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Avec le sable qui s’écoulait à travers le plafond, l’air dans la petite pièce souterraine commençait à devenir irrespirable, et cela en dépit des foulards noués sur le visage. A travers l’étouffant linceul, leurs lampes ne projetaient que de pâles rayons, très éloignés de l’habituelle lueur argentée des halogènes.

Avec obstination, Linda, Alana, Eric et Mark s’efforçaient de se maintenir en hauteur. Le sable descendait si vite qu’après quelques secondes de repos ils avaient déjà les membres ensevelis. Ils agissaient par pur instinct de survie, tâchant de gagner un peu de temps avant le dernier soupir. Le sable était à présent tellement haut qu’ils ne pouvaient plus se tenir droit et devaient se courber sous le plafond.

Ceux qui avaient conçu ce piège, quelques centaines d’années auparavant, pouvaient s’estimer satisfaits, au paradis ou en enfer : après plusieurs siècles, il fonctionnait encore.

Plus légères, les femmes devaient déployer moins d’efforts que les hommes et leur portaient parfois assistance.

Alana venait de l’aider à dégager son pied lorsque Eric eut une soudaine révélation.

— Tu es sûr que cette salle est sous le niveau de l’ancienne rivière ? hurla-t-il à l’adresse de Mark.

— Tout à fait sûr, pourquoi ?

— On est idiots. 1,6.

— 1,6 ?

— Mais oui, 1,6, confirma Eric. Et tiens compte de 50 % de suringénierie.

— Bien sûr. Comment n’ai-je pas pensé à ça ?

— Vous pourriez m’expliquer ce qu’il y a de si important dans votre histoire de 1,6, lança Linda d’une voix forte pour couvrir le bruit du sable qui s’écoulait.

— Comme cette partie de la galerie se trouve sous le niveau de la rivière, le piège était vraisemblablement conçu pour se remplir d’eau et noyer ses victimes. Avec les années, c’est le sable qui a rempli le bassin.

— Et alors ?

— Le sable est 1,6 fois plus lourd que l’eau.

Ne voyant pas où il voulait en venir, Linda lui fit signe, avec agacement, de continuer.

— Le mur de brique a été construit pour supporter la pression d’une certaine quantité d’eau, mais maintenant que la salle se remplit de sable, il soutient 1,6 fois plus de poids que ce qu’avaient prévu ses constructeurs. Cela dit, n’importe quel bon ingénieur prévoira une marge de 50 % pour être sûr. Donc, même s’ils ont renforcé le mur, le sable est quand même 10 % plus lourd que ce que pourra supporter le mur. Il va s’écrouler d’un moment à l’autre.

Sceptique, Linda regarda tour à tour Eric et Mark. Tous deux luttaient encore pour se maintenir en haut du sable dont le niveau ne cessait de monter, mais on ne lisait plus aucune résignation sur leurs visages. Visiblement, ils étaient persuadés de s’en sortir vivants. Il n’en fallait pas plus à Linda.

Un peu plus tard, le mur n’était toujours pas tombé et les Américains étaient à présent à quatre pattes. Dans cette position, il leur était beaucoup plus difficile de se maintenir en haut du tas de sable. Le dos appuyé au plafond, il ne leur restait plus que cinquante centimètres et quelques secondes avant que la salle fût entièrement remplie.

Pourtant, Linda demeurait persuadée qu’ils allaient survivre, tandis que Mark et Eric se débattaient et qu’Alana avait renoncé et sanglotait.

— Merde, s’écria Eric, la joue plaquée contre le plafond, et qui venait d’aspirer une goulée d’air avant que le sable ne recouvre son visage.

Six mètres en dessous d’eux, les multiples couches de briques à la base du mur ployèrent sous les poids du sable, le mortier se mit à craquer par endroits et de minces filets de poussière s’infiltrèrent par les crevasses.

Soudain, le mur de trois mètres de large s’effondra dans une autre salle. Un monceau de sable s’engouffra dans l’ouverture, repoussant les restes du mur comme une épave.

Les quatre personnes qui murmuraient leurs dernières prières furent emportées par le tsunami et déposées sans cérémonie dans un enchevêtrement de membres, tandis que ce même sable qui menaçait de les tuer amortissait leur chute.

Mark fut le premier à récupérer et son hurlement de joie retentit contre les murs de la vaste salle. Il tendit le poing à Eric pour que celui-ci pût lui rendre cette forme de salut.

— Bien vu, mon vieux. Sacrément bien vu.

Eric était un peu pâle.

— A la fin, j’en étais plus si sûr.

— Moi, j’en ai jamais douté.

Mark aida Eric à se remettre debout, puis les deux hommes aidèrent Alana et Linda à faire de même.

Alana se jeta au cou d’Eric et l’embrassa comme si c’était sa prédiction qui avait fait s’effondrer le mur.

— Merci, lui souffla-t-elle à l’oreille.

— Pas de quoi, répondit-il, un peu gêné.

Il leur fallut ensuite quelques minutes pour retrouver leurs armes et ôter le sable des canons et chargeurs. Les fusils d’assaut n’étaient pas prévus pour subir une telle punition et ils durent consacrer beaucoup de temps à l’opération.

Ils se retrouvaient dans une autre salle qui faisait toujours partie du réseau de grottes et galeries en grès courant sous la colline au-dessus d’eux. Il n’y avait là qu’une seule sortie, un passage étroit situé six mètres en haut du mur du fond et accessible par des marches taillées dans la roche.

— Maintenant que nous savons que cet endroit est piégé, dit Linda, je passe la première. Eric, tu marcheras derrière moi, puis Alana et enfin Mark. Et à partir de maintenant, on reste ensemble, plus question d’explorer chacun de son côté. On doit être aux aguets, tenter de repérer le moindre détail inhabituel : un rocher bizarre, une inscription sur la paroi.

Ils grimpèrent le long d’un boyau dont la hauteur ne posait pas de problème, mais si étroit qu’ils s’écorchaient les épaules à chaque instant. La pente était forte et leurs pas incertains tant ils risquaient de se tordre les chevilles. Bien qu’attentive à ses mouvements, Linda remarqua le fil avant de buter dessus.

C’était un fin câble de cuivre tendu à hauteur de tibias, rivé à une paroi grâce à une vis en fer mais dont l’autre fixation se perdait dans l’obscurité. Elle le montra aux autres et l’enjamba avec précaution.

Trente mètres environ après le fil de cuivre, la galerie en pente débouchait dans une petite salle basse de plafond qu’ils ne purent atteindre qu’en rampant sous un chevalet en bois disposé à l’entrée. Ils se rendirent compte, alors, que le fil de cuivre était attaché à un levier en métal inséré dans un dispositif destiné à basculer en arrière une fois enclenché. Ce dispositif, à son tour, libérerait une grosse boule en pierre posée sur une étagère creusée dans la pierre. Après avoir roulé le long de la galerie, elle aurait sans nul doute aplati un homme contre le sol rocheux.

— On devrait la libérer, dit Mark, qui, comme un gamin, avait surtout envie de la voir dévaler la galerie en pente.

— Pas question, dit Alana.

En bonne archéologue, elle détestait l’idée qu’on pût déranger une découverte.

— On va trouver un compromis, fit Linda.

Elle glissa un caillou sous la boule en pierre, en sorte que même si quelqu’un s’empêtrait dans le fil de cuivre, il empêcherait la pierre de bouger.

La salle révélait la présence d’autres objets manufacturés : une commode en bois dépourvue de tiroirs, un fourreau de cimeterre en cuivre martelé, ayant visiblement appartenu à un pirate barbaresque, quelques longueurs de filin, et une demi-douzaine de minces baguettes en métal où Mark vit des refouloirs à canon. Ils profitèrent de ce répit pour changer les batteries de leurs lampes et poursuivirent leur exploration.

Trois galeries différentes partaient de cette salle. Ils explorèrent la première sans encombre, mais dans la deuxième, Linda posa le pied sur un dispositif dissimulé. Elle sentit son pied s’enfoncer un tout petit peu, mais comprit aussitôt qu’ils allaient avoir des ennuis.

Juste sous le sol sablonneux, on avait enfoui une planche. Le poids de Linda suffit à faire frotter un morceau de fer contre une pierre à briquet, produisant une étincelle qui enflamma un cordon. Le baril disposé au fond du trou contenait assez de poudre pour les tuer tous les quatre.

Linda bondit en arrière, et, dans un tackle qui aurait fait la fierté d’un rugbyman professionnel, repoussa ses trois compagnons tellement fort qu’ils tombèrent les uns sur les autres. Mais l’explosion n’eut pas lieu. La poudre se mit à brûler, dégageant une flamme vacillante et remplissant la galerie d’une fumée blanche nauséabonde. Au cours des deux siècles écoulés, l’acidité de la poudre avait entamé le bois du baril, et, n’ayant plus rien pour contenir le feu, cette poudre ne pouvait plus exploser.

— Tout le monde va bien ? demanda Linda lorsque la poudre eut cessé de se consumer.

— Oui, je crois, dit Alana en toussant.

— J’ai l’impression d’avoir fait trois rounds avec Eddie dans son dojo, dit Eric en se massant les côtes là où Linda l’avait frappé de son épaule. Jamais j’aurais cru que quelqu’un d’aussi petit pouvait frapper aussi dur.

— Eh oui, c’est fou ce qu’on arrive à faire avec un peu d’adrénaline. Le fait que cette galerie soit piégée me dit qu’on est sur la bonne voie.

Ils poursuivirent leur chemin. La galerie se mit à monter. Impossible de savoir à quelle profondeur ils étaient précédemment descendus ni leur position par rapport aux berges de la rivière, mais ils avaient tous le sentiment de toucher au but.

Dans le sable, les traces de pas de ceux qui avaient installé tous ces pièges prouvaient qu’on s’était beaucoup activé dans cette partie de la grotte. Deux fois encore, Linda s’immobilisa pour inspecter le sol, mais ils ne trouvèrent pas d’autres charges explosives.

Soudain, la galerie forma un coude. Linda inspecta le coin et découvrit une porte en fer encastrée dans le rocher. Le métal arborait une teinte de rouille, certainement due à l’humidité de l’air à l’époque où la rivière coulait encore. Ni verrou ni serrure. La porte se présentait comme une simple plaque de métal, ce qui voulait dire que les gonds se trouvaient de l’autre côté.

Linda mit un genou en terre pour fouiller dans son sac.

Mark s’approcha alors de la porte, et, les bras écartés, s’écria d’une voix théâtrale :

— Sésame, ouvre-toi.

Le panneau ne bougea pas. Il jeta un coup d’œil à Alana.

— Un instant, je me suis dit que ça allait marcher.

— Ça, ça marchera, dit Linda qui tenait à la main un bloc de plastic.

Elle utilisa un morceau de carton tiré de sa trousse de premiers secours, qu’elle glissa entre la porte et le montant pour déterminer de quel côté se trouvaient les gonds et disposa les charges au bon endroit. Puis elle choisit deux crayons détonateurs à deux minutes et les enfonça dans l’explosif.

— On y va ? dit-elle doucement.

Tous les quatre se reculèrent d’une cinquantaine de mètres à l’intérieur de la galerie. La distance étouffa le bruit de la détonation, mais l’onde de choc fit flotter leurs vêtements.

En s’approchant, ils découvrirent que la porte avait été arrachée de ses gonds et projetée à l’intérieur d’une salle.

A la différence des précédentes, celle-ci offrait de vastes proportions et le rayon de leurs lampes n’en atteignait pas l’extrémité, ni d’un côté ni de l’autre. Le plafond se trouvait à une hauteur d’environ douze mètres. Cette salle semblait constituée de grès, comme depuis le début de leur périple, mais la paroi sur leur droite était constituée de gravats, probablement dus au fait que Henry Lafayette avait fait sauter l’entrée de la grotte avant de s’en retourner dans son pays.

Sur leur gauche, ils avisèrent une plate-forme élevée qui avait dû servir de quai à Suleiman Al-Jama. Et attaché à ce quai, légèrement penché parce que sa quille reposait sur le sol, l’infâme vaisseau pirate, le Saqr.

Le mât avait été abaissé et les gréements rangés pour lui permettre de pénétrer dans la grotte, mais en dehors de cela, le navire semblait tout à fait capable de reprendre la mer tant la sécheresse de l’air avait bien conservé sa coque en bois. De là où ils se trouvaient, la gueule des longs canons de poupe semblaient autant d’énormes trous noirs.

En l’inspectant de plus près, depuis le quai, ils reconnurent les dommages causés par son affrontement avec le ketch américain, le Siren.

Une canonnade avait emporté des morceaux de bastingage, et en une dizaine d’endroits, le feu avait roussi le pont. Un canon manquait et vu les dégâts autour de l’endroit où il se trouvait, il avait dû exploser à un moment quelconque de la bataille et basculer par-dessus bord.

— C’est absolument sidérant, dit Alana, la gorge serrée. C’est un morceau d’histoire.

— On entendrait presque le fracas de la bataille, renchérit Mark.

Il y avait encore beaucoup de choses à explorer, mais pendant un long moment encore, ils demeurèrent là, fascinés, à contempler le navire pirate.

Un mouvement sur sa droit attira l’attention d’Eric et le tira de sa rêverie. Il braqua le rayon de sa lampe sur les restes d’un chambranle de porte au moment même où une silhouette se glissait à travers. Il s’apprêtait à crier lorsqu’un fusil d’assaut ouvrit le feu à trois mètres de là où se trouvait le premier homme, déchirant l’obscurité de sa flamme.

Dans la demi-seconde précédant sa réaction, il aperçut plusieurs hommes dans la pénombre. D’autres armes se mirent alors à cracher leurs rafales de balles.

Comment les hommes d’Al-Jama avaient-ils pu découvrir le lieu aussi rapidement ? En tout cas, ils étaient là et presque trois fois plus nombreux qu’eux. En outre, ils disposaient de plus de munitions parce que préparés au combat et tenaient l’unique voie de sortie de la grotte.