Hôtel Corinthia Bab Africa, Tripoli.
L’ambassadeur Charles Moon se leva dès que son secrétaire eut ouvert la porte et s’avança vers son hôte.
— Monsieur le ministre, dit Moon d’un ton grave, je vous suis reconnaissant de prendre sur votre temps pour venir me voir.
— Dans des circonstances aussi dramatiques, répondit Ali Ghami, le président Kadhafi aurait aimé vous faire part personnellement de son inquiétude, mais les affaires de l’Etat l’accaparent beaucoup. Je vous prie de voir dans mon humble présence le signe que nous partageons votre angoisse face à un événement aussi désastreux.
L’ambassadeur américain saisit la main que lui tendait le ministre libyen des Affaires étrangères et lui fit signe de prendre place sur le canapé disposé près de la haute fenêtre s’ouvrant sur la Méditerranée. Au loin, un pétrolier s’éloignait vers l’ouest. Les deux hommes s’assirent.
Alors que Moon, plutôt de petite taille, portait son costume comme un sac en toile de jute, le ministre libyen, bel homme, les cheveux parfaitement coiffés, était vêtu d’un élégant complet Savile Row et arborait de belles chaussures impeccablement cirées. Il parlait un anglais parfait avec une légère pointe d’accent qui ajoutait encore à son exquise distinction. Il croisa les jambes et effaça d’un geste un pli à son pantalon.
— Mon gouvernement tient à vous assurer que nos équipes de secours fouillent sans relâche la région et que nous avons également dépêché des avions de reconnaissance. Nous sommes déterminés à savoir ce qu’il est advenu de l’avion de Mme Katamora.
— Nous vous en sommes infiniment reconnaissants, répondit Charles Moon d’un ton très formel.
Diplomate de carrière, Moon savait bien que le ton de leur conversation était aussi important que les mots prononcés.
— Les mesures qu’a prises votre gouvernement répondent tout à fait à notre attente. Votre visite seule me dit à quel point vous prenez au sérieux ce qui pourrait se révéler une terrible tragédie.
— Je sais que la coopération entre nos deux pays n’en est encore qu’à ses balbutiements. Vous ne disposez même pas d’une ambassade et devez travailler dans une suite d’hôtel, mais je ne veux pas que cette situation puisse compromettre ce qui a débuté sous les meilleurs auspices.
Moon acquiesça.
— Depuis la reprise de nos relations en mai 2006, votre gouvernement nous a constamment soutenus, et cette fois-ci, je ne crois pas du tout qu’il puisse s’agir d’un acte, disons… délibéré. A moins que d’autres éléments apparaissent au grand jour, nous considérons cela comme un tragique accident.
Ce fut au tour de Ghami d’acquiescer.
— Oui, un tragique accident.
— Mon gouvernement pourrait-il faire quelque chose pour vous aider ? demanda Moon qui connaissait pourtant déjà la réponse. Le porte-avions Abraham Lincoln se trouve en ce moment à Naples et pourrait contribuer aux recherches d’ici un jour ou deux.
— Rien ne me plairait plus que d’accéder à votre proposition, monsieur l’ambassadeur, mais je crois que nos équipes de recherche, aussi bien civiles que militaires, suffisent amplement à la tâche. Je préfère ne pas imaginer les conséquences diplomatiques si par malheur un nouvel accident d’avion venait à survenir. En outre, le peuple libyen n’a pas oublié la dernière fois où des avions de guerre américains ont survolé notre pays.
Il faisait référence aux bombardements du 14 avril 1986, réalisés par des FB-111, qui avaient détruit plusieurs casernes et endommagé le réseau de défense antiaérien libyen. Ces frappes avaient été la riposte à une série d’attentats à la bombe en Europe et aux Etats-Unis, attribués à un groupe soutenu par la Libye. La Libye avait bien entendu nié toute implication, mais de fait, il n’y avait plus eu de tels attentats avant ceux d’Al-Qaida, une dizaine d’années plus tard.
Un petit sourire apparut sur les lèvres d’Ali Ghami.
— Bien entendu, nous acceptons le fait que certains de vos satellites espions aient été repositionnés au-dessus de notre territoire. Si vous repérez l’avion et si vous nous faites part de sa localisation, nous saurons comment vous aurez obtenu cette information. (Moon s’apprêtait à protester, mais le Libyen l’arrêta d’un geste.) Je vous en prie, monsieur l’ambassadeur, vous n’êtes pas obligé de me répondre.
Pour la première fois depuis douze heures, lorsque le transpondeur de l’avion s’était tu, Moon se surprit à sourire.
— Je m’apprêtais seulement à vous dire que bien entendu, nous vous communiquerions l’information.
— Il y a encore autre chose à discuter, dit Ghami. A l’heure actuelle, et si vous en êtes d’accord, je ne vois pas de raison d’annuler ni même d’ajourner la prochaine conférence de paix.
— J’ai parlé avec le président ce matin, et il est du même avis. Si par malheur le pire était arrivé, ce serait faire insulte à la mémoire de Mme Katamora que de manquer une occasion unique d’apporter la stabilité à la région. Elle serait la première, je crois, à vouloir que nous agissions de la sorte.
— Au cas où, comme vous l’avez dit, le pire serait advenu, savez-vous qui représenterait votre pays à la conférence ?
— Franchement, non. Le président refuse même d’envisager une telle éventualité.
— Je comprends.
— Mme Katamora et lui étaient très proches.
— Je l’imagine bien. D’après ce que j’ai vu et lu dans la presse, c’était une femme remarquable. Excusez-moi, c’est une femme remarquable. Monsieur l’ambassadeur, je ne vais pas prendre plus longtemps sur votre temps. Je tenais simplement à vous témoigner personnellement notre inquiétude et vous assurer que nous vous tiendrons informés de nos avancées.
— Je vous en remercie.
— D’une façon plus personnelle, Charles, si c’est la volonté d’Allah, je ne la comprends vraiment pas.
Moon comprit que seul un sentiment profond pouvait lui permettre de mettre ainsi en question la volonté de Dieu.
— Merci.
L’ambassadeur des Etats-Unis raccompagna le ministre libyen des Affaires étrangères jusqu’à l’ascenseur.
— Je me demande… si l’appareil s’est écrasé, comment allons-nous procéder ?
— Je ne comprends pas, fit Ghami.
— Si l’appareil s’est écrasé, mon gouvernement va certainement demander qu’une équipe d’experts américains examine l’épave sur place. Les techniciens du National Transportation Safety Board savent parfaitement déterminer les causes d’un accident d’avion.
— Je vois, oui, dit Ghami en se passant la main sur la joue. Nous avons ici des spécialistes identiques. Cela dit, il faut que j’en parle au président.
— Très bien. Je vous remercie.
Une minute après que Moon fut retourné à son bureau, on frappa à la porte.
— Entrez.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Jim Kublicki, le chef de l’antenne de la CIA à l’ambassade.
Ancienne vedette universitaire de football américain, Kublicki travaillait pour l’agence depuis quinze ans. Presque aussi grand que le battant de la porte, il ne pouvait agir sous couverture tellement il était repérable, mais c’était un administrateur compétent et les quatre agents assignés à l’ambassade l’appréciaient et le respectaient.
— S’ils sont impliqués dans cette affaire, Ali Ghami est hors de cause, répondit Moon.
— D’après ce que j’ai appris, Ghami est le chouchou de Kadhafi. Si ce sont les Libyens qui ont abattu l’avion, il est forcément au courant.
— Dans ce cas, je suis persuadé qu’ils n’ont rien fait et qu’il s’agit d’un accident.
— On en sera vraiment sûrs quand ils auront découvert l’épave et qu’une équipe aura pu l’examiner.
— Tout à fait d’accord.
— Lui avez-vous demandé si nous pouvions faire venir une équipe du NTSB ?
— Oui. Ghami y était favorable, mais il faut d’abord qu’il en parle avec Kadhafi. Je crois qu’il ne s’attendait pas à cette requête et qu’il lui faut un peu de temps pour trouver un moyen d’accepter sans reconnaître que dans ce domaine-là, les Américains sont meilleurs qu’eux. Ils ne peuvent pas se permettre un incident diplomatique en nous opposant un refus catégorique.
— S’ils le font, ça voudra dire quelque chose, dit Kublicki, avec la paranoïa habituelle des agents secrets. Bon, comment est-il, lui ?
— Je l’avais déjà rencontré, bien sûr, mais cette fois-ci, j’ai découvert l’homme derrière les politesses diplomatiques. Il est charmeur et agréable, même en ces circonstances. J’ai bien senti qu’il était réellement choqué par ce qui s’est passé. Il a engagé sa propre réputation dans cette conférence, et ça se passe mal avant même qu’elle ait commencé. Il est furieux. Il est difficile de croire qu’un régime comme celui-ci ait pu produire un homme tel que lui.
— Quand on a renversé Saddam Hussein, Kadhafi a senti passer le vent du boulet. Après la capture de Saddam, combien de temps a-t-il fallu à la Libye pour abandonner son programme nucléaire et désavouer le terrorisme ?
— Quelques jours, me semble-t-il.
— Exactement. Quand le danger guette, on retourne sa veste.
Moon fit la moue. Il n’avait rien d’un chauvin et s’était fermement opposé à l’invasion de l’Irak, bien qu’il reconnût, à présent, que sans elle, la future conférence de paix n’aurait peut-être jamais vu le jour. Il haussa les épaules. Qui sait ? Le passé était le passé et il n’y avait aucun moyen de revenir en arrière.
— Vous avez des nouvelles ? demanda-t-il à Kublicki.
— Le NRO a transféré un de ses satellites espion du Golfe pour qu’il couvre le désert, à l’ouest de la Libye. Les spécialistes ont déjà reçu les premières images. Si l’avion est dans cette région-là, ils le découvriront.
— Ça fait quand même des milliers et des milliers de kilomètres carrés, dit Moon. Et une partie de cette région est très montagneuse.
— Ces satellites sont capables de lire une plaque minéralogique à 1 600 km d’altitude.
Moon était trop bouleversé par la situation pour lui faire remarquer que relever les détails d’une cible précise n’avait rien à voir avec fouiller une zone aussi vaste.
— Vous avez d’autres informations à me communiquer ?
Comprenant qu’on le congédiait, Kublicki se leva.
— Non, monsieur l’ambassadeur. Il n’y a plus qu’à attendre, maintenant.
— Très bien, merci. Au passage, pourriez-vous demander à ma secrétaire de m’apporter de l’aspirine ?
— Bien sûr.
L’agent secret quitta le bureau.
Charles Moon appuya ses pouces contre ses tempes. Depuis qu’il avait appris la disparition de l’avion, il s’efforçait de maîtriser ses émotions, mais la fatigue commençait à avoir raison de sa posture professionnelle. Il savait que si Fiona Katamora était morte, c’en était fini des Accords de Tripoli. Il avait menti à Ali Ghami. Le président et lui avaient discuté de l’éventuel remplacement de la secrétaire d’Etat. Le président lui avait dit qu’il enverrait le vice-président, car un sous-secrétaire ne faisait pas le poids. Le problème, c’est que le vice-président, un jeune député bien de sa personne, n’avait été choisi que pour son image. Il n’avait aucune expérience diplomatique et tout le monde s’accordait à le trouver plutôt bête.
Lors d’une réception à la Maison Blanche, rencontrant un représentant kurde, il n’avait cessé de plaisanter sur la supposée sauvagerie des montagnards. Au cours d’un dîner d’Etat offert au président chinois, il lui avait demandé de ne pas lui faire de chinoiseries. Puis il y avait eu cette vidéo sur Internet, où on le voyait loucher sur le décolleté d’une actrice en se pourléchant les lèvres.
Guère religieux, Charles Moon éprouva soudain le besoin de se jeter à genoux et de prier le ciel pour la survie de Fiona Katamora. Il aurait aussi voulu prier pour les centaines, les milliers de gens qui mourraient encore dans cette violence sans fin si la secrétaire d’Etat venait à disparaître.
— Votre aspirine, monsieur l’ambassadeur, dit la secrétaire.
Il leva les yeux vers elle.
— Laissez-moi le flacon, Karen. Je vais en avoir besoin.