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Au-dessus du désert du Sahara.

Lorsque son doigt glissa à côté de la corde, Fiona Katamora poussa un juron, puis leva aussitôt les yeux pour s’assurer que personne ne l’avait entendue. Pourtant, elle se trouvait seule dans sa chambre privée, à l’arrière de l’avion, mais sa mère avait pour habitude de fourrer du savon dans la bouche de ses enfants pour sanctionner tout juron et quarante ans plus tard, le réflexe lui était resté.

Le violon était son refuge. L’archet à la main, elle oubliait toutes ses préoccupations et n’existait plus que pour la musique. Rien d’autre ne pouvait à ce point la calmer. Souvent, et surtout depuis qu’elle avait accepté ce poste de secrétaire d’Etat, elle se disait que c’était sa seule façon de ne pas devenir folle.

Fiona Katamora était de ces êtres rares qui n’apparaissent qu’une fois par génération. A six ans, elle donnait des concerts de violon en soliste. Ses parents, qui avaient été internés aux Etats-Unis pendant la Seconde Guerre mondiale en raison de leurs origines japonaises, lui avaient appris leur langue, tandis que de son côté elle apprenait l’arabe, le mandarin et le russe. Elle entra à Harvard à l’âge de quinze ans et à la faculté de droit à dix-huit. Avant de passer l’examen du Barreau, elle prit un congé sabbatique pour se perfectionner en escrime, et serait allée aux Jeux olympiques sans une malencontreuse entorse au genou une semaine avant la cérémonie d’ouverture.

Tout cela, et bien d’autres choses encore, elle le faisait sans effort apparent. Fiona Katamora possédait une mémoire quasi photographique et n’avait besoin que de quatre heures de sommeil par nuit. En dehors de ses talents d’athlète, d’universitaire et de musicienne, elle était charmante, gracieuse, et avait un sourire contagieux, capable d’illuminer la soirée la plus morose.

Une fois admise au Barreau, Fiona n’avait que l’embarras du choix face à la centaine de propositions de travail qui s’offraient à elle, y compris celle d’un poste de professeur dans son ancienne université, mais elle choisit de servir le public. Elle rejoignit un cercle de réflexion de Washington, spécialisé dans les questions énergétiques et se fit vite remarquer par la pertinence de ses analyses. Cinq ans plus tard, elle fit une thèse d’un de ses rapports et obtint son doctorat.

Sa réputation ne cessa de croître à Washington, au point qu’elle fut régulièrement appelée comme consultante à la Maison Blanche auprès des présidents des deux partis. Bientôt, on fit appel à elle au gouvernement.

Toujours célibataire à quarante-six ans, Fiona Katamora demeurait d’une beauté remarquable, avec une chevelure d’un noir d’obsidienne et un visage lisse, sans la moindre ride. Elle était svelte, et plutôt grande pour une Asiatique. Dans ses interviews, elle déclarait être trop occupée pour avoir une vie de famille, et, bien que la presse à scandale ne cessât de lui prêter diverses aventures avec des hommes riches et célèbres, on ne lui connaissait pas vraiment de liaisons.

Au cours de ses deux années en qualité de secrétaire d’Etat, elle avait parcouru le globe, restaurant la réputation des Etats-Unis comme puissance pacifique et arbitre impartial. C’est ainsi qu’elle avait servi de médiatrice entre certains mouvements séparatistes et leurs gouvernements et offert ses bons offices en Serbie à l’occasion d’une élection contestée qui aurait pu déboucher sur des violences graves.

Fiona avait également dépoussiéré le secrétariat d’Etat lui-même, et gagné à cette occasion le sobriquet de « Mme Dragon » par sa façon de traquer les postes inutiles. Pour le reste de l’appareil gouvernemental, le secrétariat d’Etat avait ainsi fini par devenir un modèle d’efficacité.

A présent, elle se rendait à une conférence qui s’annonçait comme le couronnement d’une carrière déjà remarquable. Ces conversations préliminaires devaient en effet dresser le cadre des futurs « Accords de Tripoli ». Dix présidents américains avaient échoué à amener la paix au Moyen-Orient, mais si quelqu’un pouvait y parvenir, c’était bien Fiona Katamora.

Elle termina son morceau de Brahms et reposa violon et archet. Puis elle s’essuya les doigts à un mouchoir marqué à son chiffre et fit quelques exercices pour chasser des crampes, annonciatrices d’une arthrite qu’elle redoutait.

On frappa à la porte de sa cabine.

— Entrez.

Son assistante personnelle, Grace Walsh, passa la tête par l’entrebâillement. Grace suivait sa patronne de poste en poste depuis plus de dix ans.

— Vous m’aviez demandé de vous prévenir quand il serait quatre heures.

— Merci, Grace. Savez-vous dans combien de temps on doit arriver ?

— Je savais que vous me le demanderiez, alors j’ai demandé au pilote. Nous devrions atterrir dans environ quarante-cinq minutes. Nous survolerons bientôt le territoire libyen. Je peux vous apporter quelque chose ?

— Oui, une bouteille d’eau, s’il vous plaît. Merci.

Fiona se plongea dans la masse de papiers étalés sur le lit. Il y avait des dossiers sur tous les principaux acteurs de ces pourparlers, accompagnés de photos et d’une brève biographie. Elle avait déjà parcouru ces dossiers et se rappelait de presque tous les participants, mais voulait s’assurer de n’avoir négligé aucun détail. Elle relut donc les dossiers des différents ministres, leurs relations avec leurs dirigeants respectifs, le nom de leur femme et de leurs enfants, leurs études, tout ce qui pouvait permettre d’avoir une approche plus personnelle.

Le personnage le plus intriguant du lot était sans conteste le nouveau et dynamique ministre libyen des Affaires étrangères, Ali Ghami. Son dossier était certainement le plus mince de tous. D’après les quelques renseignements en sa possession, Ghami n’était qu’un fonctionnaire subalterne lorsqu’il avait attiré l’attention du président Mouammar Kadhafi. Quelques jours après leur rencontre, Ghami était nommé ministre des Affaires étrangères. Depuis six mois, date de sa nomination, il avait multiplié les tournées dans la région, appelant à soutenir la future conférence de paix. D’abord reçu fraîchement dans les différentes capitales du Moyen-Orient, sa personnalité dynamique et son charme avaient fini par convaincre les plus réticents. Par bien des côtés, il ressemblait à Fiona, ce qui ne manquait pas de l’intriguer.

Grace frappa de nouveau, déposa une bouteille de Dasani sur la table de nuit et s’apprêta à repartir.

— Attendez une seconde, dit Fiona en lui montrant une photo de Ghami. Qu’est-ce que votre intuition féminine vous dit sur cet homme ?

Grace prit la photo et l’approcha d’un des hublots du Boeing 737. Sur cette photographie officielle, Ghami, cheveux et moustache poivre et sel, portait un complet occidental d’excellente coupe.

Elle lui rendit le cliché.

— Ce n’est pas à moi qu’il faut le demander. Adolescente, je suis tombée amoureuse d’Omar Sharif en regardant le Docteur Jivago, et ce type lui ressemble trop.

— Bel homme, c’est vrai, mais regardez ses yeux.

— Qu’est-ce qu’ils ont, ses yeux ?

— Je ne saurais le dire exactement. Soit il y a quelque chose, soit il manque quelque chose. Je ne sais pas.

— La photo pourrait être tout simplement mauvaise.

— Disons surtout que ça ne me plaît pas de ne presque rien savoir de notre hôte.

— On ne peut pas avoir de fiche détaillée sur tout le monde, dit Grace en la taquinant. Rappelez-vous quand vous avez enquêté sur ce bel avocat que vous vouliez…

Un énorme craquement coupa Grace au milieu de sa phrase. Les deux femmes échangèrent un regard inquiet. Elles avaient l’habitude des voyages en avion et savaient qu’un tel bruit n’annonçait rien de bon.

Elles attendirent un instant sans rien dire, puis, quelques secondes plus tard, relâchèrent leur respiration en pouffant nerveusement.

Fiona se leva pour aller demander au pilote de quoi il retournait. Elle n’avait pas encore gagné la porte qu’une violente secousse ébranla la carlingue et que l’avion se mit à chuter à une vitesse vertigineuse. Collée au plafond, Grace poussa un hurlement. Fiona, elle, réussit à garder les pieds au sol en poussant des deux mains le plastique moulé au-dessus d’elle.

A l’avant de l’appareil, les membres de son équipe hurlaient eux aussi de frayeur.

La voix du pilote, un colonel de l’armée de l’air, résonna dans la sonorisation de bord.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé, mais attachez tous vos ceintures.

Puis les passagers entendirent dans la sono les voix tendues du commandant de bord et du copilote qui tentaient de reprendre la maîtrise de l’avion :

— Comment ça, tu ne peux joindre personne ? On parlait avec Tripoli il y a à peine deux minutes.

— Aucune explication, répondit le copilote. La radio est morte, c’est tout.

— T’occupe pas de ça maintenant, aide-moi… merde, le réacteur bâbord a canné. Essaye de le faire repartir.

La sono fut brutalement coupée.

— On va s’écraser ? demanda Grace, qui était retombée sur ses pieds.

Les deux femmes s’étreignaient comme des petites filles dans une maison hantée.

— Je n’en sais rien, répondit Fiona avec un calme qu’elle était loin d’éprouver.

— Que s’est-il passé ?

— Aucune idée. Probablement un ennui mécanique.

Mais sa propre réponse ne la satisfaisait pas. L’avion n’avait aucune raison de plonger de la sorte alors que ses deux réacteurs fonctionnaient, d’autant qu’il pouvait voler avec un seul réacteur. Il y avait forcément une autre cause à cette chute brutale. Et cet énorme bruit ? Elle songea à un missile.

La descente en plongée se stabilisa. Les pilotes avaient pu reprendre une certaine maîtrise de l’appareil en sorte qu’ils ne piquaient plus en chute libre, mais ils descendaient toujours vers le sol à une vitesse vertigineuse.

Fiona et Grace parvinrent à gagner la cabine principale, à s’asseoir dans les fauteuils en cuir et à attacher leurs ceintures. Mme Katamora prononça quelques mots rassurants à l’intention de son équipe terrorisée, mais elle-même n’en menait pas large. Elle craignait, en parlant plus longuement, de laisser jaillir comme un volcan la terreur qui l’habitait elle aussi.

— Mesdames et messieurs, dit la voix du copilote, nous ne savons pas ce qui s’est passé. L’un de nos réacteurs est hors service et l’autre ne fournit qu’un tout petit peu de poussée. Nous allons devoir atterrir dans le désert. Ne vous inquiétez pas. Le colonel Markham a déjà réalisé un atterrissage semblable aux commandes d’un F-16 lors de la première Guerre du Golfe. Lorsque je donnerai le signal, je veux que tout le monde se mette en position de sécurité. Baissez la tête entre les genoux et entourez-la de vos bras. Dès que l’avion sera arrêté, je veux que le steward ouvre la porte de la cabine aussi rapidement que possible. L’agent du Service Secret affecté auprès de madame Katamora devra quitter l’avion le premier.

Il n’y avait qu’un seul agent de sécurité à bord de l’avion. Ses autres gardes du corps ainsi que de nombreux collaborateurs se trouvaient déjà en Libye depuis près d’une semaine pour préparer son arrivée.

Frank Maguire, l’agent de sécurité, déboucla sa ceinture et changea de siège de façon à se trouver entre Fiona et la porte. Le moment venu, il lui suffirait de quelques secondes pour l’entraîner dehors.

Fiona étreignit la main de Grace et se mit à prier, ce qu’elle n’avait pas fait depuis des années. Mais elle ne demandait pas que leurs vies soient épargnées. Elle priait pour qu’en cas de malheur, la chance incroyable que constituait ce sommet de la paix ne fût pas perdue à jamais. Altruiste jusqu’à la fin, Fiona Katamora songeait plus à la paix dans le monde qu’à sa propre vie.

Elle risqua un regard par le hublot. Sous l’avion, très près, s’étendait un désert parsemé de collines déchiquetées. Sans être pilote, elle voyait bien qu’en dépit des assurances de l’équipage, ils avaient peu de chances de s’en sortir.

— C’est bon, annonça le copilote. On y est. Mettez-vous en position de sécurité et tenez ferme.

Au même instant, les passagers entendirent le pilote demander : « Tu as vu le… » avant que la communication soit à nouveau coupée. Ils n’avaient aucune idée de ce qu’il avait vu, ce qui, au fond, valait mieux pour eux.