CHAPITRE XVIII

La voiture était à proximité quand ils ressortirent, mais Earl avait disparu. Il avait amené la bagnole, éteint les phares et était reparti vers la maison sans me dire un mot.

Wade s’installa avec précaution sur le siège arrière et je m’assis à côté de lui. Le docteur Verringer prît le volant. Après avoir franchi la crête, nous arrivâmes au portail. Earl avait déjà déverrouillé la barrière. Je dis à Verringer où se trouvait ma voiture et il stoppa à l’endroit indiqué. Wade changea de véhicule sans mot dire, les yeux dans le vague. Verringer vint à la portière de son côté et se mit à lui parler d’une voix douce.

— Et mes cinq mille dollars, monsieur Wade ? Vous m’avez promis un chèque.

Wade se laissa glisser en arrière et, la tête sur le dossier, répondit :

— J’y réfléchirai.

— Vous me l’avez promis. J’en ai besoin. Je vous ai soigné, protégé, lavé, nuit et jour, je vous ai guéri… du moins provisoirement.

— Vous êtes déjà largement servi, ricana Wade.

Verringer n’en démordait pas.

— On m’a garanti une situation à Cuba, monsieur Wade. Vous êtes riche. Vous devriez aider ceux qui sont dans le besoin. Je dois m’occuper d’Earl. Je ne veux pas partir sans cet argent. Vous serez intégralement remboursé.

Je commençai à m’agiter. J’avais envie de fumer, mais je craignais de rendre Wade malade.

— Vous me rembourserez des clous ! riposta Wade avec lassitude. D’abord, vous ne vivrez pas assez longtemps. Un de ces soirs, votre joli cœur vous fera la peau pendant que vous dormirez.

Verringer recula d’un pas. Je ne pus voir son visage, mais sa voix se durcit.

— Il y a des morts plus désagréables, dit-il. La vôtre le sera probablement.

Il regagna sa voiture et démarra. Je fis demi-tour et pris la direction de la ville. Au bout d’un ou deux kilomètres, Wade marmonna :

— Pourquoi faudrait-il que je donne cinq mille dollars à ce gros plein de soupe ?

— Aucune raison.

— Alors pourquoi me fais-je l’effet d’un salaud en ne les lui donnant pas ?

— Aucune raison.

Il tourna la tête vers moi.

— Il m’a dorloté comme un bébé, dit-il. Il ne m’a pour ainsi dire pas laissé seul un instant ; il avait peur qu’Earl vienne m’assommer. Il m’a refait de tout ce que j’avais sur moi.

— Vous avez dû lui dire de se servir.

Nouveau silence pendant quelques kilomètres. Puis Wade reprit la parole.

— Je les lui donnerai peut-être, après tout. Il n’a plus un sou… La propriété est hypothéquée jusqu’à la gauche. Il n’en tirera rien. Et tout ça, à cause de ce jeune aliéné. Pourquoi fait-il ça ?

— Est-ce que je sais ?

— Je suis écrivain, dit Wade. Je suis censé comprendre ce qui se passe dans le crâne des gens. Je t’en fous ! Je n’y pige rien du tout.

La voiture atteignit le sommet d’une longue côte, puis les lumières de la vallée clignèrent à nos pieds jusqu’au bout de l’horizon. Peu après, nous traversions Encino. Dans une des grandes maisons sur la colline avaient habité les Lennox.

— Il faudra bientôt tourner, dit Wade. Vous le savez peut-être.

— Je sais.

— Au fait, vous ne m’avez pas dit votre nom ?

— Philip Marlowe.

— Joli nom. Mais au fait (et il changea brusquement de ton), ce n’est pas vous qui avez été mêlé à l’affaire Lennox ?

— Moi-même.

Il me dévisageait dans l’obscurité de la voiture. Nous étions parvenus aux dernières maisons d’Encino.

— Je la connaissais, dit Wade. Un petit peu. Lui, je ne l’ai jamais vu. Drôle d’histoire, hein ? Les flics vous ont un peu secoué, non ?

Je ne répondis pas.

— Vous préférez peut-être ne pas en parler ? dit-il.

— Peut-être. Pourquoi cela vous intéresserait-il ?

— Je suis écrivain, bon Dieu ! C’est sûrement une histoire formidable.

— Repos pour ce soir. Vous devez être plutôt vaseux.

— Ça va, Marlowe, ça va. Je ne vous plais pas, j’ai compris.

— Nous arrivâmes au tournant et j’engageai la voiture sur la route d’Idle Valley.

— Je n’ai pas d’opinion, dis-je. Je ne vous connais pas. Votre femme m’a demandé de vous retrouver et de vous ramener. Quand je vous aurai déposé chez vous, ce sera terminé. Pourquoi m’a-t-elle choisi ? Je n’en sais rien. Je fais mon boulot, c’est tout.

Nous contournâmes le flanc d’une colline. Wade m’annonça que sa maison était à un kilomètre de là, sur la droite. Il m’indiqua également le numéro que je connais sais déjà. Pour un type dans son état, il était bigrement bavard.

— Combien vous paye-t-elle ? demanda-t-il.

— Nous n’avons pas abordé ce détail.

— De toute façon, ce n’est pas assez. Vous m’avez rendu un fier service, mon vieux. Je ne valais pas le dérangement.

— Vous dites ça, ce soir…

Il se mit à rire.

— Vous savez, Marlowe, vous m’êtes sympathique, dans le fond. Vous avez une tête de cochon… comme moi.

Nous atteignîmes la maison. C’était un bungalow à un étage avec un petit portique à colonnes devant lequel s’étendait une large pelouse. Une lumière était allumée sous le portique. Je m’engageai dans l’allée et m’arrêtai près du garage.

— Vous vous en tirerez tout seul ?

— Bien sûr. (Il descendit de la voiture.) Vous ne venez pas prendre un verre ?

— Pas ce soir, merci. Je vais attendre ici que vous soyez rentré.

Il me tourna le dos, marcha à pas lents jusqu’au perron, s’appuya un instant contre des colonnes, tourna la poignée de la porte, et pénétra dans la maison. La porte resta ouverte et un rectangle de lumière éclaira la pelouse. J’entendis brusquement un brouhaha de voix animées. Je partis en marche arrière dans l’allée. Quelqu’un se mit à appeler. Je jetai un coup d’œil et vis Eileen Wade debout sous le portique. Je continuai à rouler ; elle se mit à courir. Forcé d’arrêter, j’éteignis les phares et sortis de la voiture. Eileen Wade me rejoignit.

— J’aurais dû vous téléphoner, dis-je, mais j’avais peur de le laisser seul.

— Mais voyons ! dit-elle. Ça ne s’est pas trop mal passé ?

— Pas trop mal.

— Je vous en prie, entrez donc un instant et venez me raconter tout ça.

— Il faudrait le coucher. Demain, il sera en pleine forme.

— Candy va le mettre au lit, dit-elle. Il ne boira pas ce soir en tout cas, si c’est ce que vous craignez.

— Je n’y pensais même pas. Bonsoir, madame Wade.

— Vous devez être fatigué. Vous ne voulez vraiment rien boire ?

J’allumai une cigarette et aspirai profondément la fumée.

— Puis-je avoir une bouffée ?

— Bien sûr. Je croyais que vous ne fumiez pas.

— Pas souvent.

Elle se rapprocha de moi et je lui tendis la cigarette. Elle aspira, se mit à tousser et me la rendit en riant.

— Vous voyez, je n’ai pas l’habitude.

— Alors, vous connaissiez Sylvia Lennox ? dis-je. C’est pour cela que vous m’avez engagé ?

— Je connaissais qui ?

Elle semblait déconcertée.

— Sylvia Lennox.

— Oh ! dit-elle. Cette fille qui a été… assassinée ? Non, je ne la connaissais pas personnellement, je savais qui c’était ; je ne vous l’avais pas dit ?

— Excusez-moi, je ne me rappelais plus très bien.

Elle se tenait debout, très près de moi, tranquille, grande et mince dans une robe blanche. La lumière qui venait de la porte ouverte auréolait ses cheveux dorés.

— Pourquoi m’avez-vous demandé si c’était pour cette raison que je vous avais, comme vous dites, engagé ?

Je ne répondis pas. Elle ajouta :

— Roger vous a dit que je la connaissais ?

— Il a fait une allusion à l’affaire quand je lui ai dit mon nom. D’ailleurs, il n’a pas fait le rapprochement tout de suite. Il est tellement bavard que je ne me souviens pas de la moitié de ce qu’il m’a dit.

— Je vois. Il faut que je rentre, monsieur Marlowe. Mon mari a peut-être besoin de moi. Et puisque vous ne voulez pas venir…

— Et voilà, à la place, dis-je.

Je la pris dans mes bras, et l’embrassai sur la bouche brutalement. Elle se laissa faire, mais ne me rendit pas mon baiser. Puis elle s’écarta sans brusquerie et me regarda.

— Vous n’auriez pas dû faire ça, fit-elle. Vous êtes un garçon trop bien.

— Je sais, dis-je. Mais j’ai passé toute la journée à jouer les chiens de chasse bien dressés. Je me suis laissé embringuer dans une histoire à dormir debout qui avait l’air prévue d’un bout à l’autre. Je vais vous dire une chose. J’étais persuadé que vous saviez où il était, ou du moins que vous connaissiez le nom du docteur Verringer. Je pensais que vous vouliez me mettre votre mari sur les bras pour que je puisse me croire obligé de m’en occuper ensuite. Je me trompe ?

— Naturellement que vous vous trompez, dit-elle d’un ton froid. Jamais je n’ai entendu d’énormités pareilles !

Elle repartait vers la maison.

— Une minute, dis-je. Ce baiser ne laissera pas de trace, contrairement à ce que vous pouvez penser. Et ne me dites pas que je suis un garçon trop bien. Je préfère être un mufle.

Elle tourna la tête.

— Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Si je n’avais pas été un type bien avec Terry Lennox, il vivrait encore.

— Vraiment ? dit-elle d’une voix calme. Vous en êtes tellement sûr ? Bonsoir, monsieur Marlowe, et merci pour tout ce que vous avez fait… ou presque.