21

Juan n’émit plus rien après l’appel que Julia avait laborieusement transcrit, et Max décida d’envoyer Linc, Linda et Mark à bord du Pig jusqu’à l’endroit d’où provenait cet appel.

Il leur fallut deux heures pour y parvenir.

Hanley se trouvait dans le Centre d’opérations. L’ordinateur du bord maintenait leur position et il n’y avait besoin que d’une veille minimale dans cette salle bourrée d’électronique ; pourtant, une dizaine d’hommes et de femmes y étaient rassemblés, assis ou appuyés contre les parois. On n’entendait que le souffle de la climatisation et la déglutition occasionnelle d’une gorgée de café.

Au-dessus de leurs têtes, sur le moniteur principal, on voyait l’obscurité d’avant l’aube autour du navire, et une vague couleur du côté de l’est. Quant à la progression du Pig, elle s’affichait sur un écran plus petit. Les points lumineux représentant le Pig ne se trouvaient plus qu’à quelques millimètres de la dernière position signalée de Juan.

La sonnerie d’un téléphone fit sursauter tout le monde. Le technicien assis au poste de communication de Hali Kasim jeta un coup d’œil à Max qui acquiesça, coiffa un casque sur ses oreilles et ajusta le micro.

— Ici Hanley, dit-il d’une voix neutre pour ne pas donner à Juan la satisfaction de savoir à quel point il était inquiet.

Mais ce fut une autre voix qui répondit.

— Ah, Max. Ici Langston Overholt.

Max étouffa un grognement d’impatience.

— Vous nous prenez à un mauvais moment, Lang.

— Rien de grave, j’espère.

— Vous nous connaissez. C’est toujours grave. Alors, vous êtes sur le point d’aller vous coucher après une nuit blanche, ou bien vous venez de vous lever ?

Il était minuit à Washington.

— Pour être franc, je n’en sais plus rien. C’est l’un des jours les plus longs de ma vie.

— Ça doit être mauvais, alors, dit Max. Vous étiez pourtant à la CIA pendant la crise des missiles à Cuba.

— A l’époque, j’étais un tel gamin qu’on ne m’aurait même pas donné le code pour aller dans les toilettes des chefs.

Max Hanley et Langston Overholt étaient issus des deux extrêmes de la société américaine. Le père de Max, syndicaliste, avait été ouvrier dans une usine d’aéronautique en Californie, et sa mère professeur. Pendant la guerre du Vietnam, il avait gagné ses galons au mérite. Overholt, lui, venait d’une famille riche depuis tant de générations qu’elle en considérait les Astor comme des parvenus. Il était le pur produit de douze ans d’école privée, quatre années à Harvard et trois années supplémentaires à la faculté de droit de Harvard. Et pourtant, les deux hommes éprouvaient l’un pour l’autre le plus profond respect.

— Mais maintenant, je crois qu’une des cabines de WC porte votre nom, lança Max.

— Profitez de votre prostate tant qu’elle est en bon état, mon ami.

— Bon, qu’y a-t-il ?

— D’après les Libyens, un de leurs chasseurs en exercice de nuit a repéré quelque chose dans le désert, non loin de la frontière avec la Tunisie. Ils y ont dépêché une patrouille qui a découvert une base secrète équipée d’un hélicoptère Hind. L’endroit avait été sérieusement bombardé. L’hélico était détruit et apparemment il n’y avait pas de survivants.

— Oui, je voulais vous en parler. Ce sont nos gens qui sont tombés dessus. Ils ont examiné le Hind et en ont conclu qu’il avait été modifié pour tirer des missiles air-air (il se tourna vers Eric, qui, du bout des lèvres, murmura « Apex »). Des Apex. De fabrication russe.

— Bon sang, Max, vous auriez dû m’en parler quand je vous ai appris l’enlèvement du professeur Bumford.

— Excusez-moi, Lang, mais vous nous avez engagés pour retrouver la secrétaire d’Etat. Pour moi, le reste était secondaire.

Max comprit qu’Overholt cherchait à se calmer parce qu’il ne dit rien pendant près de trente secondes, mais peu lui importait. Ils avaient fait appel à la Corporation parce qu’ils ne savaient à qui s’adresser. La façon dont les missions étaient accomplies, en dépit du récent fiasco en Somalie, demeurait l’affaire exclusive de Juan.

— Vous avez raison. Excusez-moi. Parfois, j’oublie que vous pouvez agir avec un degré d’autonomie dont moi-même je ne peux que rêver.

— Ne vous inquiétez pas pour ça. Bon, et cette histoire d’hélicoptère ?

— Les Libyens affirment avoir retrouvé un ordinateur enfoui sous la tente de commandement, ou du moins ce qu’il en restait.

Max fut sur le point de répondre que son équipe avait fouillé le site, mais il savait que cette fouille n’avait été que sommaire. Il se ravisa donc.

— Qu’ont-ils trouvé dans cet ordinateur ?

— D’abord qu’il y avait un lien entre cet hélicoptère et Suleiman Al-Jama, et ensuite qu’ils avaient ouvert un camp d’entraînement terroriste sous le nez des Libyens sous couvert d’une société bidon censée rouvrir une vieille mine de charbon.

Max et Eric échangèrent un regard de connivence. C’était exactement ce dont ils avaient discuté la nuit précédente.

— Comment a-t-on eu cette information ? demanda Hanley.

— Grâce à une fuite délibérée à l’intention du chef de poste de la CIA à Tripoli, un type nommé Jim Kublicki. Son contact est un opposant politique au sein de l’OSJ, l’or…

— L’organisation de la sécurité de la Jamahiriya. On sait qui ils sont. La source est fiable ?

— Etant donné le degré de coopération qu’on a eue avec les Libyens et qui s’est traduite par l’organisation de ce sommet, et l’aide qu’ils nous ont fournie pour retrouver l’avion de Fiona Katamora, je dirais qu’elle est très fiable.

— Ou ça pourrait être un piège. Les Libyens sont peut-être mouillés là-dedans jusqu’au cou.

— D’après les dernières informations dont je dispose, ça n’est pas le cas.

— Max, l’interrompit l’officier chargé des communications, il y a un appel du Pig.

Max jeta un coup d’œil à l’écran. Le point lumineux représentant le Pig et celui indiquant la dernière position de Juan venaient de se rejoindre.

— Attendez une seconde, Lang. Vas-y, passe-moi le nouvel appel. Ici Hanley.

— Bonjour, Max.

Au ton de sa voix, Max comprit que le président allait bien.

— Ne quitte pas, Juan. (Il revint à sa conversation avec Overholt.) Je vous écoute, Lang.

— Qu’est-ce que c’était, cet autre appel ?

— Rien. Seulement Juan qui donnait de ses nouvelles. Il peut attendre. Qu’est-ce qui me prouve que ce n’est pas l’OSJ ou une autre faction au sein de l’appareil d’Etat libyen qui tire les ficelles ?

— Parce que les Libyens vont attaquer ce camp d’entraînement dans deux heures environ. Jim Kublicki se trouve en ce moment sur l’une de leurs bases aériennes et doit les accompagner à bord d’un hélicoptère pour vérifier par lui-même. Si ça n’est pas suffisant, sachez qu’en ce moment même, Fiona Katamora est peut-être déjà sur la base. Autre chose, grâce à l’ordinateur, nous avons pu remonter jusqu’à Al-Jama lui-même. L’hélico et d’autres équipements ont été introduits dans le pays grâce à un pilote de port corrompu nommé Tariq Assad. Apparemment, ce type existe bel et bien et travaille pour les autorités portuaires depuis cinq ans, mais il n’y a rien avant cela le concernant. Pas de traces à l’école. Pas de traces chez d’autres employeurs. Rien. Il est possible que cet Assad soit en fait une couverture pour Al-Jama lui-même, et ils sont déjà en route pour l’appréhender.

Cette fois-ci, ce fut un regard d’horreur qu’échangèrent Max et Eric.

Juan et les autres se trouvaient à quarante kilomètres du camp d’entraînement terroriste et ils avaient tout le temps de se mettre à couvert avant l’assaut libyen. Mais l’horreur venait du fait qu’Eddie Seng et Hali Kasim surveillaient Tariq Assad depuis la nuit où l’Oregon s’était amarré au port. Juan ne faisait pas entièrement confiance à leur intermédiaire chypriote, l’Enfant, et il avait donné l’ordre à son meilleur agent sous couverture, Seng, et à son seul Arabe, Kasim, de surveiller l’homme au cas où il se livrerait à une quelconque trahison.

A part le fait qu’Assad dépensait sans compter pour ses différentes maîtresses dans toute la ville de Tripoli, ils n’avaient rien découvert de suspect. Voilà pourquoi le sanglant affrontement du premier soir, au barrage, à la sortie de Tripoli, avait été considéré comme une coïncidence. Max se rendait compte, à présent, qu’Assad les avait piégés depuis le début.

Tout dépendait des moyens que l’OSJ déploierait pour sa capture, mais Eddie et Hali couraient le danger d’être pris dans la nasse.

Hanley finit par retrouver l’usage de la parole.

— Lang, ce que vous venez de nous apprendre change la donne pour nous du tout au tout. Je dois me mettre d’accord avec Juan, sinon nous allons nous retrouver dans un sacré pétrin.

— D’accord. Tenez-moi au cou…

Max coupa la communication et revint à Cabrillo.

— Juan, tu es encore là ?

— Je ne sais pas si j’ai encore envie de te parler, fit Juan, l’air faussement ennuyé.

— On est dans la mouise.

Le ton grave de Max ôta à Juan toute envie de poursuivre sur ce ton badin.

— Que se passe-t-il ?

— D’ici deux heures, les Libyens vont attaquer le camp où vous vous trouviez. Ils pensent que la secrétaire d’Etat s’y trouve peut-être et ce sera donc à la fois une mission d’attaque et de sauvetage. En outre, ils vont arrêter Tariq Assad, parce qu’il ne serait autre que Suleiman Al-Jama en personne.

— Et la mine ? demanda Juan.

— Je ne sais pas exactement. Pourquoi ?

Juan ne répondit pas, mais dans les écouteurs on l’entendait respirer. Visiblement, le président hésitait sur la décision à prendre.

— Bon sang, grommela Juan avant que sa voix ne se raffermisse. D’abord, il faut prévenir Eddie et Hali d’être sur leurs gardes.

— Eric est en train de s’en charger.

— Il y a plus de deux cents terroristes en garnison dans ce camp. Si Fiona Katamora se trouve là-bas, ce qui à mon avis est fort possible, elle est condamnée. Il faudra aux forces libyennes entre vingt minutes et une demi-heure pour sécuriser le camp, plus qu’il n’en faut pour qu’on lui loge une balle dans la tête. Il va falloir conjurer le sort.

— Comment ?

— J’y réfléchis. Où êtes-vous, les gars ?

— A environ cent cinquante kilomètres de la côte.

— Et on a deux heures ?

— Plus ou moins.

— Bon, Max, je ne veux pas t’entendre râler à propos de tes précieux moteurs, mais je veux que tu rappliques sur la côte le plus rapidement possible. Lance l’appel aux postes de combat et met Gomez Adams en alerte à quinze minutes.

— Passerelle, passez en vitesse d’urgence ! hurla Max. En avant toute ! Direction le quai de livraison de charbon. Ne t’inquiète pas, Juan. On va te tirer de là.

*

Allongé à l’arrière du Pig, tandis que Linc recousait sa jambe sous anesthésie locale, Juan observait sur le siège avant le prisonnier arabe qu’Alana et lui avaient sauvé. Il s’appelait Fodl et les litres d’eau accompagnées de tablettes de sel lui avaient déjà rendu une grande partie de sa vitalité.

— Je sais que tu y arriveras, dit Juan qui s’adressait à la fois à Max et à Fodl. On va tous y arriver.