CHAPITRE XXIX

Une semaine s’écoula pendant laquelle je n’entendis plus parler des Wade. Il faisait une chaleur étouffante et poisseuse et l’âcre odeur du brouillard enfumé de Los Angeles montait jusqu’à Beverley Hills. Ce fut par une de ces journées, un jeudi, que Roger Wade me téléphona.

Comment allez-vous ? Ici Wade.

Il semblait tout à fait en forme.

— Très bien. Et vous ?

— Je suis au régime sec, hélas ! Je gratte pour gagner ma chienne de vie. Nous devrions avoir une petite conversation si vous veniez déjeuner aujourd’hui. Pouvez-vous arriver vers une heure ?

— Pourquoi pas ? Comment va Candy ?

— Candy ? (Il parut surpris. Il ne devait se souvenir de rien.) Oh ! il vous a aidé à me mettre au lit, cette nuit-là.

— C’est ça. C’est un petit gars bien utile dans certains cas. Et Mme Wade ?

— Elle va très bien. Elle fait des courses dans les magasins aujourd’hui.

Nous raccrochâmes et je pivotai dans mon fauteuil tournant.

Peu après, je reçus un nouveau coup de fil. Une voix inconnue.

— Ici Roy Asterfelt. George Peters m’a dit de vous appeler, Marlowe.

— Ah ! oui, merci. C’est vous qui avez connu Terry Lennox à New York… quand il se faisait appeler Marston.

— Exact. Il tenait une de ces cuites ! Mais c’est sûrement le même type. Je l’ai vu un soir au Chasen avec sa femme. J’accompagnais un client, qui les connaissait d’ailleurs, mais je crains de ne pouvoir vous donner le nom de ce client.

— C’est bien naturel. En fait, ça n’a plus guère d’importance. Savez-vous quel était son prénom ?

— Voyons, que je me souvienne… Ah ! oui, Paul. Paul Marston. Encore une chose, au cas où ça vous intéresserait. Il portait un insigne de l’armée anglaise.

— Je vois. Qu’est-ce qu’il est devenu ?

— Je n’en sais rien, je suis reparti en Californie. C’est là que je l’ai revu, pour la seconde fois… Il était marié à la fille de Harlan Potter, une espèce de cinglée. Mais vous savez déjà tout ça.

— Ils sont morts tous les deux maintenant. En tout cas, merci du renseignement.

— Je vous en prie. Trop heureux de vous rendre service. Pensez-vous en tirer quelque chose ?

Je mentis :

— Rien, dis-je. Je ne lui ai jamais posé de questions sur lui-même. Vous êtes certain de ne pas faire d’erreur ?

— Avec ses cheveux blancs et ses cicatrices ? Non, mon vieux.

Je le remerciai encore ; il me dit « à votre service ! » et raccrocha. Je réfléchis un moment. Le grondement de la circulation sur le boulevard créait un fond sonore abrutissant. En été, quand on crève de chaud, tout devient exténuant. Je me levai, refermai la fenêtre et appelai le sergent Green, de la Brigade criminelle. Il eut l’extrême bonté de se trouver là.

— Écoutez, dis-je après les préliminaires d’usage, j’ai appris sur Terry Lennox un détail qui m’épate. Un type que je connais l’a rencontré à New York, sous un autre nom. Vous avez vérifié ses états de service ?

— On a du mal à se faire comprendre avec des types comme vous, dit Green d’un ton rogue. Quand vous déciderez-vous à nous foutre la paix ? L’affaire est classée, liquidée. Compris ?

— J’ai passé un après-midi la semaine dernière avec Harlan Potter et sa fille, dans Idle Valley. Vous voulez vérifier ?

— Qu’est-ce que vous avez été fabriquer là-bas ? demanda-t-il avec aigreur. En admettant que je vous croie ?

— On a bavardé. J’étais invité. Il m’aime bien, le père Potter. À propos, il m’a appris que sa fille avait été abattue avec un Mauser 7,65. Vous saviez ça ?

— Continuez.

— Et le Mauser en question appartenait à la fille. Ça change peut-être les choses, non ? Mais n’allez pas vous faire des idées. Je ne farfouille pas dans les coins sombres. C’est une affaire toute personnelle. Où Lennox avait-il récolté sa blessure ?

Green ne dit rien. J’entendis dans l’appareil le bruit d’une porte qui se refermait. Puis Green me déclara calmement :

— Dans une bagarre au couteau, au sud de la frontière, probablement.

— Allons, Green, à d’autres ! Vous aviez ses empreintes. Vous les avez envoyées à Washington, comme d’habitude. Vous avez reçu un rapport, comme toujours. Tout ce que je vous demande, c’est de me renseigner sur ses états de service militaires.

— Qui vous a dit qu’il en avait ?

— Mendie Menendez, d’abord. Il paraît que Lennox lui a sauvé la vie une fois et que c’est comme ça qu’il s’est fait amocher…

— Menendez, hein ? Vous croyez ce fumier ? C’est vous qui avez un trou dans le crâne ! Lennox n’avait pas d’états de service militaires. Sous aucun nom. Ça vous suffit.

— Si vous me le dites, fis-je. Mais je ne vois pas pourquoi Menendez se serait dérangé pour me conseiller de me tenir peinard, sous prétexte que Lennox était leur copain, à Randy Starr et lui. Après tout, Lennox était déjà mort.

— Avec les truands, est-ce qu’on sait ? répliqua Green amer. Peut-être que Lennox était embringué dans un de leurs rackets avant de se marier et de devenir respectable. Il a été directeur de salle dans la boîte de Starr, à Las Vegas, pendant un bout de temps. C’est là qu’il a rencontré la fille. Faut reconnaître qu’il avait assez de classe pour réussir dans ce boulot.

— Il avait du charme, dis-je ; c’est un don qu’on n’exploite pas dans la police. Je vous remercie beaucoup, sergent. Comment va le capitaine Gregorius, ces temps-ci ?

— Il est en congé, en attendant la retraite. Vous ne lisez donc pas les journaux ?

— Pas la rubrique criminelle, sergent. Trop sordide.

J’allais lui dire au revoir, mais il m’interrompit.

— Qu’est-ce qu’il vous voulait, le grand nabab ?

— Nous avons pris le thé ensemble. Une visite de politesse. Il m’a dit qu’il me confierait du boulot, un de ces jours. Il a aussi laissé entendre, mais très discrètement, que si un flic me regardait de travers, ça barderait pour son matricule.

— C’est pas lui qui dirige la police, dit Green.

— Il le reconnaît. Il n’achète même pas les commissaires ou les D.A., paraît-il. Ils viennent d’eux-mêmes se rouler en boule sur ses genoux quand il roupille !

— Merde ! fit Green.

Et il raccrocha.

Difficile d’être flic. Difficile. On ne sait jamais très bien sur quel ventre on peut s’amuser, sans risque, à sauter à pieds joints !