— Sinon, elle l’aurait répété au coroner. (Il fronça les sourcils.) Tout ça ne signifie rien. Pourquoi vouliez-vous me voir, au juste ?
— C’est vous qui vouliez me voir.
— Pour une seule raison, dit-il froidement. Parce que quand je vous ai parlé de New York, vous m’avez dit que je tirais des conclusions fausses. Ce qui laisse supposer que vous avez quelque chose à m’expliquer…
— J’aimerais attendre d’être devant Mme Wade.
— Cette idée ne m’enchante guère. Vous n’avez qu’à vous débrouiller tout seul pour voir Eileen Wade. Sur le plan affaires, j’aimerais sauver l’œuvre de Roger, si c’est possible. Mais franchement, je me refuse à vous introduire dans la maison si Eileen vous porte les sentiments que vous lui prêtez. Soyez raisonnable.
— Très bien, dis-je, n’en parlons plus. Je peux m’arranger pour la voir sans histoires ; simplement, j’aurais aimé avoir un témoin.
— Témoin de quoi ? fit-il ; très sec.
— Vous m’entendrez devant elle ou pas du tout.
— Alors ce sera pas du tout. Je me levai.
— Vous avez sans doute raison, Spencer. Vous voulez ce bouquin s’il est récupérable et vous voulez aussi rester un type correct. Deux ambitions louables… mais je ne partage ni l’une ni l’autre. Bonne chance et au revoir !
Il se leva brusquement et vint vers moi.
— Un instant, Marlowe. Je ne sais pas ce que vous avez en tête, mais vous avez l’air d’y tenir. Y a-t-il un mystère quelconque autour de la mort de Roger Wade ?
— Aucun mystère. Il est mort d’une balle dans la tête tirée par un revolver Webley. Avez-vous vu le compte rendu du rapport de la commission d’enquête ?
— Certainement.
Il me fit un résumé complet et exact des faits dont j’avais été le témoin, prouvant qu’il était parfaitement au courant.
— Je ne vois aucun mystère dans tout ça, conclut-il d’une voix redevenue calme. C’était le revolver personnel de Roger, et huit jours avant, il avait déjà tiré un coup de feu dans sa propre chambre. Son état d’esprit, sa dépression nerveuse, son livre qui n’avançait pas… Ça s’est déclenché d’un seul coup.
— Elle vous a dit que le bouquin n’était pas mauvais. Pourquoi se serait-il senti découragé ?
— C’est son avis à elle, vous savez. Elle se trompe peut-être. Ou encore il pouvait juger son travail pire qu’il n’était. Je ne suis pas un imbécile ; il y a autre chose.
— Le flic qui a enquêté sur l’affaire est un de mes vieux amis. Plusieurs points le tracassent. Pourquoi Roger n’a-t-il pas laissé un mot… quand il avait tellement la manie d’écrire ? Pourquoi s’est-il tué de cette façon sachant que sa femme allait le découvrir là ? Pourquoi a-t-il choisi le moment où je ne pouvais pas entendre le coup partir ? Pourquoi a-t-elle oublié ses clefs ? Pourquoi l’a-t-elle laissé seul le jour de sortie des domestiques ?
— Mon Dieu ! fit Spencer d’une voix blanche, ne me dites pas que ce crétin soupçonne Eileen !
— Il le pourrait s’il y avait un mobile.
— C’est grotesque. Pourquoi ne pas vous soupçonner, vous ? Ce serait encore plus logique.
— Et quel serait mon mobile à moi ?
Il me regarda fixement.
— L’enquête suit toujours son cours ?
— Je ne pourrais pas vous dire. En tout cas, une chose est sûre. Ils savent maintenant qu’il avait assez bu pour être dans le coma. Si c’est le cas, il peut encore y avoir de mauvaises surprises.
— Et vous voulez lui parler, dit-il lentement, en présence d’un témoin ?
— Exactement.
— Je ne vois que deux raisons possibles, Marlowe. Ou vous avez peur pour vous-même, ou vous pensez qu’elle devrait avoir peur pour elle-même.
Je fis un signe de tête affirmatif.
— Alors ? demanda-t-il, les traits tendus.
— Je n’ai pas peur.
Il regarda sa montre.
— Seigneur, j’espère que vous êtes fou.