CHAPITRE XXXIII

Ohls était un petit type trapu avec des cheveux filasse coupés en brosse et des yeux bleu délavé. En tant que flic, il était dur et même, à la rigueur, brutal, mais il avait un bon fond. Il aurait dû passer au grade supérieur depuis des années, mais le shérif ne l’aimait pas et il n’aimait pas le shérif.

Il descendit l’escalier en se palpant la mâchoire. Depuis longtemps, toutes les photos avaient été prises dans le bureau et les allées et venues des innombrables spécialistes étaient terminées. Durant tout ce temps, j’étais resté assis dans le living-room en compagnie d’un flic en civil.

Ohls s’assit sur le bord d’un fauteuil et me regarda d’un œil songeur, les mains pendantes. Il mâchonnait une cigarette non allumée.

— Comment va Mme Wade ? dis-je.

— Trop détendue. Elle a dû se doper. Il y a au moins une demi-douzaine de poisons variés là-haut, y compris du Demerol, une vraie saloperie. Tes copains n’ont pas de chance, ces derniers temps, hein ? Ils y passent tous.

Je n’avais rien à répondre.

— Les suicides au revolver, ça m’intéresse toujours, reprit Ohls d’un ton détaché. C’est si facile à maquiller. La bonne femme dit que tu l’as tué. Pourquoi ?

— Elle dit ça sans trop y croire.

— Il n’y avait personne d’autre. Elle prétend que tu savais où était le revolver. Que tu savais qu’il était en train de se saouler, que tu étais là l’autre nuit quand elle a essayé de lui arracher son pétard des mains. Tu n’as pas rendu beaucoup de services, hein ?

— J’ai fouillé son bureau cet après-midi. Pas de revolver. J’avais dit à sa femme où il était et je lui avais demandé de le planquer. Tout à l’heure, elle m’a raconté qu’elle ne croyait pas à ce genre de méthodes.

— Quand ça, tout à l’heure ? demanda Ohls d’un ton rogue.

— Après son retour ici et avant que j’appelle le shérif.

— Tu as fouillé le bureau ? Pourquoi ?

Ohls releva les mains et les posa sur ses genoux. Il me regardait d’un air indifférent, comme s’il se foutait éperdument de ce que je disais.

— Il s’était mis à boire comme un trou. J’ai pensé qu’il valait mieux mettre cette pétoire ailleurs. Remarque qu’il n’a pas essayé de se tuer l’autre nuit. C’était une pure mise en scène.

Ohls hocha la tête, ôta la cigarette de sa bouche, la jeta dans un cendrier et en sortit une nouvelle de son paquet.

— Je ne fume plus, dit-il. Ça me fait tousser. Mais je ne peux pas me passer d’avoir le goût du tabac dans la bouche. Tu étais censé surveiller le type pendant qu’il était seul ?

— Pas du tout, il m’avait invité à déjeuner. On a bavardé et il se faisait de la bile parce que son bouquin ne marchait pas. Alors il a décidé de se noircir. Tu crois que j’aurais dû l’en empêcher ?

— Pour le moment, je ne crois rien, j’essaie seulement de me faire une idée. Qu’est-ce que tu as bu, toi ?

— De la bière.

— T’es pas verni de t’être trouvé ici, Marlowe. Et ce chèque déchiré qu’il a signé à ton nom, comment expliques-tu ça ?

— Ils me cassaient les pieds pour que je vienne m’installer ici mettre de l’ordre dans la maison. Tous, c’est-à-dire lui, sa femme et son éditeur. Un nommé Howard Spencer. Il doit être à New York. Tu peux vérifier. Je n’ai pas marché. Après ça, sa femme est venue me relancer en me demandant de lui ramener son mari qui s’était barré. Je le lui ai ramené. Ensuite, tout ce que je peux te dire, c’est que j’ai été le ramasser sur sa pelouse et que je l’ai fourré au lit. Je te garantis que j’ai été embringué là-dedans presque sans le vouloir.

— Ça n’a pas de rapport avec l’affaire Lennox, par hasard ?

— Oh ! je t’en prie ! Il n’y a pas d’affaire Lennox.

— C’est bien vrai, dit Ohls sèchement.

Un homme apparut à la porte d’entrée, discuta avec l’autre flic, puis vint trouver Ohls.

— Il y a un type qui est là, lieutenant. Il dit qu’on l’a appelé. Le docteur Loring. C’est lui qui soigne la femme.

— Fais-le entrer.

Le flic repartit et le docteur Loring fit son entrée en élégant complet de gabardine. Son inévitable petite trousse noire à la main, il passa devant moi sans me regarder.

— En haut ? demanda-t-il à Ohls.

— Oui, dans sa chambre. (Ohls se leva.) Pourquoi lui donnez-vous du Demerol, docteur ?

Loring fronça les sourcils.

— Je prescris à mes malades ce que je crois utile de leur donner, dit-il froidement. Je n’ai pas à expliquer mes raisons. Oui a dit que j’avais donné du Demerol à Mme Wade ?

— Moi. La bouteille est là-haut avec votre nom dessus. Elle a une vraie pharmacie dans sa salle de bains. Vous ne le savez peut-être pas, docteur, mais nous sommes très au courant des petits détails concernant les stupéfiants. Le Demerol est un produit dangereux dont on arrive très vite à ne plus pouvoir se passer. Cette dame est gravement malade ?

— Un mari alcoolique peut constituer une rude épreuve pour une femme hypersensible, dit le docteur Loring.

— Vous n’avez jamais rien pu faire pour lui, hein ? Dommage. Mme Wade est là-haut, docteur. Désolé de vous avoir fait perdre du temps.

— Vous êtes un insolent, monsieur. Je vous signalerai.

— Ne vous gênez pas, dit Ohls, mais en attendant, faites autre chose : n’abrutissez pas Mme Wade ; j’ai des questions à lui poser.

— Je ferai exactement ce que je jugerai bon pour son état. Savez-vous qui je suis, par hasard ? Et pour mettre les choses au point, je vous précise que M. Wade n’était pas mon client. Je ne soigne pas les alcooliques.

— Seulement leurs femmes, hein ? grogna Ohls. Mais oui, je sais qui vous êtes, docteur. Vous voyez, je suis paralysé de terreur. À propos, je m’appelle Ohls. Le lieutenant Ohls.

Le docteur Loring se mit à monter l’escalier. Ohls se rassit et me sourit.

— Il faut se montrer diplomate avec ces zèbres-là, dit-il.

Un homme sortit du bureau et vint trouver Ohls.

— Lieutenant ?

— J’écoute.

— Le coup a été tiré à bout portant. Suicide caractérisé. Je ne pense pas qu’on trouve d’empreintes sur le revolver. Il a trop coulé de sang dessus.

— Peut-il s’agir d’un meurtre si le type était endormi ou ivre mort ? demanda Ohls.

— Certainement, mais rien ne le laisse supposer. Je prévois un fort degré de teneur alcoolique à l’analyse, c’est vrai. S’il est vraiment très élevé (le type s’arrêta et haussa les épaules), je pourrais être amené à douter du suicide.

— Merci. On a appelé le coroner ?

L’homme acquiesça et s’en alla. Ohls bâilla, regarda sa montre, puis se tourna vers moi.

— Tu veux les mettre ?

— Si tu permets, oui. Je croyais que j’étais suspect ?

— On verra ça plus tard. En attendant, reste à notre disposition. Tu as été flic, tu sais comment ça se passe. Résumons-nous. Si c’est un crime, qui voulait sa mort ? Sa femme ? Elle n’était pas là. Toi ? Tu réunis toutes les conditions, sauf une, le mobile. D’ailleurs, je suppose que si tu voulais descendre un type, tu t’y prendrais un peu mieux.

— Merci, Bernie, je suis bien de ton avis.

Je me levai pour m’en aller.

— Il y a tout de même une chose, dit Ohls distraitement. Ce Wade, ça se vendait comme des petits pains, sa littérature. Remarque que je n’apprécie pas les romans-feuilletons, mais enfin, ce type avait une maison magnifique, une femme ravissante, des tas d’amis. Je voudrais bien savoir ce qui a pu le pousser à se supprimer. Il y a sûrement une raison. Si tu la connais, je te conseille de ne pas la garder pour toi. Au revoir !

Je gagnai la porte. Le type qui s’y tenait posté sur un signe d’Ohls me laissa passer. Je montai dans ma voiture, et filai vers la grand-route. Le soleil déclinant dorait les pelouses tondues au double zéro et les luxueuses demeures qui les dominaient. Un homme relativement connu était mort dans une mare de sang au fond d’une maison d’Idle Valley, mais là sérénité du paysage n’en était nullement troublée.

Je rentrai chez moi, m’envoyai deux bières bien frappées derrière la cravate, sortis pour aller dîner, revins à la maison, ouvris les fenêtres et ma chemise et attendis les événements. Je les attendis même un bon bout de temps. Il était neuf heures passées quand Bernie Ohls m’appela et me demanda de venir. « Surtout, ne t’arrête pas pour ramasser des pâquerettes », avait-il recommandé.