CHAPITRE XXXIX
Je vis alors quelque chose remuer et tournai la tête : Candy me regardait debout, à l’extrémité du canapé. Il avait son couteau à cran d’arrêt à la main. Il appuya sur le bouton et la lame jaillit. Puis il recommença et la lame rentra dans le manche.
— Millon de perdones, señor, dit-il, les yeux luisants. Je me suis trompé sur toi. Elle a tué le patron. Je crois que je…
Il s’arrêta et la lame jaillit de nouveau du manche.
— Non. (Je me levai et tendis la main.) Donne-moi ce couteau, Candy. Tu n’es qu’un brave petit Mexicain. Ils seraient trop contents de te fourrer toute l’affaire sur le dos. Je sais de quoi je parle. Ils te feraient cracher des aveux complets en moins de temps qu’il ne faut pour le dire. Et tu serais bon pour passer le reste de tes jours à San Quentin.
— Je t’ai déjà dit que je ne suis pas Mexicain. Je suis Chilien, de Vina del Mar, près de Valparaiso.
— Passe-moi le couteau, Candy. Je sais tout ça. Tu es libre, tu as mis du fric de côté, tu as probablement huit frères et sœurs au pays. Ne fais pas l’idiot et retourne chez toi. Ton boulot ici est fini.
Il hésita un moment et m’abandonna le couteau dans la main.
Je glissai l’arme dans ma poche. Il leva les yeux vers la galerie.
— La señora… Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?
— Rien. On ne fait rien du tout. La señora est très fatiguée. Elle ne veut pas qu’on la dérange.
— Il faut appeler la police, dit Spencer d’un ton âpre.
— Pourquoi ?
— Mais enfin, Marlowe… C’est notre devoir.
— Demain. Ramassez vos paperasses et allons-nous-en.
— Nous devons appeler la police. La justice, ça existe tout de même.
— Inutile. Quelles preuves pouvons-nous fournir ?
— Un homme a été tué dans cette maison, dit Spencer furieux. C’était un auteur de talent, un auteur connu… D’ailleurs, là n’est pas la question. C’était un homme ; et vous et moi savons qui l’a tué.
— Demain.
— Vous ne valez pas mieux qu’elle, si vous la protégez. Je commence à m’interroger sur vous, Marlowe. Vous auriez pu le sauver, après tout. Dans un sens, vous avez laissé faire Eileen. Et votre numéro de cet après-midi… eh bien ! ce n’était qu’un numéro.
— C’est ça, une scène d’amour déguisée. Eileen est folle de moi, vous avez pu le constater. Quand les choses se seront tassées, on se mariera peut-être… Comme ça, je serai enfin payé du boulot que j’ai fait ici.
Il ôta ses lunettes, les essuya, les remit sur son nez et regarda à terre.
— Excusez-moi, dit-il, j’ai un peu bu cet après-midi. C’était déjà un rude choc de penser que Roger s’était tué. Mais de savoir que c’est elle… (Il leva les yeux vers moi.) Puis-je vous faire confiance ?
— À quel sujet ?
— Pour faire ce qui s’impose. (Il prit le manuscrit sur la table et le mit sous son bras.) Non, n’en parlons plus. Vous savez ce que vous faites, j’en suis convaincu. Pour être franc, je suis complètement perdu dans cette histoire. Je suis sans doute trop vieux jeu.
Il passa devant moi et Candy, gagna rapidement la porte et l’ouvrit. Spencer lui fit un bref signe de tête et sortit. J’avais suivi le mouvement. Je m’arrêtai devant Candy et le regardai dans les yeux.
— Pas de bêtises, amigo, dis-je.
— La señora est très fatiguée, dit-il docilement. Elle est montée dans sa chambre. Elle ne veut pas qu’on la dérange.
Je sortis le couteau de ma poche et le lui tendis. Il sourit.
— Personne ne me fait confiance, mais moi je te fais confiance, Candy.
— Lo mismo, señor. Muchas gracias.
Spencer était déjà dans la voiture. Je me mis au volant, fis demi-tour dans l’allée et le reconduisis à Beverley Hills. Je le déposai à l’entrée de son hôtel.
— J’ai réfléchi pendant tout le parcours, me dit-il en descendant. Elle doit être un peu folle. J’ai l’impression qu’ils ne la condamneront jamais.
— Ils n’essayeront même pas, dis-je. Mais ça, elle ne le sait pas.
Il se débattit avec la pile de feuillets jaunes sous son bras, la remit d’aplomb et me fit un signe de tête. Je le regardai disparaître dans l’hôtel, desserrai le frein et me décollai du trottoir. Ce fut la dernière fois que je vis Howard Spencer.
Je rentrai tard chez moi, fatigué et déprimé. Je me mis à tourner dans mon living-room comme un ours en cage. Je mis des disques sur mon pick-up, mais sans même les entendre. Je songeais à ma première rencontre avec Eileen Wade, puis à la seconde, et à la troisième et à la quatrième. Ensuite, elle s’estompa dans mon esprit ; elle avait perdu peu à peu de sa réalité pour moi. Un assassin devient toujours irréel, quand on sait que c’est un assassin.
Quand je me décidai à me mettre au lit, il faisait presque jour. La sonnerie du téléphone me sortit du puits noir de mon sommeil. Je roulai sur mon lit, cherchai mes pantoufles à tâtons et m’aperçus que je n’avais pas dormi plus de deux heures. Je ne parvenais pas à ouvrir les yeux et j’avais la bouche pleine de sable. Je réussis à me traîner jusqu’au living-room, décrochai l’appareil et parvins à articuler :
— J’écoute.
— Ici Candy, señor.
— Bonjour, Candy.
— La señora esta muerta.
Morte. Quel mot froid, noir, terne dans n’importe quelle langue !
— Tu n’y es pour rien, j’espère ?
— C’est le médicament, je crois. Demerol, ça s’appelle. Il devait y avoir quarante ou cinquante dans la bouteille. Elle est vide maintenant. Pas de dîner hier soir. Ce matin, je suis monté avec l’échelle et j’ai regardé par la fenêtre. Habillée comme hier après-midi. J’ai cassé le carreau. La señora esta muerta. Fria como agua de nieve.
— Tu as appelé quelqu’un ?
— Si. El doctor Loring. Il a téléphoné à la police. Pas encore ici.
— Le docteur Loring, hein ? Le type qui arrive toujours trop tard.
— Je ne lui ai pas montré la lettre, dit Candy.
— Une lettre pour qui ?
— Pour le señor Spencer.
— Donne-la à la police, Candy. Ne la montre pas au docteur Loring. Et encore une chose, Candy. Ne cache rien. Ne mens pas. Nous étions là-bas. Dis la vérité. Et cette fois, la vérité et rien que la vérité.
Il y eut un silence. Puis il reprit :
— Si. J’ai compris. Hasta la vis ta, amigo.
Il raccrocha.
Je fis le numéro du Ritz Beverley et demandai Howard Spencer.
— M. Spencer est parti hier soir. Il a pris l’avion de huit heures pour New York.
— Oh ! pardon, je ne savais pas.
J’allai dans la cuisine pour m’y faire du café. Des tonnes de café. Noir, fort, amer, bouillant, à réveiller les morts. Deux heures plus tard, ce fut Bernie Ohls qui m’appela.
— Allez, gros malin, dit-il. Amène-toi ici qu’on t’en fasse baver.