CHAPITRE XIX
Trois jours plus tard, vers la fin de l’après-midi, Eileen Wade me téléphona au bureau pour m’inviter à venir boire un verre chez elle, le lendemain soir. Ils recevaient quelques amis pour un cocktail. Roger aimerait me voir et me remercier de façon adéquate. Je serais également bien aimable d’envoyer la note de mes honoraires.
— Vous ne me devez rien, madame Wade. J’ai déjà été payé pour le peu que j’ai pu faire.
— J’ai dû me montrer bien vieux jeu, dit-elle ; un baiser ne signifie plus rien de nos jours. Vous viendrez, n’est-ce pas ?
— Probablement. Et pourtant, si je m’écoutais…
— Roger va très bien maintenant, il travaille.
Parfait.
— Vous êtes bien solennel aujourd’hui. Vous prenez la vie au sérieux, n’est-ce pas ?
— Plus ou moins. Pourquoi ?
Elle eut un petit rire, me dit au revoir et raccrocha. Je restai assis un moment à prendre la vie au sérieux, puis je me triturai les méninges pour en extraire un sujet de franche rigolade. Sans aucun succès. Alors je ressortis la lettre d’adieu de Terry Lennox de mon coffre et me mis à la relire. Du coup, je me rappelai que je n’avais pas encore été chez Victor boire le gimlet du souvenir. Ce devait être l’heure tranquille au bar, celle qu’il aurait préférée. Je pensai un moment à lui avec un mélange de mélancolie et d’amertume.
Il régnait un tel calme chez Victor qu’en franchissant la porte, on aurait presque entendu la chute de la température. Une femme était assise au bar sur un tabouret devant un verre plein d’un liquide vert pâle. Elle était seule et fumait une cigarette fichée dans un long fume-cigarette de jade. Vêtue d’un élégant tailleur noir, elle avait cette apparence à la fois déliée et tendue qui peut trahir la névrose ou l’hystérie, à moins que ce ne soit simplement le résultat d’un rigoureux régime amaigrissant. Je m’installai deux tabourets plus loin et le barman me fit un bref signe de tête, mais sans sourire.
— Un gimlet, dis-je.
Il posa la petite serviette en triangle devant moi sans rien dire et s’en alla. La femme en noir me jeta un rapide coup d’œil puis se replongea dans la contemplation de son verre.
— Personne ou presque n’en boit ici, dit-elle à voix si basse que je ne compris pas tout de suite qu’elle s’adressait à moi.
Puis, de nouveau, elle regarda de mon côté. Elle avait d’immenses yeux sombres et des ongles d’un rouge presque noir. Mais elle ne ressemblait nullement à une tapineuse et son intonation ne comportait aucun sous-entendu.
— Des gimlets, je veux dire, précisa-t-elle.
— Un ami m’a appris à les aimer, dis-je.
Le silence retomba. Puis le barman revint placer mon verre devant moi. Avec le jus de citron, le mélange avait un reflet verdâtre un peu trouble. J’y trempai les lèvres. C’était à la fois doux et acide. La femme en noir me regarda, puis elle leva vers moi son propre verre. J’en fis autant et je m’aperçus alors qu’elle buvait la même chose que moi. Il y eut un autre silence. Puis la femme en noir reprit :
— C’est une heure bien agréable. Dans un bar c’est presque la seule. (Elle vida son verre.) Je connaissais peut-être votre ami, dit-elle. Comment s’appelait-il ?
Je ne répondis pas tout de suite. J’allumai une cigarette et la regardai changer la sienne au bout de son tube de jade. Puis je lui tendis mon briquet.
— Lennox, dis-je.
Elle me remercia, et hocha la tête.
— Oui, je le connaissais très bien. Peut-être même trop bien.
Le barman passa et jeta un coup d’œil à mon verre.
— Deux autres, dis-je. Dans la salle. Je descendis de mon perchoir et attendis. Elle pouvait m’envoyer promener ou non, je ne m’en souciais guère. Elle n’hésita qu’un instant, puis elle ramassa une paire de gants noirs et un sac à main de même couleur et alla s’asseoir sans dire un mot dans un compartiment d’angle. Je m’installai en face d’elle.
— Je m’appelle Marlowe.
— Et moi Linda Loring, dit-elle calmement. Vous êtes un peu sentimental, n’est-ce pas, monsieur Marlowe ?
— Parce que je suis venu boire un gimlet ici ? Et vous ?
— Elle eut un sourire vague. Ses pendentifs d’émeraude brillaient sous l’éclairage tamisé du bar.
Le barman revint avec les deux verres, puis s’éloigna.
— Oui, je connaissais Terry Lennox, repris-je. Je l’ai mais bien et de temps à autre je buvais un verre avec lui. Nous avons sympathisé par hasard. Je n’ai jamais été chez lui et je n’ai vu sa femme qu’une fois, dans un parc à voitures.
— Vous simplifiez un peu les choses, n’est-ce pas ? Quand elle prit son verre, je m’aperçus qu’elle portait à l’annulaire une émeraude sertie de diamants. Au même doigt, une mince alliance de platine précisait qu’elle était mariée. Je lui donnais environ trente-cinq ans.
— Peut-être, dis-je. Ce type me tracassait. Il continue, d’ailleurs. Et vous ?
Elle s’accouda sur la table et me regarda d’un œil indifférent.
— Je vous ai dit que je le connaissais peut-être trop bien. Trop bien pour m’inquiéter de ce qui pouvait lui arriver. Il avait une femme riche qui le faisait vivre dans le luxe. Elle ne demandait qu’une chose en échange : avoir la paix.
— C’est bien normal, dis-je.
— Ne soyez pas sarcastique, monsieur Marlowe. Il y a des femmes comme ça ; elles n’y peuvent rien. D’ailleurs, il le savait dès le début. Si son orgueil en souffrait, il pouvait s’en aller. Il n’avait pas besoin de la tuer.
— Tout à fait d’accord.
Elle se redressa et me lança un coup d’œil froid.
— Alors, il a filé, dit-elle, et si je ne me trompe, vous l’y avez aidé. Je suppose que vous en êtes fier.
— Moi ? Non, dis-je. J’ai fait ça pour le fric.
— Vous n’êtes pas drôle, monsieur Marlowe. Franchement, je me demande pourquoi je suis en train de boire avec vous.
— C’est facile d’y remédier, madame Loring. (Je pris mon verre et l’éclusai d’un trait.) Je pensais que vous pourriez peut-être m’apprendre certains détails sur Terry. Ça ne m’intéresse pas d’ergoter sur les raisons qui l’ont poussé à mettre en bouillie la figure de sa femme.
— Vous avez de ces mots ! dit-elle avec irritation :
— Ça ne vous plaît pas ? À moi non plus. Et je ne serais pas là en train de boire un gimlet si je croyais qu’il avait fait une chose pareille.
Elle me regarda fixement. Puis après un instant, elle dit avec lenteur :
— Il s’est tué et il a laissé des aveux complets. Qu’est-ce qu’il vous faut de plus ?
Il était armé, dis-je. Au Mexique, il n’en faut pas plus pour qu’un flic un peu nerveux vous troue la peau. Quant aux aveux, je ne les ai pas vus.
— La police mexicaine les a fabriqués de toutes pièces, certainement, dit-elle d’un ton narquois.
— Dans un bled comme Otatoclan, ils n’en étaient pas capables. Non, les aveux sont probablement vrais, mais ça ne prouve pas qu’il ait tué sa femme. Pas pour moi, du moins. Ça prouve simplement qu’il ne voyait pas d’autre solution. Dans une situation pareille, un homme faible, mou, ou sentimental, comme vous voudrez, peut décider d’épargner aux autres une sale publicité.
— C’est fantastique, dit-elle. Un homme ne se tue pas ou ne se laisse pas tuer pour éviter un petit scandale. Sylvia était déjà morte. Quant à sa sœur et à son père, ils étaient assez grands pour se défendre. Les gens riches, monsieur Marlowe, peuvent toujours se protéger.
— Ça va, je me trompe peut-être sur le motif. Je me goure même peut-être sur toute la ligne. Il y a une minute, vous étiez furieuse contre moi. Voulez-vous que je m’en aille pour vous permettre de boire tranquillement votre gimlet ?
Soudain, elle sourit.
— Excusez-moi, dit-elle, je commence à vous croire sincère. J’avais d’abord cru que vous essayiez de vous justifier. J’ai changé d’avis.
— Merci. Je reconnais que ces aveux m’ont tiré d’une sale situation. S’ils l’avaient ramené et jugé, j’étais sûr d’écoper. Au minimum, ça m’aurait coûté beaucoup plus d’argent que ce dont je peux disposer.
— Sans parler de votre licence, dit-elle sèchement.
Elle but une gorgée et reprit :
— Tout bien considéré, ne croyez-vous pas qu’il valait mieux que ça finisse comme ça ? Pas de procès, pas de gros titres…
— C’est ce que je viens de vous dire. Et vous avez prétendu que c’était fantastique !
Elle s’adossa dans l’angle de la banquette.
— Fantastique, que Terry Lennox se soit tué pour obtenir un tel résultat ; ce qui est bien différent.
— Il me faut un autre verre, dis-je en faisant signe au garçon. J’ai froid dans le dos, tout d’un coup. Appartenez-vous par hasard à la famille Potter, madame Loring ?
— Sylvia Lennox était ma sœur, dit-elle simplement. Je pensais que vous aviez compris.
Le garçon arriva et je lui fis comprendre de remettre ça en vitesse. Mme Loring secoua la tête. Elle ne voulait plus rien. Le garçon parti, je lui dis :
— Avec les consignes de silence que le vieux Potter, pardon, M. Harlan Potter, a fait passer sur cette affaire, ç’aurait été une vraie chance que je sache seulement que la femme de Terry avait une sœur.
— Vous exagérez. Mon père n’a pas un tel pouvoir, monsieur Marlowe, et certainement pas un tel cynisme. Je reconnais qu’il a des idées un peu rétrogrades sur tout ce qui touche sa vie privée. En tout cas, il aimait Terry. Il disait que Terry était un gentleman vingt-quatre heures sur vingt-quatre.
Le garçon arriva au petit trot avec mon troisième gimlet. J’en avalai une bonne lampée.
— La mort de Terry a été un coup pour lui, monsieur Marlowe, reprit-elle. Mon père savait que bien des gens croiraient à un coup monté. Si Terry était venu le trouver, il l’aurait aidé à disparaître.
Mais non, madame Loring. Sa propre fille venait d’être assassinée.
Elle fit un geste impatient et me regarda avec froideur.
— Pour ne rien vous cacher, mon père était brouillé avec ma sœur depuis longtemps. C’est à peine s’il lui adressait la parole. Il n’a jamais rien dit, mais je suis sûre qu’il est à peu près du même avis que vous sur Terry. Il n’est sûrement pas convaincu de sa responsabilité. Mais une fois Terry mort, quelle importance ?
Tout d’un coup, sans raison précise, je sentis la moutarde me monter au nez. Je me levai et jetai un coup d’œil par-dessus la cloison. Le compartiment voisin était vide. Dans le suivant, un type lisait le journal tranquillement. Je me rassis d’un bloc, poussai mon verre de côté et me penchai par-dessus la table. Je réussis tout de même à ne pas élever la voix.
— Mais, nom de Dieu ! madame Loring, qu’est-ce que vous essayez de me faire croire ? Que Harlan Potter est un mouton, un ange, que jamais l’idée ne pourrait lui venir d’exercer une pression d’ordre politique sur un D.A. pour étouffer une enquête, qu’il n’était pas certain de la culpabilité de Terry et qu’il n’a pas bougé le petit doigt pour qu’on découvre l’assassin ? Votre papa vaut cent millions de dollars, madame Loring. Je ne sais pas au juste comment il les a récoltés, mais je sais foutre bien que pour en arriver là, il a dû monter une sacrée organisation. Ce n’est pas un enfant de chœur, loin de là. C’est un type dur, brutal, sans scrupule. Il n’y a pas trente-six moyens pour devenir un nabab et on trafique avec de curieux personnages, croyez-moi.
— Vous êtes idiot, dit-elle furieuse. Je vous ai assez vu.
— Bien sûr, ces histoires-là vous écorchent les oreilles. Je vais vous dire une bonne chose. Terry a parlé à votre cher papa la nuit où Sylvia est morte. De quoi ? Qu’est-ce que le vieux lui a raconté ? « File au Mexique et fais-toi sauter le caisson, mon petit. Je sais que ma fille est une putain et qu’il y a une bonne douzaine de salauds qui ont pu la massacrer : mais le nom de Potter doit rester blanc comme la neige. Elle t’a épousé parce qu’elle avait besoin d’une façade. Tu t’es offert du bon temps ; maintenant, il faut payer. Et elle a besoin de toi plus que jamais maintenant qu’elle est morte. Si tu peux te planquer et rester planqué, parfait. Mais si on te retrouve, rideau. Rendez-vous à la morgue. »
— Croyez-vous vraiment, dit la femme en noir d’un ton glacé, que mon père parle comme ça ?
Je me renversai en arrière avec un rire mauvais.
— On peut fignoler le dialogue, si vous préférez.
Elle ramassa ses affaires et glissa le long de la banquette.
— Je vais vous donner un conseil, dit-elle en détachant les mots, un simple conseil. Si vous croyez que mon père est ce genre d’homme et si vous allez raconter partout ce que vous venez de me dire, votre carrière dans cette ville risque de se terminer fort rapidement.
— De mieux en mieux, madame Loring. D’abord les représentants de la loi, ensuite les truands, et maintenant le gratin. Le vocabulaire change, mais le sens est toujours le même : laisse tomber. Je suis venu ici pour boire un gimlet parce qu’un type me l’a demandé et maintenant, regardez-moi : je suis enterré ou peu s’en faut.
Elle se leva et fit un bref signe de tête.
— Trois gimlets. Doubles. Vous êtes peut-être ivre.
Je déposai une poignée de pièces sur la table et me levai à mon tour.
Elle se dirigea d’un pas rapide vers la sortie. Je la rejoignis sous l’auvent de la porte. Un chauffeur noir aux cheveux grisonnants bavardait avec le gosse du parc à voitures. Il toucha sa casquette, s’éloigna et revint avec une étincelante Cadillac. Il ouvrit la portière et Mme Loring monta dans la voiture. Il referma la portière comme s’il reposait le couvercle d’un coffre à bijoux. Puis il passa derrière la voiture pour aller s’installer au volant.
Elle abaissa la glace et me regarda.
— Au revoir, monsieur Marlowe, dit-elle avec un demi-sourire. Charmante rencontre, n’est-ce pas ?
— Nous nous sommes plutôt disputés.
— Dites que vous vous êtes disputé avec vous-même.
— J’en ai l’habitude. Bonsoir, madame Loring. Vous n’habitez pas par ici, n’est-ce pas ?
— Pas exactement. J’habite Idle Valley. Tout au bout du lac. Mon mari est docteur.
— Connaissez-vous par hasard des gens qui s’appellent Wade ?
Elle fronça les sourcils.
— Oui, je connais les Wade. Pourquoi ?
Pourquoi ? Ce sont les seules personnes que je connaisse à Idle Valley.
— Je vois. Eh bien ! bonsoir, monsieur Marlowe.
Elle s’enfonça dans les coussins du siège arrière. La Cadillac émit un ronronnement délicat et se glissa dans le flot des voitures, le long du Strip.
Je me retournai et faillis me cogner dans Chick Agostino, le tueur de Menendez, planté sur le trottoir.
— Qui c’est, la sauterelle ? fit-il en ricanant.
— Tu l’intéresserais pas.
— Ça va, fortiche. J’ai le numéro. Mendie, lui, ça l’intéresse, les petits détails comme ça.
La portière d’une voiture claqua et un énorme type de plus de deux mètres de haut bondit sur le trottoir, regarda Agostino, le rejoignit en deux enjambées et, d’une main, l’empoigna à la gorge.
— Combien de fois faudra vous dire, voyou, de ne pas traîner dans le coin où je bouffe ? rugit-il. (Il secoua vigoureusement Agostino, le traîna sur le trottoir et alla le plaquer contre le mur. Chik se ratatina et se mit à tousser.) La prochaine fois, hurla le géant, je te bute, et je te garantis, mon gars, que quand on te ramassera, t’auras un soufflant dans les pognes.
Chick secouait la tête sans rien dire. Le colosse me lança un coup d’œil et sourit :
— Belle soirée, dit-il.
Et il s’engouffra chez Victor.
Je regardais Chick se redresser et rajuster sa cravate.
— Qui c’est, ton pote ? lui demandai-je.
— Big Willie Magoon, dit-il d’une voix enrouée. Un poulet des mœurs. Il se croit duraille.
— Il en est pas plus sûr que ça ? demandai-je poliment.
Agostino me regarda d’un air vague et s’en alla. Je sortis ma voiture du parc pour rentrer chez moi. À Hollywood, il ne faut s’étonner de rien. De rien.