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Juan prit une seconde pour observer la mer, un spectacle dont il ne se lasserait jamais. Pour lui, la mer était mystère et majesté, promesse de ce qui se dérobait derrière l’horizon. Que ce soient les eaux chaudes et calmes d’un lagon tropical ou la rage folle d’un typhon asiatique déchirant la surface en feuilles s’étendant à l’infini, la mer était à la fois sirène et adversaire, et cette dualité ajoutait encore à son amour pour elle.

Lorsqu’il avait conçu la Corporation, il lui avait semblé tout naturel d’en établir le siège social à bord d’un bateau, et cela pour des raisons de mobilité et d’anonymat. Mais, secrètement, il s’était félicité d’avoir ainsi besoin d’un navire comme l’Oregon, ce qui lui offrait des moments tels que ceux-ci.

Une légère brise soufflait et les vagues léchaient doucement la coque, berçant le navire comme un bébé dans son berceau. A cette distance du rivage, l’air était frais, chargé de senteurs salines qui rappelaient à Juan son enfance sur les plages du sud de la Californie.

— Excusez-moi, capitaine, dit une voix, je ne voudrais pas vous déranger mais je tiens à vous remercier une fois encore avant notre départ.

Juan se retourna. Devant lui, vêtu d’un complet fourni par la Boutique magique, se tenait l’ancien ministre libyen des Affaires étrangères.

Juan serra avec chaleur la main que l’homme lui tendait.

— Ce n’était pas nécessaire.

Juan tenait à ce que les prisonniers évadés quittent l’Oregon en plein jour. Il avait pleine confiance en son navire et en son équipage, mais aucun capitaine n’aime mettre des gens dans des canots de sauvetage, et le faire de nuit ne faisait qu’ajouter aux risques. Il baissa les yeux sur la masse de gens rassemblés sur le pont, à côté de l’un des canots.

On n’avait pu donner de nouveaux vêtements à tout le monde, et certains portaient encore les haillons de la détention, mais au moins avaient-ils pu manger et se laver. Quelques-uns aperçurent Juan et lui adressèrent un signe. Bientôt, ce fut une véritable ovation qui s’éleva.

— Sans vous, ils seraient tous morts, dit le ministre.

— Le simple fait qu’ils soient en vie est pour moi le meilleur remerciement. Nous resterons en contact avec les hommes d’équipage qui vont vous accompagner, et vous saurez ainsi tout ce qui se passe. En principe, nous devrions vous récupérer à l’aube. Si les choses devaient mal tourner, mes hommes vous emmèneront en Tunisie. Là, ce sera à vous de décider de votre destination.

— Moi, je retournerai dans mon pays, dit le Libyen avec véhémence, et je retrouverai mon poste.

— Comment se fait-il que vous ayez été arrêté ? Est-ce Ghami qui en a donné l’ordre ?

— Non, c’est le ministre de la Justice. Un de mes rivaux politiques. Du jour au lendemain, j’ai cessé d’être ministre des Affaires étrangères, on m’a fourré à l’arrière d’une camionnette et Ghami a pris ma place.

— Quand est-ce que cela s’est passé ?

— Le 7 février.

— Et quelles fonctions Ghami occupait-il avant cette date ? Il travaillait pour votre ministère, n’est-ce pas ?

— C’est ce qu’il veut faire croire. Je ne sais pas ce qu’il faisait avant de prendre mon poste, mais il ne travaillait pas au ministère des Affaires étrangères. En revanche, j’ai réussi à savoir qu’il s’est débrouillé pour avoir une entrevue avec le président Kadhafi, ce qui n’est pas facile, c’est le moins qu’on puisse dire. Le lendemain, on annonçait mon arrestation et sa nomination à ma place.

— Pouvait-il avoir un moyen de pression sur Kadhafi ?

— On ne peut pas faire chanter un homme qui est président à vie.

— Attendez une seconde. (Juan s’avança, gagna la passerelle et tapota quelques touches sur le téléphone accroché à la paroi. L’officier de quart dans le Centre d’opérations répondit aussitôt.) S’il vous plaît, vérifiez la presse internationale pour voir s’il y a eu des crimes impliquant des citoyens libyens à l’étranger, un mois avant le 7 février de cette année.

— Que soupçonnez-vous ? demanda le diplomate lorsque Juan retourna sur le pont.

— On n’offre pas un poste comme le vôtre à un inconnu sans une bonne raison. (Juan avait envie d’appeler Overholt séance tenante et lui demander qu’au moins le vice-président n’assiste pas à la réception prévue le soir même.) Je ne sais toujours pas si Ghami est lié à Suleiman Al-Jama, mais je ne fais aucune confiance à ce type. Il a fait un véritable cirque dans les cercles diplomatiques et cette conférence de paix est l’œuvre de sa vie…

— Qu’y a-t-il ?

— Le moment où tout cela s’est passé, vos fonctions. Ça n’est pas une coïncidence si vous vous êtes retrouvé dans un camp de terroristes tenu par Al-Jama. Ghami et lui sont liés, j’en suis persuadé.

— Capitaine, il faut que vous sachiez quelque chose à propos de mon pays, quelque chose dont je ne suis pas fier. Nous avons accueilli beaucoup de combattants qui sont venus s’entraîner ici, et il était fréquent qu’on les autorise à utiliser nos prisonniers politiques.

— Je croyais que votre régime avait renoncé au terrorisme.

— Oui, mais au sein de l’appareil d’Etat, il y en a beaucoup qui ne sont pas d’accord avec cette politique. Le ministre de la Justice, par exemple. Je sais de source sûre qu’autrefois, il a apporté de l’aide à Al-Jama.

— Pour vous, Ghami serait donc blanc comme neige ?

— Même si cela me contrarie de le dire, c’est possible. Et j’ai plus de raisons que vous ne le croyez de lui en vouloir. Non seulement cet homme a pris mon poste, mais maintenant il vit dans ma maison.

L’interphone de la passerelle bourdonna. Juan poussa le bouton.

— Vous avez quelque chose ?

— Rien de bien terrible, si c’est ça que vous cherchiez. Après une recherche rapide, on trouve un couple de Libyens arrêtés pour trafic d’héroïne à Amsterdam, un autre tué en Suisse dans un accident de la circulation qui a fait quatre autres morts ; un Libyen résidant en Hongrie a été arrêté pour violences conjugales, et un autre pour une tentative de meurtre envers un commerçant, juste au-delà de la frontière tunisienne.

— C’est bon, merci. Chou blanc, ajouta Juan à l’adresse du ministre.

— A quoi pensiez-vous ?

— Franchement, je n’en sais rien.

En dessous d’eux, on abaissait le canot de sauvetage de ses bossoirs de façon à ce que les réfugiés puissent monter à bord, à travers une ouverture dans le bastingage. Pour embarquer tout le monde, il faudrait surcharger ces canots, mais ils étaient entièrement fermés et pouvaient affronter un cyclone, en sorte que les passagers ne risquaient rien, même avec la surcharge.

Juan serra une deuxième fois la main du diplomate.

— Bonne chance.

Lorsque le dernier Libyen eut embarqué, Juan adressa un signe de tête à Greg Chaffee, visiblement mécontent de son exil avec eux. Mais Juan, de son côté, était mécontent qu’Alana Shepard fût partie avec Linda et les autres derrière son dos.

Il adressa un autre signe de la main au technicien qui commandait l’embarcation avant que celui-ci ne refermât le capot de plexiglas. Les treuils déposèrent alors le canot le long de l’Oregon. Quelques instants plus tard, après le largage des amarres, le canot à moteur s’éloigna du gros cargo.

Le deuxième canot, mis à flot à bâbord, alla retrouver le premier. Les deux embarcations devaient demeurer côte à côte tout au long de la nuit, et, si tout se passait bien, être de retour dans leurs berceaux pour l’heure du petit déjeuner.

Juan prit l’ascenseur secret derrière la cabine de pilotage pour gagner le Centre d’opérations, et s’installa dans son fauteuil. Il n’avait pas encore de plan pour l’approche finale du Khalij Surt et ne savait pas non plus s’ils pourraient se dispenser de le couler après avoir sauvé la secrétaire d’Etat. Dans un coin du moniteur principal, on apercevait le signal radar. Grâce à l’excellent système de l’Oregon, les Libyens ne se doutaient pas qu’ils étaient surveillés alors même qu’ils croisaient à un mille environ des côtes, en direction de l’est. Le seul autre navire sur l’écran était une supertanker évoluant sur une route parallèle et qui se dirigeait vraisemblablement vers le terminal pétrolier d’Az-Zawiya.

Il jeta un coup d’œil à sa montre. La réception chez Ali Ghami allait débuter dans un peu plus d’une heure et les hôtes devaient déjà être en route. La nuit tomberait complètement deux heures plus tard. Ce soir, il y avait un quartier de lune qui ne se lèverait qu’après minuit, ce qui restreignait d’autant leurs possibilités d’intervention.

Pour se distraire dans l’espoir de faire naître l’inspiration, Juan consulta sur Internet les rapports de police concernant les Libyens incriminés. L’accident de voiture avait été particulièrement brutal. Les corps de trois des victimes avaient été calcinés au point qu’il avait fallu recourir aux archives dentaires pour les identifier. Quant au Libyen, un étudiant, on n’avait pu l’identifier que parce qu’il conduisait une voiture de location.

Il examina deux autres rapports tout en songeant à sa récente conversation, sur le pont, et fit apparaître une photo du ministre libyen de la Justice. Il eut un mouvement de recul. L’homme était particulièrement laid, avec un nez bulbeux, des yeux étroits et la peau grêlée.

En outre, il avait été blessé. Il lui manquait la moitié de la mâchoire inférieure et son visage portait de nombreuses cicatrices. D’après sa biographie officielle, il avait été blessé en 1986, lors du bombardement américain sur Tripoli, mais en fouillant dans la base de données de la CIA, Juan apprit qu’en fait il avait été très sévèrement rossé par un mari trompé, au point qu’il avait failli y laisser la vie.

Juan fit la grimace et songea à tout ce qui séparait cet homme de l’ancien ministre des Affaires étrangères. Ce dernier faisait preuve d’une grande dignité : il avait perdu son poste, été réduit aux travaux forcés et pourtant il n’accusait pas Ghami d’avoir orchestré toute l’affaire. En fait, il semblait surtout fâché de voir que Ghami occupait sa maison.

Il lui fallut quelques minutes de recherches pour découvrir un article de presse mentionnant l’adresse de cette villa. Il trouva ensuite les coordonnées GPS sur un site cartographique et les introduisit dans Google Earth. Tandis que l’ordinateur zoomait sur l’endroit, les pixels se brouillèrent pendant un instant. Lorsque la résolution redevint nette, Juan bondit de son siège, faisant sursauter les gens qui travaillaient dans le Centre d’opérations.

Il enfonça la touche de l’interphone dans l’accoudoir du fauteuil.

— Max, monte ici. On a des ennuis.

Juan contempla une nouvelle fois l’image satellite. Entourée d’un mur d’enceinte, la maison se dressait au milieu du désert, isolée, à des kilomètres du moindre bâtiment. L’allée qui y conduisait tournait ensuite sur elle-même sous une porte cochère. Il y avait sur un côté une véranda faite de hautes vitres et les pelouses, derrière, offraient un véritable labyrinthe de haies. Sur le toit, on distinguait une parabole satellitaire.

Moins de quarante-huit heures auparavant, il avait contemplé une maquette exactement semblable.

Il comprit tout en un éclair. L’attaque était prévue pour le soir même. Al-Jama voulait la mener à bien avant l’ouverture de la conférence pour démontrer que la paix n’avait aucune chance d’aboutir. Connaissant le sens de la mise en scène dont faisaient preuve les terroristes et leur penchant pour la décapitation, il savait par quoi débuterait cette attaque. L’espace d’un instant, il vit ployer le cou gracieux de Fiona Katamora et un homme à ses côtés avec un sabre.

Lorsqu’il ferma les yeux, le sabre étincelant s’abattit.