CHAPITRE VII

Le chef de la Brigade criminelle, cette année-là, était un certain capitaine Gregorius, type de flic qui se raréfie sans être toutefois en voie d’extinction. Le genre de personnage qui élucide les crimes avec les projecteurs en pleine poire, les matraques, les coups de pied aux rognons, le genou dans le bas-ventre, le poing au plexus solaire et le gourdin à la base de l’épine dorsale. Pour le moment, je lui tenais lieu de plat de résistance.

Il était assis derrière son bureau, en bras de chemise, les manches roulées presque jusqu’aux épaules. Il était chauve comme un genou, avec une taille épaisse comme tous les malabars entre deux âges. Les yeux gris, le nez tressé d’un fin réseau de capillaires éclatés, il lapait bruyamment un café. Ses mains puissantes étaient couvertes d’une épaisse toison. Des touffes de poils lui sortaient des oreilles. Il tripota un papier sur son bureau et regarda Green.

— Il n’a pas voulu l’ouvrir, patron, dit Green.

— Il se croit coriace, fit Gregorius avec indifférence. On va s’occuper de ça. (Il me regarda comme si j’étais un mégot ou une chaise inoccupée.) Qui lui a enlevé les menottes ? demanda-t-il.

Green dit que c’était lui.

— Remets-les, dit Gregorius. Et serrées. Qu’il ait de quoi se cramponner.

Green s’approcha de moi avec les menottes.

— Derrière le dos ! aboya Gregorius.

Green obéit. J’étais assis sur une lourde chaise de bois.

— Plus serrées que ça, dit Gregorius. Que ça morde ! Green serra d’un cran. Je sentis mes mains s’engourdir instantanément. Gregorius se décida enfin à me regarder.

— Maintenant, tu peux jacter, dit-il. Et grouille-toi. Je ne répondis pas. Il se pencha en arrière et sourit. Puis il étendit lentement la main, la referma sur sa tasse de café et s’inclina en avant. La tasse me jaillit au nez, mais je réussis à l’esquiver en me laissant rouler de côté au bas de ma chaise. J’atterris rudement sur l’épaule et me relevai sans hâte. Je ne sentais plus du tout mes mains. Mes bras au-dessus des menottes commençaient à me faire mal. Green m’aida à me rasseoir. Le siège était humide de café, mais la plupart du liquide était tombé à terre.

— Il n’aime pas le jus, dit Gregorius. C’est un rapide. Bons réflexes.

Il lança un petit éclat de rire rauque. Puis il se leva avec lenteur, fit le tour de son bureau et, une main appuyée sur le plateau de bois, se pencha sur moi en souriant. Puis, sans changer d’expression, il m’expédia sur le côté du cou un poing dur comme une barre de fer. Je crus qu’il m’avait arraché la tête. Un mélange de sang et de bile m’emplit la bouche. Je n’entendais plus rien qu’une sorte de rugissement dans mon crâne. Toujours souriant, il restait penché sur moi, la main gauche sur le bureau. Sa voix me parut venir de très loin.

— Dans le temps, j’étais un dur, mais je commence à me faire vieux. Alors, t’as pas d’autres fariboles à nous raconter, non ?

— Pas avec les menottes, capitaine.

Il s’inclina encore plus près de moi et je sentis l’odeur de sa sueur aigre et son haleine pourrie. Puis il se redressa et alla reposer ses larges fesses dans son fauteuil derrière son bureau. Il saisit une règle à trois faces et passa le pouce sur une des arêtes comme si c’était un couteau. Puis il se tourna vers Green.

— Alors, qu’est-ce que vous attendez, sergent ?

— Les ordres, fit Green, d’une voix grinçante, comme si ça le dégoûtait d’entendre le son de sa propre voix.

— Alors, faut tout te dire ? T’as pourtant du métier, à ce que dit ton dossier. Je veux un compte rendu détaillé des allées et venues de ce bonhomme pendant les dernières vingt-quatre heures. Je le veux signé, devant témoins, et enregistré. Et je le veux dans les deux heures. Ensuite, je veux qu’on le ramène ici propre, net et sans traces de coups. Encore une chose, sergent… (Il s’arrêta et jeta à Green un coup d’œil qui aurait figé un plein bol de bouillon.) La prochaine fois que je pose à un suspect des questions polies, je ne veux pas qu’on me regarde comme si je lui avais arraché l’oreille.

— Bien, capitaine. (Green se tourna vers moi.) Allons-y, dit-il d’un ton rogue.

Gregorius me montra les dents. Elles avaient besoin d’un sérieux décapage.

— Alors, mon gars, le mot de la fin ? dit-il.

— Oui, capitaine, dis-je poliment. Sans le vouloir, vous m’avez rendu service. Avec l’aide de l’inspecteur Dayton, d’ailleurs. Vous avez résolu un problème pour moi. Personne n’aime trahir un ami, mais entre vos pattes, je ne trahirais même pas un ennemi. Vous êtes non seulement une brute, mais un incapable. À partir de maintenant, je ne vous dirais même pas l’heure de la pendule qui est au-dessus de votre tête.

Pour je ne sais quelle raison, il m’avait laissé parler sans faire un geste. Puis il me déclara avec un sourire :

— Toi, mon gars, t’as les flics dans le nez.

— Je connais des secteurs où je n’ai pas les flics dans le nez, capitaine, mais dans ces coins-là, vous ne seriez pas flic.

Ça aussi, il l’encaissa. Il devait pouvoir se payer ce luxe. Il avait déjà dû entendre pire plus d’une fois. Puis le téléphone sonna sur son bureau.

Il prit le récepteur.

— Ici, Gregorius, monsieur le commissaire. (Il écouta un moment.) Oui, il est dans mon bureau, monsieur le commissaire. Je lui ai posé quelques questions. On ne peut rien en tirer. Rien. Pardon ? (Son visage se congestionna et prit soudain une expression féroce, mais sa voix ne changea pas d’intonation.) Si c’est un ordre direct, il faudrait qu’il soit transmis par l’inspecteur principal, monsieur le commissaire… Certainement, je n’attendrai pas la confirmation. Comptez sur moi… Foutre non ! Personne ne l’a touché… Bien, monsieur le commissaire. Tout de suite.

Il reposa le téléphone. J’eus bien l’impression que sa main tremblait un peu. Il me regarda, puis se tourna vers Green.

— Ôte-lui les menottes, dit-il d’une voix sans timbre.

Green s’exécuta. Je me mis à me frotter les mains en attendant que reviennent les picotements de la circulation.

— Boucle-le dans la prison du comté, dit Gregorius lentement. Il est soupçonné de meurtre. Le D.A. nous a fauché l’affaire. Quel bordel, cette police !