Une alarme inconnue réveilla le Dr Julia Huxley. Sa cabine jouxtait son bureau et la porte entre les deux restait toujours ouverte. L’alarme venait de son ordinateur et un coup d’œil lui apprit que l’écran s’était réveillé et projetait à présent une lumière laiteuse sur le bureau et les accoudoirs en acier chromé de son fauteuil.
Elle rejeta les couvertures et comme par réflexe, ramena ses cheveux en queue-de-cheval et la noua avec un élastique posé sur sa table de nuit. Pieds nus, elle traversa sa cabine et alla se planter devant son ordinateur. Dès qu’elle eut allumé la lampe, elle comprit qu’il s’agissait de l’une des puces biométriques implantées dans les jambes des agents opérant au sol. L’ordinateur générait un son différent suivant l’erreur détectée. D’ordinaire, on avait affaire à une décharge de la batterie, mais là, un frisson glacé lui parcourut l’échine : le son suraigu signifiait soit que la puce avait été retirée soit que son possesseur était mort.
L’explication s’inscrivait sur l’écran de l’ordinateur.
La puce de Juan Cabrillo ne transmettait plus sa localisation aux différents satellites en orbite GPS. Elle vérifia alors ses déplacements au cours des heures précédentes et vit qu’il avait quitté le camp et l’ancienne mine pour s’enfoncer dans le désert à la vitesse constante de 6 km/h et qu’il avait déjà couvert presque quarante kilomètres. Dix minutes plus tôt, il s’était arrêté, et, sans avertissement, la puce avait cessé de fonctionner.
Elle s’apprêtait à téléphoner à Max lorsque l’alarme s’interrompit. La puce émettait à nouveau. Remarquant que le directeur n’avait pas bougé, elle tapa un code pour effectuer un diagnostic système. Les dispositifs de pistage étaient le produit d’une technique relativement nouvelle, et, quoique robustes, n’étaient pas pour autant infaillibles. D’après le système, Juan était soit mort depuis trente-huit secondes, soit la puce avait été retirée de son corps avant d’y être remise et donc se trouvait à nouveau en contact avec le sang oxygéné et le circuit qu’elle était chargée de transmettre.
Mais, aussi soudainement qu’elle s’était arrêtée, l’alarme reprit pendant une trentaine de secondes. Elle se déclencha et s’éteignit ainsi plusieurs fois, apparemment au hasard.
A travers le chaos apparent, il lui sembla reconnaître un certain ordre. Après s’être assurée que l’ordinateur enregistrait bien les données télémétriques de la puce de Juan, elle ouvrit une connexion Internet et vérifia son intuition. Il lui fallut presque une minute pour déchiffrer la première série de sons, alors même qu’ils se poursuivaient.
Debout…
Hux…
Juan interrompait le signal d’une façon ou d’une autre et envoyait un message en bon vieux morse.
— Sacré malin, va, murmura-t-elle, admirative.
Au même instant, l’alarme retentit de façon continue.
Julia renversa un pot à crayons en se précipitant sur le téléphone.
*
A environ six kilomètres du camp des terroristes, Juan avait trouvé un endroit abrité pour échapper un peu à la brutale morsure du soleil. Alana Shepard et lui devraient attendre la tombée de la nuit pour reprendre leur course en plein désert. Il lui enjoignit de dormir, tandis qu’il refaisait le chemin en sens inverse sur un kilomètre et demi pour s’assurer que le vent avait bien effacé leurs traces. Il savait que les musulmans n’utilisaient jamais de chiens, même pour des recherches, et il était à peu près sûr qu’on n’était pas sur leurs talons, au moins pour l’instant.
Lorsqu’ils se remirent en route, un peu après le coucher du soleil, il insista pour qu’ils mettent le plus de distance possible entre eux et le camp, craignant de ne plus guère pouvoir se remettre en marche une fois qu’ils se seraient arrêtés. Si Alana et lui se retrouvaient encore seuls en plein désert à l’aube, les vautours commenceraient à tournoyer au-dessus d’eux. La nourriture était si rare dans le désert, que ces oiseaux pouvaient attendre pendant des jours la mort de leurs futures proies. Mais leur vol indiquait avec certitude l’endroit où ils se trouvaient. Si les terroristes envoyaient une patrouille, mais surtout l’hélicoptère, ils seraient rapidement repérés.
Il fallait aussi compter avec l’endurance d’Alana. Elle semblait en meilleure condition physique que les autres prisonniers, mais avait quand même souffert de privation d’eau et de nourriture. Il avait dérobé deux gourdes au cours de ses déambulations du matin et lui permit de boire autant qu’elle le désirait, mais elle demeurait très déshydratée. Et il ne pouvait rien faire pour les gargouillis qui montaient de son ventre et dont elle se croyait sans cesse obligée de s’excuser.
Vers trois heures du matin, il constata qu’elle était épuisée. Peut-être pourrait-elle encore franchir un kilomètre ou deux, mais il n’en voyait pas la raison. Le moment était venu de compter sur ses amis et non plus sur les forces d’Alana.
— Bon, dites-m’en un peu plus sur vos recherches.
Il l’avait conduite au sommet d’une petite éminence rocheuse où se trouvait un creux bien pratique pour se dissimuler.
— C’est frustrant, dit-elle avant de boire une rasade d’eau.
En dépit d’une soif dévorante, elle possédait un sûr instinct de survie et ne but que le strict nécessaire.
— D’après nos sources, reprit-elle, le Saqr de Suleiman Al-Jama se trouverait toujours dans une grotte, quelque part, mais nous n’avons rien découvert. D’abord, les indications géologiques sont toutes erronées en ce qui concerne les grottes et les cavernes.
— Apparemment, les indications de ce Lafayette étaient mauvaises et vous ne cherchiez pas dans le bon lit de rivière, ajouta-t-il, en complétant sa phrase.
Il releva sa jambe de pantalon.
Sans un mot, Alana contempla la prothèse en titane et plastique moulé.
— Je me suis coupé en me rasant, dit Juan avec un sourire en coin.
— Vous devriez opter pour la crème dépilatoire, répondit-elle sur le même ton. Troisième scénario, le plus probable, c’est que les serviteurs arabes dont Henry Lafayette parle dans son journal soient retournés à la grotte après la mort d’Al-Jama, aient pillé ce qu’ils pouvaient et détruit le reste.
— C’est le scénario le moins vraisemblable des trois, rétorqua Juan.
De sa jambe artificielle, il tira un poignard de combat affûté comme un rasoir.
— S’ils avaient été loyaux envers Al-Jama, reprit-il, leur loyauté se serait poursuivie après sa mort. Un musulman dévot ne violerait pas plus une tombe qu’il ne mangerait de jambon pour Pâques.
— Mais les musulmans ne mangent pas de… Oh, j’ai compris.
— Si cette génération de serviteurs a gardé le silence sur l’endroit où était caché le navire, je suis à peu près persuadé qu’il s’y trouve encore.
— En tout cas, pas là où on a cherché. Dites-moi, est-ce qu’on va pouvoir sauver Greg Chaffee ?
Il la regarda droit dans les yeux.
— Je ne vais pas vous raconter de bobards. Mon équipe et moi avons une autre priorité. Je le regrette. Mais dès que nous aurons rempli notre mission, j’y retournerai. Je vous le promets.
— Vous cherchez l’avion de Fiona Katamora, n’est-ce pas ? On l’a vu descendre. C’est pour ça que Greg, Mike et moi avons traversé la frontière et pénétré en Libye. Nous aussi, on le cherchait.
— Cela explique pourquoi vous avez été faits prisonniers.
— Une patrouille nous a trouvés. Ils ont… ils ont tué Mike Duncan. Ils l’ont abattu parce qu’il essayait de m’aider.
A la lumière de la lune, des larmes brillaient dans ses yeux. Juan savait qu’en de telles circonstances, bien des femmes auraient aimé être prises dans ses bras et réconfortées, mais à la façon dont elle gardait le menton levé, on sentait encore comme une certaine défiance chez Alana Shepard. Elle n’avait pas besoin de sa compassion, seulement de son aide. Son respect envers elle n’en fut que plus grand.
— Il doit bientôt y avoir une importante conférence de paix, dit-il doucement. La présence de Fiona Katamora aurait été un gage de succès.
— Je le sais. J’ai été engagée par le Département d’Etat pour retrouver le navire d’Al-Jama. Ils pensent qu’il y a dans ce navire des écrits qui pourraient contribuer à la réussite de la conférence de paix.
— Il ne s’agit donc pas seulement d’archéologie ? Racontez-moi tout depuis le début.
Il ne lui fallut que quelques minutes pour déployer toute l’histoire, depuis sa rencontre avec Saint Julian Perlmutter dans le bureau de Christie Valero, au Département d’Etat, jusqu’à sa capture par une patrouille de ce qu’elle pensait être des gardes-frontières.
— Je connais Perlmutter de réputation, dit Juan lorsqu’elle eut terminé. C’est probablement l’un des plus grands chercheurs du monde en matière de marine, et s’il est convaincu que le Saqr se trouve encore quelque part dans le désert, je ne demande qu’à le croire. Mais je me demande pourquoi il n’a pas confié cette recherche à la NUMA. Je croyais qu’il travaillait comme consultant pour eux.
— Je ne sais pas. Je n’avais jamais entendu parler de lui auparavant. J’ai eu le sentiment qu’en raison des implications diplomatiques de cette affaire, il penchait plutôt pour le Département d’Etat.
— Pourtant, c’est quand même la NUMA qui aurait dû s’en charger, rétorqua Juan en songeant aux professionnels qu’il avait rencontrés depuis tant d’années dans cette agence. A part ça, dites-moi, savez-vous d’où viennent les autres détenus, dans ce camp de travail ?
— Non. Mais Greg a peut-être une idée sur la question. Il parle arabe. Moi, en dehors des repas, j’étais tenue à l’écart des hommes, et aucune des femmes avec qui je me trouvais ne parlait l’anglais, ni même l’espagnol, que je connais un peu.
— Encore un mystère à dissiper. Bon, le moment est venu d’appeler la cavalerie.
Juan déboucla sa ceinture et baissa son pantalon, découvrant ainsi le haut de ses cuisses et une petite cicatrice rouge sur l’une d’elles.
Calmement, Juan ouvrit la cicatrice avec son poignard, faisant couler un sang sombre de la plaie.
— Mais qu’est-ce que vous faites ? s’écria Alana, inquiète.
— Il y a un dispositif de pistage dans ma jambe. Je vais m’en servir pour appeler à l’aide.
Il plongea alors deux doigts dans l’ouverture, et, les dents serrées, il partit à la recherche de l’appareil. Un moment plus tard, il en sortit un petit objet en plastique noir, de la taille d’une montre digitale. Il l’essuya contre sa chemise d’uniforme, attendit silencieusement une trentaine de secondes, puis la pressa dans le sang coulant de sa blessure. Il répéta ensuite le geste de plus en plus vite, en sorte que ses mains étaient constamment en mouvement.
D… E… B… O… U… T… H… U… X…
Soudain, comme un djinn jailli du sol, une silhouette spectrale bondit depuis le saillant de rocher qui les abritait et s’écrasa sur Juan, envoyant au loin le petit transmetteur. Des doigts osseux se refermèrent sur sa gorge, des ongles acérés s’enfoncèrent dans sa chair.
Avec sa blessure dégoulinante de sang et ses pantalons aux genoux, Juan était en mauvaise posture pour se défendre. Avec un cri guttural, la créature crasseuse tenta d’enfoncer un genou dans la poitrine de Juan, tandis que ses pieds lui raclaient les jambes comme un chat tentant d’éviscérer sa proie.
Le pistolet Kel-Tec était enfoui au fond de sa poche et le poignard hors d’atteinte, mais Juan réussit à balancer un violent coup de tête sur le nez de son agresseur. Il manquait de recul pour le lui casser, mais il eut la satisfaction de voir le sang jaillir.
Juan parvint ensuite à le projeter au loin en utilisant ses jambes comme ressort, et la créature alla s’écraser au fond de la cuvette. Lorsque l’être indistinct tenta de se relever, Juan était déjà sur lui, le couteau à la main.
Juan leva le bras et aurait certainement enfoncé la lame dans la chair s’il n’avait remarqué, au dernier moment, que son attaquant, d’une maigreur effroyable, était vêtu des mêmes haillons que les prisonniers du camp de travail. Le couteau s’enfonça dans le sable durci, à deux centimètres de sa tête.
Cinq secondes s’étaient écoulées depuis le début de l’attaque, mais Alana n’avait pu que porter la main à sa bouche pour étouffer un cri.
Juan laissa filer l’air de ses poumons.
— Mon Dieu, s’écria Alana. Greg m’a dit que deux prisonniers s’étaient échappés, il y a quelques jours. Ils n’en ont ramené qu’un.
Ils étaient tombés sur le seul être humain présents à trente kilomètres à la ronde, mais en y réfléchissant, cela n’avait rien de bien étonnant. Comme Juan et Alana, l’homme avait emprunté le chemin le plus facile pour fuir le camp et couvrir le plus de distance possible. Comme eux, il avait fait le choix le plus logique.
Ils s’étaient déplacés plus rapidement que lui, mais vu son état physique, cela n’avait rien de surprenant. Sa présence en ces lieux tenait même du miracle. Il avait dû utiliser l’escarpement comme poste d’observation, repérer Juan et Alana et bondir sur eux au moment le plus favorable.
Juan tendit la main à Alana pour qu’elle lui passe la gourde.
— Bois, dit Juan en arabe. On ne te fera pas de mal.
Sous la crasse et la barbe, l’homme semblait avoir à peu près le même âge que Juan, le nez fort et le front large, les joues creusées par la faim et la déshydratation, les yeux profondément enfoncés dans leurs orbites. Pourtant, il avait eu la force de fuir aussi loin et de s’attaquer à eux de façon bien calculée. Juan était impressionné.
— Tu t’es bien débrouillé, mon ami, lui dit-il. On ne va pas tarder à être secourus.
— Tu es saoudien, dit l’homme d’une voix rauque après avoir vidé la moitié de la gourde. J’ai reconnu ton accent.
— Non, mais j’ai appris l’arabe à Riyad. En fait, je suis américain.
— Loué soit Allah.
— Et son prophète Mohammed, ajouta Juan.
— Que la paix soit sur lui. Nous sommes sauvés.
— Nous ?