CHAPITRE XXII
Rien ne se passa pendant une semaine, sinon que j’expédiai les affaires courantes ; autrement dit, je n’expédiai à peu près rien du tout. Un matin, George Peters, de l’agence Carné, me téléphona pour me dire que, passant près de Sepulveda Canyon, il avait été jeter un coup d’œil sur la propriété du docteur Verringer. Mais le docteur Verringer n’était plus là. Une demi-douzaine d’équipes d’arpenteurs établissaient un relevé du terrain pour en faire des lotissements.
Il était onze heures moins dix, un jeudi soir, quand Wade me téléphona. Il avait une voix pâteuse qui ressemblait à un gargouillis mais je la reconnus tout de suite. Et j’entendais son souffle précipité dans l’appareil.
— Ça va mal, Marlowe. Ça va très mal. Je suis en train de perdre les pédales. Pouvez-vous venir ici en vitesse ?
— D’accord, mais laissez-moi d’abord dire un mot à Mme Wade.
Il ne répondit pas. Il y eut un choc brutal, puis un silence complet suivi, peu après, d’un fracas étouffé. Je hurlai dans le téléphone, mais n’obtins pas de réponse. Une minute s’écoula. Enfin, j’entendis le déclic de l’écouteur qu’on reposait.
Cinq minutes plus tard, j’étais en route. Je réussis à faire le trajet en une demi-heure et je me demande encore comment. Je bénéficiai de cette chance qu’on a quelquefois quand on s’en fout éperdument. Pas un flic, pas une sirène, pas un feu rouge.
Quand j’engageai la voiture dans l’allée, la maison était illuminée et Eileen Wade se tenait debout sur le seuil, une cigarette aux lèvres. Je sautai hors de la voiture et m’approchai à grandes enjambées. Elle était en pantalon avec une chemise à col ouvert. Elle me regarda d’un air calme. S’il régnait la moindre agitation dans le coin, il n’y avait guère que moi pour en manifester.
Les premières paroles que je prononçai furent aussi saugrenues que le reste de mon attitude.
— Je croyais que vous ne fumiez pas.
— Comment ? Non, pas souvent. (Elle jeta sa cigarette et l’écrasa du bout du pied.) Il a appelé le docteur Verringer.
Elle parlait d’une voix lointaine, placide.
— Impossible, dis-je. Le docteur Verringer n’habite plus là-bas. C’est moi qu’il a appelé.
— Vraiment ? Je l’ai simplement entendu téléphoner et demander à quelqu’un de venir tout de suite. Je croyais que c’était le docteur Verringer.
— Où est-il, maintenant ?
— Il est tombé, dit-elle. En se balançant sur son fauteuil. Ça lui est déjà arrivé. Il s’est entaillé la tête. Il a perdu du sang, mais à peine.
— Très bien, dis-je. Moins il y a de sang, mieux ça vaut. Mais je vous demande encore : où est-il maintenant ?
Elle me regarda d’un air solennel, puis tendit le bras.
— Par là-bas, dit-elle, au bord de la route, à moins que ce ne soit dans les buissons, le long de la haie.
Je me penchai vers elle et la dévisageai.
— Mais bon Dieu ! vous n’avez pas regardé ?
Je conclus qu’elle devait être en transe.
— Non, je n’ai pas regardé, dit-elle calmement. Vous n’avez qu’à le chercher. Moi, je n’en peux plus, j’en ai par-dessus la tête ; trouvez-le.
Elle me tourna le dos et rentra dans la maison en laissant la porte ouverte. Elle n’alla pas bien loin. Après avoir parcouru un mètre tout au plus à l’intérieur, elle s’écroula par terre et ne bougea plus. J’allai la ramasser et l’étendis sur l’un des deux grands divans du living-room. Je lui tâtai le pouls. Il ne me parut ni faible ni irrégulier. Sur ses yeux fermés, ses paupières étaient bleues. Je la laissai là et ressortis.
Il était bien où elle m’avait dit, couché sur le côté, dans l’ombre d’un hibiscus. Sa respiration n’était pas normale et son pouls battait la chamade. Il avait les cheveux poisseux au-dessus de la nuque. Je lui parlai et le secouai avec ménagement. Il marmonna, mais resta dans le cirage. Je réussis à l’asseoir, le balançai, non sans peine, en travers de mes épaules et le ramenai tant bien que mal à la maison. En titubant, je parvins à atteindre le living-room ; je me laissai tomber sur les genoux et fis basculer Wade sur le divan. Eileen Wade n’était plus là. Je restais maître du terrain. Mais j’étais trop crevé pour m’interroger sur sa disparition. Je m’assis pour récupérer tout en regardant Wade. Puis je me penchai sur lui pour examiner sa tête. Elle était gluante de sang. La blessure n’avait pas l’air grave, mais au crâne, on ne sait jamais.
Là-dessus, je m’aperçus qu’Eileen Wade, debout près de moi, le contemplait avec le même air absent.
— Je m’excuse d’avoir tourné de l’œil, dit-elle. Je ne sais vraiment pas pourquoi.
— Il vaudrait peut-être mieux appeler un médecin.
— J’ai téléphoné au docteur Loring. C’est mon docteur, vous savez. Il ne voulait pas venir.
— Essayez-en un autre.
— Oh ! mais il vient, finalement, dit-elle. Il viendra le plus tôt possible.
— Où est Candy ?
— C’est son jour de sortie, le jeudi. La cuisinière et Candy sont toujours libres le jeudi. Pouvez-vous le monter dans son lit ?
— Pas sans aide. Apportez-moi donc une couverture. La nuit est chaude, c’est entendu, mais dans un cas pareil, on se colle une pneumonie comme un rien.
Elle revint avec une couverture de voyage et, un quart d’heure plus tard, le docteur Loring arriva. Au grand complet, avec son col empesé, ses lorgnons et la bouille d’un bonhomme à qui on a demandé de nettoyer le dégueulis d’un chien.
Il se mit à examiner le crâne de Wade.
— Une coupure superficielle du cuir chevelu et quelques contusions, dit-il. Rien de grave. En tout cas, son haleine ne laisse aucun doute sur son état.
Il prit son chapeau et ramassa sa trousse.
— Gardez-le au chaud, dit-il. Vous pouvez lui laver doucement sa blessure et enlever le sang. Une bonne nuit là-dessus et ce sera fini.
— Je rie peux pas le monter tout seul, docteur, dis-je.
Il me regarda sans le moindre intérêt.
— Alors, laissez-le où il est. Bonsoir, madame Wade. Comme vous le savez, je ne soigne pas les alcooliques. Et même si c’était le cas, je ne m’occuperais pas de votre mari. Vous me comprenez certainement.
— Personne ne vous demande de le soigner, dis-je. Je vous prie simplement de m’aider à le monter dans sa chambre pour pouvoir l’y déshabiller.
— Et qui êtes-vous au juste ? me demanda le docteur Loring d’un ton polaire.
— Je m’appelle Marlowe. J’étais ici même il y a huit jours. Je vous ai été présenté par votre femme.
— Intéressant, dit-il. Et comment connaissez-vous ma femme ?
— Mais qu’est-ce que ça peut vous foutre ? Tout ce que je veux…
— Ce que vous voulez ne m’intéresse pas, coupa-t-il.
Il se tourna vers Eileen, fit un bref signe de tête et se dirigea vers la porte. J’allai m’y adosser pour lui barrer le passage.
— Laissez-moi passer, dit-il entre ses dents. Ou faut-il que je téléphone au shérif d’envoyer un de ses hommes ? En tant que praticien…
— En tant que praticien, allez vous faire foutre… dis-je en m’écartant.
Il devint cramoisi. Pour un peu, sa propre bile l’aurait étouffé. Puis il ouvrit la porte, sortit et, tout en la fermant, me regarda. Je n’avais jamais vu un aussi sale regard dans une aussi sale gueule. Puis je revins vers Eileen qui souriait.
— Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? grommelai-je.
— Vous. Vous ne vous gênez pas avec les gens. Elle jeta un coup d’œil à sa montre-bracelet.
— Candy devrait être rentré, maintenant, dit-elle. Je vais aller voir. Sa chambre est au-dessus du garage.
Elle sortit par la terrasse et je restai assis à regarder Wade. Deux minutes après, Eileen revenait avec Candy.