Quatre mois plus tard, au large des côtes somaliennes.
L’étrave d’un cargo de cent soixante-dix mètres de long déchirait la surface bleue et translucide de l’océan Indien. Bien qu’un énorme panache de fumée noire s’échappât de son unique cheminée, le navire avançait à peine. Visiblement, il avait dépassé depuis longtemps l’âge de sa mise à la ferraille.
Il était si bas sur l’eau qu’au départ de Bombay, il avait dû décrire un large cercle pour éviter les tempêtes, car les vagues de plus d’un mètre vingt déferlaient sur le pont. En outre, il donnait de la gîte sur bâbord et se remplissait un peu d’eau de ce côté. La coque peinte d’un vert improbable s’ornait par endroits de taches d’autres couleurs, lorsque l’équipage en repeignant avait manqué de peinture d’origine. De longues traînées de rouille s’étalaient sous les dalots et l’on avait fixé de larges plaques de métal pour consolider des structures affaiblies.
La superstructure du cargo se situait un peu en arrière, ménageant trois espaces de stockage sur le pont avant et deux sur le pont arrière. Les trois grues étaient rouillées et leurs câbles s’effilochaient. Les ponts eux-mêmes étaient encombrés de barils et de diverses pièces mécaniques de rebut. Aux endroits où le bastingage rouillé avait disparu, l’équipage avait tendu des chaînes.
Tout cela, les hommes qui observaient le cargo depuis le bateau de pêche l’avaient évidemment remarqué, mais ils n’étaient pas en position de faire les difficiles.
Le capitaine somali était un homme maigre, le visage taillé à coups de serpe, avec une dent manquante au milieu de la bouche. Ses autres dents étaient vilainement cariées et ses gencives noirâtres. Il s’entretint brièvement avec trois hommes parmi la foule présente sur le pont puis saisit le micro d’un transmetteur radio.
— Allô, le cargo ?
En dépit d’un fort accent, il parlait l’anglais de façon compréhensible.
Un instant plus tard, une voix retentit dans le petit haut-parleur.
— Etes-vous le bateau de pêche à bâbord de mon navire ?
— Oui. On a besoin docteur. Quatre marins à moi sont très malades. Vous avez ?
— L’un de nos officiers a été médecin de la Navy. Quels sont les symptômes ?
— Je connais pas le mot sinthome.
— Comment sont-ils malades ? demanda l’opérateur radio du cargo.
— Ils vomissent beaucoup depuis beaucoup de jours. Mauvaise nourriture, je crois.
— C’est bon. Je pense qu’on peut s’en occuper. Rangez-vous le long de notre navire, à hauteur de la superstructure. Nous allons ralentir le plus possible, mais nous ne pourrons pas nous immobiliser complètement. Vous comprenez ?
— Oui, oui. Je comprends. Vous pouvez pas arrêter. Ça va, dit l’homme qui répondait au nom de Hakim.
Il adressa un sourire carnassier à ses compagnons et s’adressa à eux dans sa langue.
— Ils m’ont cru. Ils ne vont pas s’arrêter, probablement parce que leurs machines auraient du mal à repartir, mais ça ira quand même. Abdi, prends la barre, va te ranger sous la superstructure et garde la même allure qu’eux.
— D’accord.
— On y va, dit-il aux deux hommes qui étaient restés avec lui.
Ils retrouvèrent alors quatre hommes qui se tenaient jusqu’alors dans la cabine, sous le poste de pilotage. Ces hommes s’étaient entouré les épaules de vieilles couvertures et marchaient comme s’ils étaient perclus de crampes.
Le cargo avait beau être plus grand que le bateau de pêche, il était si bas sur l’eau que son bastingage surplombait à peine celui des Somalis. Des membres de l’équipage du cargo lâchèrent des pneus en guise de protection et retirèrent une partie du bastingage pour permettre le transfert des malades. Hakim en compta quatre. L’un d’eux, un Asiatique de petite taille, portait une chemise d’uniforme ornée d’épaulettes noires. L’autre était soit africain soit antillais, quant aux deux autres il n’aurait su dire d’où ils venaient.
— Vous êtes le capitaine ? lança Hakim à l’officier.
— Oui. Le capitaine Kwan.
— Merci pour faire ça. Mes hommes sont malades, mais nous devons rester à la mer pour pêcher des poissons.
— Je ne fais que mon devoir, répondit Kwan d’un air un peu hautain. Votre bateau devra rester contre le nôtre le temps que nous soignions vos hommes. Nous faisons route vers le canal de Suez et nous ne pouvons pas faire un détour pour les amener à terre.
— Ça n’est pas problème, fit Hakim avec un sourire onctueux tout en jetant au marin africain du cargo un filin que celui-ci amarra au bastingage.
— C’est bon, allez-y, dit alors Kwan.
Hakim aida l’un de ses hommes à grimper sur le bastingage de leur bateau. Il y avait moins de trente centimètres d’espace entre les deux bâtiments et comme la mer était d’huile, il risquait peu de glisser. Les deux hommes grimpèrent à bord du cargo et s’écartèrent pour laisser monter les deux suivants.
C’est à ce moment-là que le capitaine Kwan comprit son erreur.
D’un même mouvement, les quatre hommes venaient en effet de jeter bas leurs couvertures, révélant des AK-47 aux crosses sciées. Aziz et Malik, les deux autres marins du bateau de pêche, saisirent des armes identiques dans un coffre en bois et se ruèrent à leur tour sur le cargo.
— Des pirates ! s’écria Kwan avant qu’on lui enfonce dans l’estomac le canon du fusil d’assaut.
Les mains sur le ventre, il tomba à genoux. Hakim tira un pistolet dissimulé dans le creux de ses reins, tandis que ses hommes éloignaient l’équipage du cargo du bastingage, hors de vue de ceux qui auraient pu les apercevoir depuis la passerelle.
Le chef somali remit le capitaine sur ses pieds et lui appuya le canon de son pistolet sur le cou.
— Faites ce qu’on dit et personne sera tué.
Un éclair de défiance passa dans les yeux de Kwan, mais si bref que le pirate ne s’en aperçut pas. Il acquiesça d’un air gauche.
— Amenez-nous à la salle radio, reprit Hakim. Vous dites à votre équipage que vous allez faire réunion dans le mess. Tout le monde doit être là. Si nous, on trouve quelqu’un sur le bateau, on le tue.
Pendant ce temps-là, ses hommes entravaient avec des liens en plastique les poignets des marins. Ils en mirent trois au grand Noir musclé, au cas où.
Tandis qu’Aziz et Malik se chargeaient des marins, Kwan conduisait Hakim et les quatre pirates « malades » dans la superstructure. Le système de climatisation fonctionnait si mal, qu’à l’intérieur, il faisait à peine moins étouffant qu’à l’air libre. Les coursives semblaient n’avoir jamais été nettoyées depuis le lancement du navire, le linoléum du sol était fendu et craquelé, et dans tous les coins s’amoncelaient des tapons de poussière de la taille de gros lièvres.
Il leur fallut moins d’une minute pour atteindre la passerelle où se tenaient un homme derrière la grosse barre en bois et un officier penché sur une table encombrée de restes de nourriture et à moitié recouverte par une carte si vieille et aux couleurs si défraîchies qu’on s’attendait à y voir figurer les côtes de la Pangée. Les vitres étaient rendues presque totalement opaques par le sel.
— Comment ça s’est passé avec les pêcheurs ? demanda l’officier sans lever les yeux.
N’obtenant pas de réponse immédiate, il leva la tête et découvrit les quatre pirates qui tenaient en joue toute la salle avec leurs fusils, et son capitaine, la tête penchée sous la pression du pistolet contre son cou.
— Pas d’héroïsme, dit Kwan. Ils m’ont promis de ne faire de mal à personne si on obéit à leurs ordres. Ouvrez un canal de diffusion intérieure, s’il vous plaît, monsieur Maryweather.
— Bien, capitaine.
Le jeune officier, Duane Maryweather, appuya sur le bouton de l’interphone situé près de la radio de bord, puis tendit le micro au capitaine.
Hakim enfonça le canon de son pistolet dans le cou de Kwan.
— Si vous donnez l’alerte, je vous tue tout de suite, et mes hommes massacrent votre équipage.
— Vous avez ma parole.
Il prit le micro et les haut-parleurs disséminés dans tout le navire répercutèrent sa voix :
— Ici le capitaine. Tous les membres de l’équipage doivent se rendre au mess immédiatement. Y compris les marins et officiers affectés aux machines.
— Ça suffit, dit Hakim en lui reprenant le micro. Abdoul, prends la barre.
Il agita son pistolet en direction de Maryweather et de l’homme de barre.
— Vous deux, à côté du capitaine.
— Vous ne pouvez pas laisser un seul homme à la barre, protesta Kwan.
— C’est pas le premier bateau qu’on prend.
— Non, j’imagine.
En l’absence d’appareil d’Etat stable, la Somalie était la proie de seigneurs de la guerre rivaux, dont certains avaient recours à la piraterie pour financer leurs armées. Les eaux de la corne de l’Afrique en étaient devenues parmi les plus dangereuses du monde. Chaque jour ou presque, des navires étaient attaqués ; les Etats-Unis et d’autres grandes puissances maintenaient bien une présence navale dans la région, mais la mer était trop vaste pour que leurs vaisseaux de guerre puissent protéger tous les navires croisant au large des côtes. Les pirates utilisaient d’habitude des vedettes rapides et au début volaient surtout à bord l’argent liquide et les valeurs ; mais rapidement, ils n’en restèrent pas là. A présent, les navires étaient détournés, leurs cargaisons vendues au marché noir et les équipages soit abandonnés sur des chaloupes, soit détenus en attente d’une rançon versée par les armateurs, soit purement et simplement tués.
Si les attaques se faisaient de plus en plus sauvages, la taille des navires augmentait également. Au début, les pirates s’attaquaient surtout aux petits cargos faisant du cabotage, mais ils s’en prenaient désormais aux pétroliers, aux porte-conteneurs, et avaient même un jour arrosé pendant un quart d’heure un paquebot d’un feu nourri d’armes automatiques. Récemment, un nouveau seigneur de la guerre avait commencé à mettre au pas les autres pirates de la côte nord, espérant bien, à terme, s’assurer la vassalité de tous ceux de la région.
Il s’appelait Mohammed Didi et avait combattu dans la capitale, Mogadiscio, au milieu des années 1990, période chaotique au cours de laquelle l’ONU tentait de sauver de la famine un pays en proie à une terrible sécheresse. Il s’était fait un nom en pillant les convois d’aide humanitaire, mais avait définitivement établi sa réputation avec l’affaire du Black Hawk Down, lorsqu’il avait détruit un Humvee au lance-roquettes en attaquant une position américaine. Il avait ensuite sorti les corps du véhicule carbonisé et les avait découpés en morceaux à la machette.
Après le retrait sans gloire des marines américains, Didi avait affirmé son pouvoir jusqu’à devenir l’un des nombreux seigneurs de la guerre se partageant le pays. Puis, en 1998, il avait participé aux attentats d’Al-Qaida contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie. Au cours des semaines précédant l’attaque, il avait donné asile aux terroristes et même fourni des guetteurs. Inculpé par la Cour pénale internationale de La Haye, avec un demi-million de dollars de récompense pour sa capture, Didi savait que tôt ou tard, l’un de ses rivaux serait trop heureux de toucher le magot. Il déplaça le théâtre de ses opérations dans une région de marais côtiers, à cinq cents kilomètres au nord de Mogadiscio.
Avant son arrivée, la plupart des victimes de la piraterie étaient relâchées immédiatement. C’était Didi qui avait initié la pratique des demandes de rançon. S’il ne parvenait pas à en obtenir le versement, ou si à son avis les négociations traînaient en longueur, il faisait massacrer les équipages sans le moindre état d’âme. Le bruit courait qu’il portait un collier de dents en or prélevées sur les mâchoires des hommes qu’il avait personnellement tués. Les pirates qui s’étaient emparés du vieux cargo avaient prêté allégeance à Didi.
Hakim et l’un de ses hommes forcèrent le capitaine Kwan à les conduire à son bureau, tandis que les autres pirates amenaient les marins de la passerelle jusqu’au mess. Le bureau de Kwan jouxtait sa cabine, un pont en dessous du poste de pilotage. Aménagées de façon spartiate, les deux pièces étaient cependant très propres et seules deux taches de peinture apparaissaient sur les parois métalliques. Sur son bureau vide, Kwan avait disposé la photo encadrée d’une femme, vraisemblablement son épouse.
Une lumière blafarde filtrait par l’unique hublot.
— Montrez-moi le manifeste de l’équipage, dit Hakim.
Kwan s’approcha d’un coffre boulonné au sol, derrière sa table, et entreprit de composer le code.
— Quand la porte s’ouvre, vous reculez, ordonna le pirate.
Kwan lança un regard par-dessus son épaule.
— Je vous assure que nous n’avons pas d’armes.
Mais il s’exécuta et recula d’un pas après avoir ouvert le coffre.
Couvert par la Kalachnikov de son complice, Hakim vida un à un les dossiers qu’il jetait au fur et à mesure sur le bureau du capitaine. Soudain, il poussa une exclamation en découvrant une grosse enveloppe pleine de billets de différentes monnaies. Il renifla avec délice une liasse de billets de cent dollars.
— Combien il y a ?
— Douze mille dollars, peut-être un peu moins.
Hakim fourra l’enveloppe dans l’échancrure de sa chemise, puis poursuivit sa fouille jusqu’à découvrir ce qu’il cherchait. Il ne savait lire ni le somali ni l’anglais, mais il avait reconnu les passeports. Il y en avait vingt-deux en tout. Il en retira ceux de Kwan, de Duane Maryweather et de l’homme de barre. Il trouva également ceux des trois hommes présents au moment où ils avaient abordé le navire. Il se montra enchanté. Ils s’étaient déjà emparés d’un quart de l’équipage.
— Et maintenant, amenez-nous au mess.
A leur arrivée, la salle brillamment éclairée était pleine de monde ; certains marins fumaient, ce qui avait l’avantage de couvrir un peu l’odeur de sueur. Il y avait là des marins et de toutes nationalités, et même sans les armes pointées sur eux, ils faisaient peine à voir. Visiblement, ces hommes n’avaient tant entretenu ce vieux rafiot bon pour la ferraille que parce qu’ils savaient ne pouvoir trouver d’engagement sur un autre navire.
L’un des marins tenait un chiffon ensanglanté sur l’arrière de son crâne : de toute évidence, il avait fait quelque chose qui avait déplu à l’un des pirates.
— Que se passe-t-il, capitaine ? demanda le chef mécanicien dont la combinaison était tachée de graisse.
— A votre avis ? Des pirates se sont emparés du navire.
— Silence ! rugit Hakim.
Il parcourut le paquet de passeports trouvés dans le bureau de Kwan et compara photos et visages jusqu’à être sûr que tous les membres de l’équipage étaient présents. Il avait un jour commis l’erreur de faire confiance au capitaine sur le nombre de marins présents à bord, mais deux d’entre eux, non signalés, avaient battu à mort l’un de ses hommes et avaient presque réussi à envoyer un message de détresse avant d’être découverts.
— Très bien. Personne joue les héros.
Il reposa les passeports et promena le regard autour de lui. Il savait reconnaître la peur dans les yeux des gens, et ce qu’il vit lui plut infiniment. Il envoya alors l’un de ses hommes sur le pont donner l’ordre à Abdi de ramener le bateau de pêche à la base le plus rapidement possible et d’annoncer la capture du cargo.
— Je m’appelle Hakim et ce bateau est maintenant à moi. Si vous obéissez à mes ordres, vous serez pas tués. Si vous essayez de fuir, vous serez abattu et votre corps ira nourrir les requins. Ces deux choses-là, il faut s’en souvenir tout le temps.
— Mes hommes obéiront à vos ordres, dit Kwan d’un air résigné. Nous ferons tout ce que vous nous direz. Nous voulons tous revoir nos familles.
— C’est très sage, capitaine. Avec votre aide, je contacterai le propriétaire du navire pour négocier votre libération.
— Ces salauds ne nous donnent même pas un pot de peinture, murmura le chef mécanicien à l’un de ses compagnons, autour de la table. Tu parles s’ils vont accepter de payer pour sauver notre peau.
Deux des pirates ramenèrent alors de la cuisine tout ce qui aurait pu être utilisé comme armes : fourchettes et couteaux de toutes sortes et posèrent le sac dans le couloir dans l’intention évidente de le jeter ensuite par-dessus bord.
— Ces types savent ce qu’ils font, murmura Duane au radio. Dès qu’ils auraient eu le dos tourné, moi je serais allé chercher un couteau.
Mais Maryweather ne s’était pas rendu compte que l’un des pirates se tenait juste derrière lui. Il reçut un coup de Kalachnikov sur le crâne et s’effondra sur la table en formica. Lorsqu’il releva la tête, il saignait du nez.
— Encore un mot, et on vous tue, dit Hakim d’une façon qui ne laissait guère de doute sur ses intentions. Je vois qu’il y a des toilettes à côté du mess, alors vous allez tous rester ici. Il n’y a qu’une seule sortie : la porte sera fermée de l’extérieur et gardée. (Il s’adressa alors à ses hommes en somali.) Allons voir ce que transporte ce cargo.
Ils quittèrent la salle et entourèrent la poignée avec un gros fil de fer qu’ils attachèrent à une rambarde de l’autre côté de la coursive. Hakim ordonna à l’un de ses hommes de garder la porte, puis ils entreprirent la fouille du cargo.
En dépit des dimensions imposantes du navire, les espaces intérieurs étaient remarquablement petits. La partie arrière était bloquée par des rangées de conteneurs tellement serrés les uns contre les autres que même le pirate le plus mince ne pouvait s’y faufiler. Il leur faudrait attendre l’arrivée au port pour voir ce qu’ils recelaient. En revanche, ce qu’ils découvrirent dans les trois espaces de l’avant rendait superflue toute fouille des conteneurs, en tout cas pour l’instant. Au milieu des pièces de machines éparses, de moteurs de voiture indiens et de plaques de tôle, ils découvrirent six pick-up. Equipés d’une mitrailleuse, ces véhicules jouissaient d’un grand succès dans toute l’Afrique. Il y avait aussi un camion plus gros, mais il avait l’air en mauvais état et ne devait probablement pas rouler. Le navire transportait également des palettes de sacs de blé portant le logo d’une organisation humanitaire, mais le butin le plus intéressant était constitué de centaines de fûts de nitrate d’ammonium. Utilisé avant tout comme engrais, le nitrate d’ammonium, mélangé à du gazole, formait un puissant explosif. Il y avait là de quoi faire sauter la moitié de Mogadiscio si Mohammed Didi en exprimait le désir.
Hakim savait que l’exil de Didi dans les marais n’avait pas un caractère définitif. Il évoquait sans cesse son retour dans la capitale et l’affrontement décisif avec les autres seigneurs de la guerre. Cette énorme quantité d’explosifs lui donnerait à coup sûr un avantage décisif. Dans un mois, voire moins, Didi serait le maître de toute la Somalie, et lui, Hakim, recevrait les plus extraordinaires récompenses pour s’être emparé du cargo.
Il regrettait à présent d’avoir renvoyé Abdi aussi vite, mais il n’y pouvait plus rien. Leur petit transmetteur radio ne portait pas au-delà de quelques kilomètres et le bateau de pêche était déjà loin.
Il retourna sur le pont fumer le cigare cubain trouvé dans la cabine du capitaine. Le soleil descendait rapidement à l’horizon, incendiant le ciel d’une couleur de bronze. Mais Hakim et sa bande de pirates n’étaient pas sensibles aux beautés du crépuscule. Bas et cruels, ces hommes ne songeaient qu’à ce qui pouvait leur être utile. On pouvait certes défendre l’idée qu’après tout ils n’étaient que le produit de leur pays dévasté, qu’ils n’avaient eu aucune chance de se sortir de leur éducation à la brutalité ; pourtant l’immense majorité des Somaliens n’avaient jamais touché une arme de leur vie, et ceux qui s’enrôlaient dans les milices des seigneurs de la guerre ne le faisaient que par goût de la domination qu’ils pouvaient exercer sur les autres, comme sur l’équipage de ce navire.
Il jouissait de voir le capitaine baisser humblement la tête. Il aimait la peur qu’il lisait dans les yeux des marins. Dans la cabine, il avait trouvé une photo du capitaine en compagnie d’une femme, probablement son épouse, et l’idée de pouvoir la rendre veuve le remplissait d’aise.
Aziz et Malik firent leur apparition sur la passerelle, vêtus de vêtements trouvés dans les cabines des officiers. Aziz, âgé seulement de vingt-cinq ans mais qui avait déjà à son actif une dizaine de détournements de navires, était si maigre qu’il avait dû percer de nouveaux trous dans sa ceinture pour faire tenir son nouveau jean. Malik, âgé, lui, d’une quarantaine d’années, avait combattu l’ONU et les Américains aux côtés de Mohammed Didi. Un shrapnel reçu au cours d’un affrontement avec une milice rivale lui avait emporté la moitié du visage et entraîné de graves conséquences psychiques. Il parlait peu, et seulement pour débiter des phrases souvent incohérentes. Mais il suivait les ordres à la lettre, et Hakim ne lui en demandait pas plus.
— Allez chercher le capitaine. Je veux lui parler de la société qui possède ce navire. Je veux savoir combien, d’après lui, elle serait disposée à nous verser. (Il étudia les yeux d’Aziz.) Et laisse tomber la bang, ajouta-t-il, employant le nom local du cannabis.
Les deux pirates gagnèrent le pont principal par l’escalier. Avec le crépuscule, l’intérieur du navire était de plus en plus sombre et seules quelques lampes éclairaient les coursives. Aziz fit signe au garde de dénouer le fil de fer et dès que la porte s’entrouvrit, Malik et lui braquèrent leurs armes vers l’intérieur. Les trois hommes ne purent retenir un cri de surprise.
Le mess était vide.