3

Malik et Aziz venaient de pénétrer dans la salle vide lorsque le troisième pirate sentit une présence dans la coursive. Scrutant la pénombre, il braqua son fusil d’assaut. S’il n’avait pas été à ce point sidéré par la disparition de l’équipage, il aurait probablement inspecté calmement les lieux, mais, tendu comme une corde d’arc, il lâcha une rafale au hasard. La flamme jaillie du canon de son AK-47 lui révéla que la coursive était vide, tandis que les balles ne faisaient qu’arracher un peu de peinture aux parois décaties.

— Que se passe-t-il ? demanda Aziz.

— J’ai cru avoir vu quelqu’un, bredouilla le pirate.

Aziz prit rapidement les choses en main.

— Malik, fouille le pont avec lui. Moi, je vais aller prévenir Hakim.

Mais le chef des pirates avait entendu la rafale et ils se rencontrèrent en chemin. Il tenait son pistolet à bout de bras, comme il l’avait vu faire dans les séries télévisées.

— Qui a tiré et pourquoi ? demanda-t-il avec colère.

Il ne ralentit pas l’allure en voyant Aziz et celui-ci dut battre en retraite.

— La salle est vide et Ahmed a cru voir quelqu’un. Malik et lui sont en train de fouiller le pont.

— Comment ça, la salle est vide ?

— L’équipage a disparu. Pourtant, la poignée était toujours attachée avec le fil de fer et Ahmed ne dormait pas, mais ils sont quand même partis.

La porte de la salle était entrouverte et Hakim l’ouvrit d’un coup de pied. Elle alla frapper la paroi métallique et le bruit retentit dans toute la coursive. Mais les vingt-deux membres de l’équipage étaient tous assis autour de la table, comme ils les avaient laissés à leur départ. Ils le considéraient avec anxiété.

— Qu’est-ce que c’était que cette fusillade ? demanda le capitaine Kwan.

Hakim fusilla Aziz du regard.

— Un rat.

Il saisit le jeune homme par le bras et le poussa hors de la salle. Dès que la porte se fut refermée derrière eux, Hakim gifla Aziz deux fois en un parfait aller-retour.

— Espèce d’imbécile. T’es tellement défoncé que t’as même des hallucinations.

— Non, Hakim, je te le jure. On a tous vu que…

— Ça suffit ! Si je te surprends encore une fois à fumer de la bang pendant une de mes opérations, je te descends. Compris ?

Aziz, les yeux baissés, ne répondit rien. Hakim le prit par le menton et le força à le regarder dans les yeux.

— Compris ?

— Oui, Hakim.

— Remets le fil de fer sur la porte et va trouver Malik et Ahmed avant qu’ils trouent la coque du navire.

Dès qu’Aziz se fut éloigné, Hakim posa l’oreille contre la porte, mais n’entendit rien à travers l’épaisseur du métal. Il jeta un coup d’œil dans la coursive vide. Il n’y avait rien d’inhabituel, mais il eut soudain le sentiment d’être observé. Un sentiment si entêtant qu’il en frissonna. A cause de ces imbéciles, songea-t-il, je vais me mettre à poursuivre des fantômes.

*

Deux ponts en dessous du mess, dans une section du navire dont les pirates n’avaient même pas idée, Juan Rodriguez Cabrillo regardait frissonner le Somali. Un petit sourire naquit sur ses lèvres.

— Hou, fit-il à l’adresse de l’image sur l’écran plat qui dominait le fond de ce qu’on appelait le Centre d’opérations.

Ce Centre d’opérations était le cerveau ultra performant du navire, un espace bas de plafond éclairé d’une lumière bleuâtre par les innombrables écrans d’ordinateur. Les consoles étaient de couleur noire ou grise et le sol recouvert d’un linoléum antistatique. On se serait cru à bord de l’Enterprise de la série Star Trek, ce qui était intentionnel. Deux sièges devant le panneau principal étaient réservés au gouvernail du navire et au système d’armement, tandis que tout autour étaient disposés les postes de travail des radar, sonar et commandes diverses.

Au milieu se trouvait ce qu’on avait baptisé le fauteuil Kirk. De là, Cabrillo possédait une vue panoramique sur la salle, tandis que depuis l’ordinateur enchâssé dans le bras du fauteuil, il pouvait diriger toutes les fonctions du navire.

— Tu n’aurais pas dû les laisser faire ça, lui dit d’un ton de reproche Max Hanley. Et si les gars de Mohammed Didi étaient revenus quand la porte secrète était ouverte ?

— Mon pauvre Max, tu es inquiet comme ma grand-mère. On leur aurait repris l’Oregon et on aurait appliqué le plan B.

— C’est-à-dire ?

— Je te le décrirai quand je l’aurai trouvé.

Juan se leva et s’étira. Il était grand, solidement bâti, un visage aux traits puissants et des yeux d’un bleu intense, les cheveux coupés court, blondis par une jeunesse californienne et la pratique de la natation. A plus de quarante-cinq ans, il était encore costaud et musclé.

Cabrillo dégageait une sorte d’aura que l’on aurait bien été en peine de définir. Il n’avait pas le poli d’un cadre supérieur ni la rigidité d’un militaire de carrière. On avait plutôt le sentiment d’un homme qui savait ce qu’il attendait de la vie et s’en donnait les moyens. Ajoutons à cela une confiance en soi inépuisable, née… d’une suite ininterrompue de succès.

Max Hanley, la soixantaine, était, lui, un vétéran de la guerre du Vietnam. Plus petit que Cabrillo, le visage fleuri, et une couronne de cheveux en forme de fer à cheval autour de sa calvitie. Il aurait pu perdre quelques kilos, ce que Juan lui rappelait de temps en temps avec un plaisir non dissimulé, mais Max, comme à son habitude, faisait la sourde oreille.

C’était Cabrillo qui avait eu l’idée de cette société, mais c’était grâce à Max Hanley qu’elle valait à présent plusieurs millions de dollars. Il en assurait la gestion quotidienne mais faisait également fonction d’ingénieur en chef à bord de l’Oregon, qu’il aimait peut-être encore plus que Juan.

En dépit des sept pirates lourdement armés qui « tenaient » le navire et des vingt-deux membres de l’équipage « retenus captifs » dans le mess, personne ne s’inquiétait dans le Centre d’opérations, surtout pas Cabrillo.

Cette opération avait été préparée dans les moindres détails. Lorsque les pirates étaient montés à bord, moment le plus délicat, parce que personne ne savait comment ils allaient se comporter avec l’équipage, des tireurs d’élite placé à la proue tenaient en joue les sept Somalis. Les marins portaient tous, également, un gilet pare-balles ultra fin, que l’Allemagne mettait encore au point pour l’OTAN.

Partout dans le navire étaient disséminés des appareils d’écoute et des mini-caméras, en sorte que les pirates étaient sous surveillance constante. Partout où ils allaient, deux membres au moins de la Corporation les suivaient depuis les compartiments secrets de l’Oregon, prêts à réagir au moindre incident.

Le vieux cargo contenait en fait deux navires en un. De l’extérieur, ce n’était qu’un vieux rafiot promis bientôt à la casse, mais cette apparence n’avait pour but que de tromper les inspecteurs des douanes, pilotes de ports et autres visiteurs. Comment, en outre, conserver un véritable souvenir d’un navire en aussi piètre état ?

Les coulées de rouille avaient été faites au pinceau et les débris encombrant le pont placés là intentionnellement. Le poste de pilotage et les cabines de la superstructure n’étaient que des décors de théâtre. Les pirates à la barre ne maîtrisaient en rien l’Oregon. En revanche, l’homme de barre du Centre d’opérations disposait de toutes les informations nécessaires grâce au système informatique et procédait aux corrections de trajectoire nécessaires.

Cette coquille délabrée abritait en fait l’un des navires espions les plus performants du monde. L’Oregon était équipé d’armes cachées et possédait des équipements électroniques capables de rivaliser avec n’importe quel destroyer de la classe Aegis. Le blindage de la coque pouvait résister à la plupart des armes rudimentaires utilisées par les terroristes, comme les lance-roquettes. L’Oregon emportait également dans ses flancs deux mini sous-marins, qui pouvaient sortir à partir de portes spéciales aménagées le long de la quille, et un hélicoptère McDonnell Douglas MD-520N, stationné sur la plage arrière et dissimulé derrière une fausse muraille de conteneurs.

Quant aux logements de l’équipage, ils rivalisaient avec les plus luxueuses cabines d’un grand paquebot. Les hommes et les femmes de la Corporation risquaient leur vie tous les jours, et Juan tenait à ce qu’ils bénéficient d’un maximum de confort.

— Où est notre hôte ? demanda Max.

— Encore en train de bavarder avec Julia.

— Tu crois que c’est parce qu’elle est médecin ou parce qu’elle est canon ?

— Comme son nom l’indique, le colonel Giuseppe Farina est italien. Et comme il a une très haute opinion de lui-même, je crois qu’il lui fait du plat parce que c’est une femme. Linda Ross et toutes les autres femmes l’ont envoyé balader dès qu’il est monté à bord. Notre chère Dr Julia Huxley est la dernière, et comme elle ne peut pas quitter l’infirmerie au cas où il y aurait une urgence, le colonel Farina en profite.

— Quelle perte de temps d’avoir un observateur, dit Max.

— On fait avec ce qu’on a, pas avec ce qu’on veut, répondit Juan d’un ton pontifiant. Les huiles ne veulent pas le moindre ennui au cours du procès une fois qu’ils auront mis la main sur Didi. Farina est chargé de s’assurer que nous respecterons toutes les procédures prévues.

Le visage de Max s’assombrit.

— Combattre le terrorisme avec les méthodes du marquis de Queensbury ? C’est ridicule.

— C’est pas tout à fait ça. Ça fait quinze ans que je connais Giuseppe. C’est un type bien. Comme on n’a aucun moyen d’obtenir l’extradition de Didi par les voies légales, puisque le système judiciaire somalien ne fonctionne pas…

— Pas plus que le reste, d’ailleurs.

Juan ignora l’interruption.

— On a proposé une alternative. Le prix que nous payons, c’est la présence de Giuseppe jusqu’à ce qu’on amène Didi dans les eaux internationales et qu’on le remette à la marine américaine. Pour ça, Didi n’a qu’à mettre le pied sur ce bateau et l’affaire est dans le sac.

Max acquiesça, comme à regret.

— Il faut dire qu’on a chargé tellement d’explosifs sur ce bateau qu’il va avoir envie de les voir lui-même.

— Exactement. L’appât rêvé pour une vermine de son acabit.

La Corporation avait accepté un boulot plutôt inhabituel pour elle. D’ordinaire, elle travaillait pour l’Etat américain, effectuant des tâches trop risquées pour des soldats ou des agents de renseignements. Cette fois-ci, ils travaillaient avec la CIA pour amener Mohammed Didi devant la Cour pénale internationale. Le gouvernement américain aurait aimé le transférer directement à Guantanamo, mais il finit par conclure un accord avec ses alliés prévoyant qu’il serait conduit en Europe, sous réserve qu’il soit capturé et qu’on n’ait pas négocié sa reddition.

Langston Overholt, le principal contact de la Corporation au sein de la CIA, avait demandé à son protégé, Juan Cabrillo, de s’emparer de Didi d’une façon qui ne puisse être qualifiée légalement d’enlèvement. Cabrillo et ses hommes avaient présenté un projet en vingt-quatre heures, alors que cela faisait des mois que tout le monde s’efforçait de trouver une solution.

Juan jeta un coup d’œil au chronomètre incrusté dans un coin de l’écran principal. Puis il vérifia la vitesse et la direction du navire et en conclut qu’ils n’atteindraient pas la côte avant l’aube.

— Ça te dirait de te joindre à moi pour le dîner ? Je crois qu’il y a du homard thermidor.

Max se tapota l’estomac.

— Huxley m’a prévu trente minutes d’exercice sur une machine StairMaster.

— Hum, je vois : la bataille contre les kilos, version longue.

— Je voudrais voir ton tour de taille à toi dans vingt ans, cher ami !

*

Le navire arriva en vue de la côte un peu après l’aube. Les marais et la mangrove s’étiraient à perte de vue. Familier des canaux en eau profonde permettant de gagner leur base secrète, Hakim prit lui-même la barre. Jamais ils ne s’étaient emparés d’un navire aussi gros, mais il était persuadé de pouvoir atteindre son but sans s’échouer, ou tout au moins d’approcher suffisamment de la base pour pouvoir décharger leur cargaison sans trop d’efforts.

Une brume poisseuse alourdissait l’air, et lorsque le soleil s’éleva à l’horizon, la température devint presque insupportable.

Au fur et à mesure que le cargo s’enfonçait dans le marécage, la coque se recouvrait de vase. Hakim ne savait évidemment pas se servir du sonar monté à la proue, mais la quille du navire n’était qu’à deux mètres cinquante du fond du chenal. La forêt se faisait de plus en plus dense, jusqu’à former une sorte de toit au-dessus d’eux.

L’étroitesse du chenal lui permettait à peine de manœuvrer, et dans son souvenir il ne le voyait pas aussi petit, mais il faut dire que jamais il ne s’était retrouvé dans la cabine de pilotage d’un aussi gros navire. La proue heurta un tronc submergé qui aurait coulé son bateau de pêche, mais le cargo l’écarta comme un fétu de paille. Plus qu’un coude avant leur base, mais cette partie du chenal était la plus étroite et la rive opposée semblait tellement proche…

— Tu crois que tu vas y arriver ? demanda Aziz.

Encore furieux de l’incident de la veille, Hakim ne lui accorda même pas un regard.

— On est à moins d’un kilomètre du camp. Même si on n’y arrive pas, on pourra décharger le navire et transporter la marchandise.

Il raffermit sa prise sur la barre et écarta légèrement les pieds. La proue s’engagea dans le coude du chenal et il attendit la dernière seconde avant de tourner la roue. Le navire ne répondit pas aussi rapidement et poursuivit sa route vers la rive.

Et puis, lentement, la proue se mit à pivoter, mais un peu trop tard. Ils allaient s’échouer. Hakim tira violemment la manette de commande en arrière dans l’espoir d’atténuer le choc.

Plusieurs ponts en dessous, Cabrillo était assis dans son siège habituel du Centre d’opérations. Eric Stone était de loin le meilleur pilote de l’Oregon, mais il était à présent bouclé dans le mess, sous le nom de Duane Maryweather. De toute façon, dans des eaux aussi peu profondes, Cabrillo ne faisait confiance qu’à son propre jugement et n’aurait pas fait appel à lui.

Bien que Hakim ait mis la manette sur « en arrière toute », Cabrillo ignora la demande et poursuivit en marche avant, tout en actionnant les réacteurs à pompe directionnels qui propulsaient le navire.

Sur le pont, et bien qu’aucune branche d’arbre n’eût bougé, on eut soudain l’impression qu’un vent miraculeux s’était levé. La proue pivota brusquement, comme poussée par une main invisible. Hakim et Aziz échangèrent un regard surpris. Comment croire que le cargo ait ainsi tourné aussi rapidement ? En outre, ils ne se rendirent même pas compte que le navire avait repris tout seul la bonne direction dans le chenal après le coude. Hakim n’en tourna pas moins la roue, persuadé de maîtriser la trajectoire.

— Allah a sûrement béni cette mission depuis le début, dit Aziz, bien que les deux hommes ne fussent pas particulièrement religieux.

— C’est peut-être aussi que je sais ce que je fais, rétorqua Hakim.

Le camp des pirates se trouvait sur la rive droite, et bientôt, le pont du navire se retrouva presque à son niveau, car ainsi placé en hauteur, le camp était protégé des marées et des inondations. Le long du rivage courait un ponton en bois d’environ trente-cinq mètres de long, auquel on accédait par des échelles métalliques fichées dans le sol dur, dérobées sur l’un des premiers bâtiments détournés. Le navire de Hakim alla s’amarrer à côté de deux petits bateaux de pêche.

Le camp proprement dit, un peu en retrait de la rive, était constitué de baraquements fabriqués de bric et de broc. Il y avait des tentes autrefois destinées aux réfugiés et des huttes traditionnelles en terre sèche, ainsi que des bicoques en bois recouvertes de tôle ondulée. Huit cents personnes vivaient là, dont trois cents enfants. Le périmètre était gardé par quatre miradors fabriqués avec des tuyaux et des planches. Le sol était jonché de détritus. Des bandes de chiens faméliques, à moitié sauvages, rôdaient un peu partout.

Des grappes de gens en liesse se pressaient sur le ponton en si grand nombre qu’ils menaçaient de le faire écrouler. Il y avait là des enfants à moitié nus, des femmes en robe couverte de poussière, avec des enfants attachés dans le dos et des centaines d’hommes armés de fusils d’assaut. Certains tiraient en l’air, sans même réveiller les bébés endormis tant ce vacarme semblait habituel. Au milieu du ponton, entouré d’un groupe de fidèles, se tenait Mohammed Didi.

En dépit de sa terrible réputation, Didi n’avait rien d’imposant. Très maigre, il était de taille moyenne, et son uniforme disparate lui donnait une allure d’épouvantail. Une barbe clairsemée et parsemée de touffes blanches recouvrait le bas de son visage. Il avait les yeux chassieux, bordés de rose, avec les blancs striés de rouge. Didi était tellement maigre que le gros pistolet pendant à sa ceinture faisait saillir sa hanche comme s’il souffrait d’une scoliose.

Un visage de marbre, sans la moindre expression. Une autre de ses particularités. Jamais il ne montrait la moindre émotion, ni quand il tuait un homme ni quand il tenait dans ses bras pour la première fois l’un de ses innombrables enfants. Jamais.

Il portait autour du cou un collier de perles blanches irrégulières, qui, de plus près, se révélaient être des dents humaines incrustées d’or.

Hakim mit un bon quart d’heure pour faire accoster le gros cargo, et s’approcha même une fois si vite que les gens sur le ponton refluèrent en désordre. Cela lui aurait même pris plus longtemps si Cabrillo, fatigué de la maladresse du Somali, n’avait fini par assurer lui-même la manœuvre. Les pirates à bord lancèrent des filins à la foule et l’on amarra le navire.

L’épaisse fumée crachée par la cheminée disparut après une dernière volute, Hakim actionna la sirène et la foule redoubla de vivats. Il envoya Aziz aider à déployer l’échelle de coupée de façon à ce que Mohammed Didi pût voir par lui-même sur quoi ils avaient mis la main.

*

Dans le Centre d’opérations, Giuseppe Farina indiqua le moniteur.

— Voilà notre gaillard, au milieu.

— Le type avec des plumes de poulet sur le visage ? demanda Max Hanley.

— Oui. Il ne paye pas de mine, mais c’est un tueur impitoyable.

Farina portait un treillis militaire italien et des bottes en cuir noir luisant. Il était bel homme, les yeux et les cheveux noirs, le teint olivâtre, le visage comme sculpté dans le marbre. Les petites rides au coin de ses lèvres et sur son front, il les devait à la malice et à un sens prononcé de l’humour. Lorsque Juan se trouvait à Rome pour retourner un agent russe pour le compte de la CIA, Giuseppe et lui avaient souvent fait la fête ensemble.

— Nos ordres sont clairs, n’est-ce pas, il faut attendre que Didi monte à bord de l’Oregon ? demanda Juan. (Farina acquiesça.) Et ensuite ?

— Ensuite, vous vous emparez de lui de la façon qu’il vous plaira. Ce navire bat un pavillon national, il est donc la propriété de… où donc est enregistré ce bateau ?

— En Iran.

— Tu plaisantes.

— Non, dit Juan avec un sourire paresseux. Quel meilleur pavillon arborer pour écarter tout soupçon d’être un navire espion américain ?

— C’est vrai, concéda Giuseppe. Mais ça risque de faire des difficultés à La Haye.

— Relax, Giuseppe. On a aussi des papiers indiquant que l’Oregon est en fait le Grandam Phoenix, enregistré au Panamá.

— Curieux nom.

— C’était le nom d’un bateau dans un livre que j’ai lu il y a quelques années. Ça m’avait plu. Vous verrez, il n’y aura plus aucun problème une fois que Didi sera traduit devant la Cour pénale internationale.

— Oui. Dès qu’il aura posé le pied sur votre navire, il ne sera plus en Somalie. Ce sera… la proie idéale.

— Comment allez-vous expliquer au tribunal qu’un colonel italien se trouvait à bord d’un cargo détourné par un type dont la tête est mise à prix pour un demi-million de dollars et qui risque d’être traduit en justice ?

— On ne l’expliquera pas, dit Farina. Votre participation ne sera jamais évoquée. J’ai apporté un médicament qui effacera tous ses souvenirs des dernières vingt-quatre heures. A son réveil il aura la gueule de bois, mais ça ne laisse aucune séquelle durable. Nous avons capturé un bateau de pêche somalien et il nous attend au-delà des douze milles des eaux territoriales. Vous transférerez Didi à bord de ce bateau, et à ce moment-là, un croiseur américain, chargé de la surveillance du trafic maritime effectuera une visite de routine et le découvrira. Net et sans bavure, et surtout sans reddition.

— C’est dingue, grommela Max.

— Président, dit Mark Murphy pour attirer l’attention de Juan.

Murphy était chargé du système de défense à bord du navire. De son poste d’opération, situé près de la barre, il pouvait déchaîner l’arsenal dissimulé dans l’ancien cargo transporteur de bois : torpilles, missiles mer-mer et mer-air, mitrailleuses de calibre 30, canons Vulcan de 20 mm guidés par radar, l’Orikon de 40 mm, et le gros canon de 120 mm dans sa cache de proue.

Derrière Murphy, Cabrillo vit sur l’écran que Mohammed Didi se dirigeait vers l’échelle de coupée qu’on avait descendue.

— Viens dans ma toile, dit l’araignée à la mouche.