CHAPITRE XVII
Après avoir déjeuné, j’allai cuisiner le docteur Varley à Altadena, mais je fis chou blanc.
Je revins à Hollywood. J’avais les nerfs en pelote. Il était trop tôt pour dîner et il faisait trop chaud. Dehors, sur le boulevard, roulait le grondement continu de la circulation. Dans ma tête, les idées étaient collées comme des mouches sur du papier gommé. Après avoir ruminé un moment, je me décidai à téléphoner chez les Wade. Une voix à l’accent plus ou moins mexicain me répondit que Mme Wade n’était pas là. Je demandai M. Wade. M. Wade n’était pas là non plus. Je laissai mon nom. Le type parut le comprendre sans difficulté. Je conclus de ses explications qu’il était le jeune factotum de la maison.
J’appelai ensuite George Peters, à l’Agence Carné. Peut-être connaissait-il quelques charlatans supplémentaires. Il n’était pas là. Je laissai un faux nom et mon numéro de téléphone exact.
J’allai dîner et rentrai chez moi. Au moment où j’ouvrais la porte, le téléphone se mit à sonner.
— Ici, Eileen Wade, monsieur Marlowe. Vous m’avez demandé de vous appeler ?
— Je voulais simplement savoir si vous aviez du nouveau.
— Non, il n’est pas rentré. Je ne peux pas m’empêcher d’être inquiète.
— Le nom de Verringer ne vous dit rien, madame Wade ?
— Non. Pourquoi ?
— Vous m’avez dit que M. Wade avait été ramené une fois par une espèce de cow-boy. Reconnaîtriez-vous ce type si vous le voyiez, madame Wade ?
— Sans doute, dit-elle d’un ton hésitant. Si les conditions étaient les mêmes. Mais, je l’ai à peine entrevu. C’est lui qui s’appelle Verringer ?
— Non, madame Wade. Verringer est un homme d’un certain âge, massif, qui dirige, ou plutôt qui a dirigé, une sorte de colonie dans un ranch de Sepulveda Canyon. Un type excentrique qui a la manie de se déguiser travaille pour lui ; il s’appelle Earl. Et Verringer se prétend docteur.
— Mais c’est magnifique, dit-elle avec admiration. Vous ne croyez pas être sur la bonne piste ?
— C’est à voir. Je vous rappellerai quand j’en saurai davantage. Je voulais simplement savoir si vous n’aviez pas retrouvé un indice quelconque.
— Je crains de ne pouvoir guère vous aider, dit-elle tristement, mais rappelez-moi à n’importe quelle heure.
Je lui dis que c’était entendu et je raccrochai. Là-dessus, je me munis d’un petit .32 à canon court et d’une torche électrique. Le charmant Earl pouvait avoir d’autres jouets que son coup-de-poing américain.
Je pris la grand-route et écrasai le champignon. Il ferait probablement tout à fait nuit quand j’atteindrais le portail du docteur Verringer et il n’y avait pas de lune. L’obscurité était tout ce qu’il me fallait.
La barrière était toujours cadenassée. Je passai devant sans m’arrêter et allai me garer plus loin à l’écart de la grand-route. J’escaladai la grille et me mis en devoir de remonter le chemin privé. Il me fallut trois quarts d’heure pour atteindre, derrière la piscine et les courts de tennis, un coin d’où je pouvais observer la maison. Elle était éclairée et on entendait de la musique. Un peu plus loin sous les arbres, une lumière brillait dans l’un des pavillons.
J’avançais avec précaution dans une allée quand soudain un flot de lumière jaillit derrière la maison, illuminant les alentours d’un étroit perron. Puis une porte claqua et Earl apparut. Il faisait tournoyer un lasso. Cette nuit-là, il arborait un large ceinturon de cuir rehaussé d’argent avec deux énormes revolvers à crosse d’ivoire sur les hanches, un pantalon collant, des bottes luisantes et un sombrero blanc rejeté sur la nuque. Il resta là un moment, sous la lumière crue, à faire son numéro de cow-boy sautant à la corde dans la boucle de son lasso. Il avait l’air heureux comme un roi. Two-Gun Earl, la terreur des Pieds-Noirs. Soudain, il entendit un bruit suspect ou du moins fit semblant. Il lâcha sa corde et, avec une surprenante dextérité, fit sauter ses deux revolvers de leurs étuis et les braqua dans le vide, scrutant des yeux l’obscurité. Je n’osais pas bouger. Ces foutues pétoires risquaient d’être chargées. Il garda la pose un instant puis rengaina ses Colts, ramassa son lasso et réintégra la maison. La lumière s’éteignit.
Sous le couvert des arbres, je gagnai le petit pavillon éclairé. Il n’en venait aucun bruit. Je m’approchai d’une fenêtre et jetai un coup d’œil à travers les lames du volet. La lumière venait d’une petite lampe posée sur une table de nuit. À côté, dans le lit, un homme était allongé sur le dos, en pyjama, les bras étendus sur les couvertures. Il semblait grand et fort. Immobile, les yeux fixes, il contemplait le plafond. La moitié de son visage était dans l’ombre, mais je remarquai sa pâleur et sa barbe de plusieurs jours. On eût dit qu’il était figé dans cette position depuis des heures. J’entendis alors des pas qui s’approchaient dans l’allée de l’autre côté du pavillon. Une porte grinça et la masse imposante du docteur Verringer toujours vêtu de sa chemise hawaïenne à fleurs s’encadra sur le seuil. Il tenait à la main ce qui me parut être un grand verre de jus de tomate. Il alluma le plafonnier. L’homme étendu ne bougea pas la tête.
Le docteur Verringer posa le verre sur la table de nuit, prit une chaise et s’assit près du lit. Il prit le poignet de l’homme pour lui tâter le pouls.
— Comment vous sentez-vous, maintenant, monsieur Wade ? lui demanda-t-il d’un ton aimable et plein de sollicitude.
L’homme étendu sur le lit n’eut pas la moindre réaction. Il continuait à regarder le plafond.
— Allons, allons, monsieur Wade, né boudons pas. Votre pouls est un peu rapide, vous êtes affaibli, mais à part ça…
— Tejjy, dit soudain l’homme, dis à ce fumier que s’il sait dans quel état je suis, il n’a pas besoin de me le demander.
Il avait une voix nette et bien timbrée, mais un ton amer.
— Qui est Tejjy ? demanda Verringer calmement.
— Mon porte-parole. Elle est là-haut, dans le coin.
Le docteur Verringer leva les yeux.
— Je vois une petite araignée, dit-il. Ne jouez pas la comédie, monsieur Wade ; c’est inutile avec moi.
— La tégénaire domestique ; une bonne bête, mon vieux. J’aime les araignées. Elles ne portent pour ainsi dire jamais de chemises à fleurs.
Le docteur Verringer s’humecta les lèvres.
— Je n’ai pas le temps de m’amuser, monsieur Wade.
— Tejjy non plus. (Wade tourna pesamment la tête, et jeta au docteur Verringer un regard méprisant.) Tejjy est le sérieux même, ajouta-t-il. Elle s’approche de vous tout doucement et hop ! elle vous saute dessus. Elle vous suce, docteur, elle vous suce jusqu’à la moelle. Et si vous comptez porter encore longtemps cette chemise, docteur, Tejjy n’attendra pas longtemps, je vous le garantis.
Le docteur Verringer se carra confortablement sur sa chaise.
— J’ai besoin de cinq mille dollars, dit-il d’une voix unie. Devrai-je les attendre longtemps ?
— Vous en avez déjà empoché six cent cinquante, riposta Wade, agressif. Sans parler de ma petite monnaie. Combien faites-vous donc payer, dans ce bordel ?
— Je vous ai dit que mes tarifs avaient augmenté, reprit le docteur Verringer.
— Oui, mais de là à se lancer dans le vol organisé…
— N’essayez pas de discuter, Wade, lança d’une voix sèche le docteur Verringer. Votre position ne vous le permet pas. D’ailleurs, vous avez abusé de ma bonne foi.
— Parlons-en, de votre bonne foi !
Le docteur Verringer se mit à pianoter sur ses genoux.
— Vous m’avez appelé au milieu de la nuit, dit-il. Vous avez menacé de vous suicider si je ne venais pas. Vous saviez pourquoi je ne voulais pas. Je n’ai pas l’autorisation de pratiquer en Californie. Je vous ai dit que ce serait très cher ; vous avez insisté et j’ai cédé. Maintenant, je veux cinq mille dollars.
— J’étais complètement saoul, dit Wade. Le marché ne tient pas. Vous êtes déjà foutrement bien payé.
— D’autre part, reprit le docteur Verringer, vous avez donné mon nom à votre femme. Vous lui avez dit que je venais vous chercher.
Wade parut surpris.
— Jamais de la vie, dit-il. Je ne l’ai même pas vue ; elle dormait.
— Alors c’était une autre fois. Un détective privé est venu vous réclamer ici. Il fallait bien qu’on l’ait prévenu. Je l’ai éconduit, mais il peut revenir. Il faut rentrer chez vous, monsieur Wade, mais d’abord, je veux mes cinq mille dollars.
— Vous n’êtes guère malin, toubib. Si ma femme savait où j’étais, pourquoi aurait-elle besoin d’un détective ? Elle aurait pu venir elle-même avec Candy, notre jeune domestique. Candy aurait découpé votre tantouse en rondelles.
— Vous avez mauvais esprit, Wade.
— En tout cas, pour les cinq mille dollars, vous pouvez vous les accrocher.
Vous allez me signer un chèque, dit le docteur Verringer d’un ton ferme. Immédiatement. Ensuite, vous vous rhabillerez et Earl vous reconduira.
— Un chèque ? ricana Wade. Mais bien sûr ! Et comment le toucherez-vous ?
— Vous croyez que vous ferez opposition ? dit Verringer avec un petit sourire. Je vous garantis bien le contraire.
— Crapule ! hurla Wade.
Le docteur Verringer secoua la tête.
— Oui et non, dit-il. J’ai mes bons côtés comme tout le monde. Earl vous reconduira.
— Pas question. Ce type me fout la nausée, répondit Wade.
Le docteur Verringer se leva, se pencha vers le lit et tapota l’épaule de Wade.
— Pour moi, Earl est parfaitement inoffensif, monsieur Wade. Je peux en faire ce que je veux.
— Vraiment ? fit une troisième voix.
Et Earl apparut à la porte dans son costume de cow-boy.
Le docteur Verringer se tourna vers lui en souriant.
— Faites sortir ce dingue d’ici ! hurla Wade, manifestant pour la première fois une certaine crainte.
Earl glissa les pouces dans sa ceinture cloutée. Il avait un visage de bois. Un léger sifflement sortait de ses lèvres. Il s’avança lentement dans la pièce.
— Vous n’auriez pas dû dire ça, dit le docteur Verringer vivement. (Et il se tourna vers Earl.) Ça va bien, Earl. Je vais m’occuper de M. Wade. Il va s’habiller pendant que tu amèneras la voiture jusqu’au pavillon. M. Wade est très faible.
— Il va l’être encore bien plus, dit Earl d’une voix âpre. Du vent, gros lard !
— Voyons, Earl… (Verringer empoigna le jeune Adonis par le bras.) Tu ne veux pas retourner à Camarillo, n’est-ce pas ? Je n’ai qu’un mot à dire et…
Il n’alla pas plus loin. Earl se dégagea d’une secousse. Son poing droit surgit dans un éclair métallique, et s’abattit sur la mâchoire du docteur Verringer. Verringer s’écroula net. Le choc ébranla le pavillon. Je m’élançai.
J’atteignis la porte et l’ouvris d’un coup de pied. Earl fit volte-face et me regarda sans me reconnaître. Il émit une sorte de gargouillement et se rua sur moi. Je sortis mon automatique et le lui montrai. Ça ne lui fit aucun effet. Ou ses Colts n’étaient pas chargés ou il les avait complètement oubliés. Ses phalanges d’acier lui suffisaient. Il arrivait sur moi. Je tirai par la fenêtre ouverte au-dessus du lit. Dans la petite pièce, la détonation fut assourdissante. Earl s’arrêta pile. Sa tête pivota et il regarda le trou dans le treillage métallique. Puis son regard vint se reposer sur moi.
Progressivement, son visage s’éclaira et il sourit.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-il avec intérêt.
— Lâche ton outil ! lui ordonnai-je sans le quitter des yeux.
Il regarda sa main avec surprise, fit glisser le coup-de-poing et le jeta négligemment dans un coin.
— Maintenant la ceinture, dis-je. Et ne touche pas l’artillerie ; la boucle seulement.
— Ils ne sont pas chargés, dit-il avec un sourire. C’est même pas des vrais, c’est des trucs de scène.
L’homme étendu sur le lit s’était levé. Il se glissa derrière Earl et lui arracha d’un geste rapide l’un de ses revolvers.
— Il a raison, dit Wade. Ce sont des pistolets à amorce. (Il recula d’un pas et posa le Colt étincelant sur la table.) Bon Dieu, j’ai les jambes en flanelle.
— Enlève cette ceinture, dis-je pour la troisième fois.
Avec un type comme Earl, il fallait aller jusqu’au bout et ne pas compliquer les choses. Il s’exécuta enfin presque aimablement. Puis, tenant la ceinture, il s’approcha de la table, y prit son second revolver, le remit dans l’étui et rajusta tout son attirail autour de sa taille. Je le laissai faire. C’est alors qu’il vit le docteur Verringer affalé par terre contre le mur. Il poussa un cri étouffé, traversa rapidement la pièce, pénétra dans la salle de bains et en revint avec un pot plein d’eau qu’il renversa sur la tête du docteur Verringer. Le docteur s’ébroua et roula de côté. Puis il poussa un gémissement, se tâta la mâchoire et fit un effort pour se relever. Earl se précipita pour l’aider.
— Excusez-moi, docteur. J’ai dû cogner sans voir qui c’était.
— Ça va, il n’y a rien de cassé, dit Verringer en l’écartant de la main. Amène la voiture ici, Earl, et n’oublie pas la clef du cadenas.
— La voiture ici ? Bien, docteur. Tout de suite. La clef du cadenas ? Je l’ai. Tout de suite, docteur.
Et il quitta la pièce en sifflotant. Wade, assis sur le bord du lit, avait l’air sonné.
— C’est vous le flic dont il parlait ? demanda-t-il. Comment m’avez-vous déniché ?
— Simplement en allant questionner des gens bien renseignés, dis-je. Si vous voulez rentrer chez vous, vous pourriez peut-être vous habiller.
Le docteur Verringer adossé au mur se massait la mâchoire.
— Je vais l’aider, dit-il d’une voix pâteuse. Je passe mon temps à aider les autres et tout ce que je reçois : c’est des pains sur la gueule !
— C’est la vie, dis-je.
Je sortis et les abandonnai à leur petite opération.