Washington D.C.
Saint Julian Perlmutter cala son imposant postérieur à l’arrière de sa Rolls Royce Silver Dawn, modèle 1955, prit la flûte de champagne posée sur la tablette devant lui, en avala une petite gorgée et poursuivit sa lecture. A côté de la flûte de champagne et des canapés, se trouvaient des photocopies des lettres adressées à l’amiral Charles Stewart tout au long de son incroyable carrière. Stewart avait servi tous les présidents des Etats-Unis depuis John Adams jusqu’à Abraham Lincoln, et avait reçu plus de commandements qu’aucun autre officier dans toute l’histoire américaine. Quant aux originaux des lettres, ils se trouvaient en sûreté dans le coffre de la Rolls.
Peut-être l’un des plus grands historiens de la marine au monde, Perlmutter déplorait qu’un philistin leur eût fait subir l’outrage de la photocopie : la lumière endommage le papier et fait pâlir l’encre, mais en dépit de cette gaffe, il n’en boudait pas moins son plaisir et se mit à lire les copies dès qu’il eut quitté Cherry Hill, dans le New Jersey.
Cela faisait des années qu’il recherchait ces documents, et il lui avait fallu user de tout son charme (et de son carnet de chèques) pour éviter qu’ils ne finissent dans quelque boîte à archives de l’Etat. Si les lettres devaient se révéler sans intérêt, il projetait de garder les copies pour sa documentation personnelle et de faire don des originaux, ce qui lui permettrait une belle déduction fiscale.
Il jeta un coup d’œil par la vitre. Comme d’habitude, la circulation dans la capitale était cataclysmique, mais Hugo Mulholland, son chauffeur de longue date, s’en sortait bien. La Rolls glissait sur la I-95 comme si elle était la seule voiture sur terre.
La correspondance était passée de génération en génération dans la famille Stewart, mais la branche qui la détenait en dernier se mourait. Le seul enfant de Mary Stewart Kilpatrick, dont Perlmutter venait de quitter la maison, ne s’y intéressait pas le moins du monde, et son unique petit-fils était un autiste profond. Saint Julian ne regrettait pas le prix qu’il les avait payées, sachant que cet argent servirait à l’enfant.
La lettre qu’il lisait à présent était adressée au ministre de la Guerre, Joel Roberts Poinsett, et avait été écrite à l’époque où il exerçait pour la première fois le commandement de l’arsenal maritime de Philadelphie, entre 1838 et 1841. Le contenu des lettres était plutôt austère : listes de marchandises à expédier, progrès dans les réparations d’une frégate, remarques à propos de la qualité des voiles reçues. Bien que compétent, on sentait que Stewart aurait mille fois préféré commander un navire.
Perlmutter posa la lettre à côté de lui et engloutit un canapé qu’il fit passer avec une gorgée de champagne avant d’entreprendre la lecture d’une nouvelle lettre, écrite à Stewart par un maître d’équipage qui avait servi sous ses ordres pendant les guerres barbaresques. L’écriture était à peine lisible, et l’auteur, un certain John Jackson, ne semblait guère instruit. Il rappelait avoir participé à l’incendie du USS Philadelphia et à la bataille navale qui s’était ensuivie avec le Saqr, un navire pirate.
Saint Julian connaissait bien cette histoire. Il avait lu le récit de première main de l’incendie de la frégate américaine, rédigé par le capitaine Decatur, mais sur l’affrontement avec le Saqr, il n’y avait guère d’autre document que le rapport de Stewart au ministère de la Guerre.
En lisant la lettre, Saint Julian avait presque l’impression de sentir l’odeur de poudre à canon et d’entendre les hurlements de l’équipage lorsque le Saqr avait lâché une bordée après avoir attiré le Siren à portée de ses batteries.
Dans sa lettre, Jackson s’enquérait du sort du commandant en second du brick, Henry Lafayette. Perlmutter se rappelait que le jeune lieutenant avait sauté à bord du navire tripolitain quelques instants avant le déclenchement de la canonnade, et qu’il avait probablement été tué, puisque aucune rançon n’avait été réclamée par la suite.
Se rendant alors compte qu’il s’était trompé, il poursuivit sa lecture, intrigué. Jackson avait vu Lafayette se battre avec le capitaine du Saqr, puis les deux hommes avaient basculé par-dessus bord. « Notre gars est tombé dans la mer avec ce démon de Suleiman Al-Jama. »
Le nom fit tressaillir Perlmutter. Ce n’était pas le contexte historique qui l’avait alerté, car il se rappelait à peine le nom du pirate, mais son incarnation moderne : Suleiman Al-Jama était le nom de guerre d’un terroriste à peine moins recherché qu’Oussama Ben Laden.
Le moderne Al-Jama, qui apparaissait dans plusieurs vidéos de décapitation, était la figure spirituelle de référence pour d’innombrables terroristes qui s’étaient fait sauter avec une bombe au Moyen-Orient, au Pakistan et en Afghanistan. Son plus beau fait d’armes avait été un assaut contre un poste de l’armée pakistanaise, qui avait entraîné la mort d’une centaine de soldats.
Saint Julian parcourut la pile de lettres pour voir si Stewart lui avait répondu et gardé une copie, comme il le faisait d’ordinaire, et il trouva effectivement une missive adressée à John Jackson. Il la lut avec stupéfaction, puis la relut, plus lentement. Il se renfonça ensuite dans son siège, faisant crisser le cuir sous son poids. Y avait-il des implications contemporaines à ce qu’il venait de découvrir ? Probablement pas, se dit-il.
Il s’apprêtait à parcourir une autre lettre lorsqu’il se ravisa. Et si cette information intéressait le gouvernement ? Ils n’en tireraient probablement rien, mais ce n’était pas à lui d’en décider.
D’habitude, quand il tombait sur quelque chose d’intéressant, il transmettait l’information à son ami Dirk Pitt, le directeur de la National Underwater and Marine Agency, mais il avait le sentiment que cette fois-ci, cela ne relevait pas du champ de compétence de la NUMA. Perlmutter était un vieil habitué de Washington et il avait des contacts partout. Il savait qui appeler.
Le téléphone de la voiture était en bakélite et arborait un cadran rotatif. Perlmutter détestait les téléphones portables et n’en possédait pas. Son gros doigt parvint à peine à s’insérer dans les trous du cadran.
— Allô ? dit une voix de femme.
Saint Julian l’avait appelée sur sa ligne directe, évitant ainsi l’armée des secrétaires.
— Salut, Christie, c’est Saint Julian Perlmutter.
— Saint Julian ! s’écria Christie Valero. Ça fait une éternité. Comment vas-tu ?
Saint Julian se frotta la panse, qu’il avait proéminente.
— Tu me connais. Je ne perds jamais mon temps.
— Je n’en doute pas. Est-ce que tu as fait la recette des coquilles Saint-Jacques de ma mère, depuis que tu as réussi à me l’extorquer ?
En dehors de son érudition en matière de marine, Perlmutter avait une solide réputation de gourmet et de bon vivant.
— Elle fait maintenant partie de mon répertoire. Quand tu voudras la goûter, tu n’auras qu’à me passer un coup de fil.
— Je n’oublierai pas. Tu sais que je suis incapable de suivre une recette plus compliquée que « percez le couvercle et placez le récipient au micro-ondes ». Bon, s’agit-il d’un appel de courtoisie ou bien as-tu quelque chose en tête ? Je suis un peu débordée en ce moment. La conférence n’a lieu que dans quelques mois, mais madame le dragon nous rend fous.
— Ça n’est pas une façon de parler d’elle, la reprit-il doucement.
— Tu plaisantes ? Fiona adore ça.
— Je te crois sur parole.
— Bon, qu’y a-t-il ?
— Je viens de tomber sur quelque chose d’intéressant, et je me suis dit que tu serais heureuse d’être la première à l’apprendre.
Il lui rapporta la teneur de la lettre adressée à Charles Stewart par son ancien maître d’équipage.
Lorsqu’il eut terminé, Christie Valero ne lui posa qu’une seule question :
— Dans combien de temps peux-tu être à mon bureau ?
— Hugo, fit Saint Julian après avoir reposé le combiné du téléphone. On va à Foggy Bottom. Notre sous-secrétaire d’Etat chargée du Moyen Orient a envie de bavarder avec moi.