Pendant sept heures, longues et monotones, l’équipe poursuivit sa route dans le désert. Linc dormit la plupart du temps, balancé par les cahots du Pig. Linda avait proposé de conduire un peu, mais Juan avait décliné la proposition : il avait besoin d’avoir l’esprit occupé. Pourtant, chaque fois qu’il songeait au massacre de cette famille, ses phalanges blanchissaient sur le volant.
Mark et Eric avaient fait du bon boulot en préparant leur chemin à travers les montagnes grâce aux photos des satellites, et ils progressaient même plus vite que prévu. Le moteur fatiguait à peine dans les montées escarpées, et les freins puissants leur permettaient de franchir les descentes en toute sécurité. Max Hanley avait même fixé à l’arrière des chaînes qui traînaient sur le sol, et dont le balayage effaçait leurs traces.
Ils ne craignaient guère d’être suivis à partir du barrage routier, et pourtant ils éprouvaient un impérieux sentiment d’urgence. Les autorités libyennes ne mettraient pas longtemps à découvrir ce qui s’était passé sur la route et se lanceraient à la poursuite de ceux qui avaient tué les policiers, corrompus ou pas.
Juan recevait régulièrement des nouvelles de Max, depuis l’Oregon. La Navy envoyait un escadron de E-2C Hawkeys patrouiller à une cinquantaine de kilomètres de la côte. Ces avions à hélice de reconnaissance surveillaient le travail des équipes de secours libyennes et transmettaient leurs rapports à Max qui en faisait à son tour bénéficier Juan. Ainsi, celui-ci pouvait savoir à l’avance si un avion libyen approchait d’eux.
Jusque-là, ils avaient eu de la chance, car les Libyens concentraient leurs recherches à près de deux cents kilomètres du lieu de l’accident.
— Grâce au GPS, dit Mark, nous avons trouvé un bon endroit où dissimuler le Pig.
Juan jeta un coup d’œil autour de lui. Ils se trouvaient dans une vallée peu profonde, au milieu des montagnes, à mille deux cents mètres d’altitude. Seul le fond de la vallée abritait une maigre végétation, les pentes caillouteuses, elles, en étaient totalement dépourvues.
— Tourne à gauche et roule encore quatre cent cinquante mètres, ordonna Murphy.
Juan suivit ses indications et au pied d’une pente ils découvrirent ce que Mark et Eric avaient vu sur les images satellite : une ouverture étroite dans la roche, mais suffisamment large pour laisser passer le Pig et le dérober à toute observation.
— Parfait, murmura Juan en se dirigeant vers la faille.
En coupant le moteur, il se rendit compte que le réservoir était encore aux deux tiers plein : en terrain accidenté, le Pig consommait encore moins que ce qu’avait prévu Max.
Ils demeurèrent assis un moment, le temps de s’habituer au silence que ne venait plus troubler le ronronnement de leur moteur diesel.
— Nous sommes déjà arrivés ? demanda Linc d’un ton rêveur.
— On est tout près, mon grand. Réveille-toi, réveille-toi.
Linc s’étira en bâillant. Linda appuya alors sur un bouton et la cloison arrière de la cabine s’enfonça, révélant leur chargement. En raison de la nature particulière de cette mission, ils n’avaient emporté qu’un minimum de matériel. En dehors d’un petit arsenal composé de pistolets-mitrailleurs et de lance-roquettes, il y avait quatre sacs à dos préparés à bord de l’Oregon. Linda distribua les sacs, et, dès que Juan eut reçu le sien, il sauta à bas du camion et se dégourdit les jambes.
Même dans cette crevasse abritée, l’air était chaud et sec et sentait la poussière. Tout en sachant que le Sahara était habité depuis des millénaires, il avait du mal à imaginer qu’on pût vivre en un tel endroit. En tout cas, cela témoignait à ses yeux des immenses capacités d’adaptation du genre humain.
Quelques instants plus tard, les autres le rejoignirent. Après avoir consulté son GPS, Mark indiqua la direction du nord.
Ils n’avaient presque pas échangé une parole tout au long du voyage en camion et pour l’heure n’éprouvaient pas non plus le besoin de parler. Juan prit la tête de la petite colonne, les yeux protégés de la lueur du soleil par des lunettes noires enveloppantes, mais il sentait la chaleur sur sa nuque. Il tira un foulard de sa poche et le noua autour de son cou. Après toutes ces heures dans le Pig il était heureux de pouvoir marcher à nouveau.
Un quart d’heure plus tard, en haut d’un escarpement, ils découvrirent le premier débris de l’avion, un bout d’aluminium de la taille d’un couvercle de poubelle, peut-être un morceau d’aile. Un expert en aéronautique aurait identifié une partie de l’écoutille recouvrant le train avant d’un 737.
La pente en face d’eux était recouverte de débris, et un peu avant le sommet on apercevait la partie principale du fuselage. On avait l’impression de se retrouver après une tornade, face aux fragments épars d’une maison de pauvres, éparpillés dans le plus grand désordre.
L’impact avait dû être terrible. A part le bout de fuselage calciné, la plupart des débris de plastique et de métal n’étaient pas plus grands que le premier qu’ils avaient aperçu. Le sol avait été labouré par l’impact et offrait à la vue de larges cicatrices. L’explosion du kérosène avait également carbonisé le terrain, comme après un incendie de forêt, sauf que là il n’y avait aucun arbre.
Pendant leur approche, ils avaient eu le vent dans le dos et n’avaient pu sentir la puanteur du combustible. Elle flottait à présent dans l’air, rendant la respiration difficile. Ils se nouèrent tous un foulard sur le nez et la bouche, tentative un peu dérisoire pour se protéger.
Arrivés sur les lieux, ils se dispersèrent pour les premières recherches. Mark prit des photos numériques des plus gros débris et de l’endroit où ils étaient tombés. Il en prit plusieurs des écrous arrachés qui servaient à maintenir une rangée de sièges, après avoir recherché en vain la queue de l’appareil, dont il avait pensé, avec Eric Stone, que sa perte avait pu être à l’origine de l’accident. S’ils avaient raison, elle devait se trouver à des kilomètres de là.
— Président, lança soudain Linda, qui se trouvait près d’un des réacteurs CFM International.
Il la rejoignit aussitôt, et, sans un mot, elle lui désigna le sol.
A moitié enfouie dans la terre, il distingua une main à moitié calcinée, apparemment, une main d’homme. Juan enfila des gants en latex et se pencha pour l’examiner, tira un tube en plastique de son sac à dos, et, à l’aide d’un écouvillon, recueillit un échantillon de sang. Après quoi, il retira l’alliance encore présente à l’annulaire et examina l’inscription à l’intérieur.
Il la tendit alors à Linda, qui lut à haute voix :
— FXM et JCF 5/15/88. (Elle le regarda.) Francis Xavier Maguire et Jenifer Catherine Foster. Mariés le 15 mai 1988. J’ai étudié la liste des passagers et des membres de l’équipage. Il était membre du Service Secret, chargé de la protection de Fiona Katamora.
Juan perdit alors tout espoir de retrouver vivante la secrétaire d’Etat. Et puis, comme pour confirmer ses craintes, Linc s’approcha, la mine sombre.
— J’ai trouvé une identification partielle sur le réacteur gauche. Le numéro de série correspond. C’était bien leur avion. Désolé.
Juan, qui connaissait les conséquences possibles de sa mort, eut l’impression de recevoir un coup de poing dans le ventre. Il savait aussi que sans le travail d’une équipe d’experts, il ne connaîtrait jamais les causes exactes de l’accident. Les éléments de preuve étaient en si mauvais état qu’il songea un moment à annuler la mission, d’autant que leur seule présence risquait de contaminer un peu plus le site avant l’arrivée de la NTSB. Mais il avait un contrat avec Langston Overholt et il n’était pas du genre à laisser un travail à moitié fait.
— Bon, on va continuer à prélever des échantillons. Mais soyez très prudents.
Il baissa les yeux sur ses pieds. Ils portaient tous des chaussures avec des semelles sans dessins, de façon à ne laisser aucune empreinte. Il replaça l’alliance sur la main amputée et s’assura qu’elle était exactement dans la même position qu’au moment où ils l’avaient trouvée.
Mark avait déjà gagné le fuselage et les trois autres firent de même. Le morceau de cabine s’étendait depuis l’arrière du cockpit jusqu’à la moitié de la partie où s’attachent les ailes. Le côté gauche, à la place des hublots, était béant et l’aluminium retourné vers l’intérieur, comme une longue bouche obscène. Des fils électriques et des conduites de fluides pendaient un peu partout et du liquide s’échappant de la carlingue avait taché le sol caillouteux.
Plus haut sur la colline, on apercevait les restes déchiquetés du cockpit. Le nez de l’appareil était enfoncé dans le sol sur au moins deux mètres cinquante, et le métal ressemblait à l’accordéon en caoutchouc d’un autobus articulé.
Juan grimpa à l’intérieur du fuselage. La luxueuse cabine prévue pour le travail d’un secrétaire d’Etat offrait un aspect désolé. Le sol était jonché de morceaux de plastique fondu, et des sièges il ne restait plus que la carcasse métallique.
Il compta onze cadavres. Comme la main de l’agent du Service Secret, ils étaient calcinés et impossibles à identifier. Nulle trace de vêtements, et en raison de la violence du choc, les corps étaient dispersés au hasard. La puanteur de la chair brûlée et de la putréfaction recouvrait l’odeur pourtant forte du kérosène. Des nuages de mouches s’envolaient et s’abattaient à nouveau sur les cadavres au fur et à mesure que Juan progressait dans la carlingue.
Il déglutit à plusieurs reprises pour ne pas vomir.
Mark Murphy, à quatre pattes, une minuscule lampe-torche entre les dents, examinait l’un des fauteuils calcinés par en dessous. Il grommelait des paroles indistinctes.
— Murphy, dit alors Juan, si ça ne te dérange pas…
La voix du président le fit sursauter. Il ôta la lampe de sa bouche.
— C’est la plus belle mise en scène que j’aie jamais vue de ma vie…
— Pardon ?
— C’est un faux écrasement, Juan. Quelqu’un est venu ici avant nous et a maquillé les éléments de preuve.
— Tu en es sûr ? Je m’attendais pourtant à trouver ce genre de spectacle.
— Oh, l’avion s’est bel et bien écrasé. Et c’est bien celui de Fiona Katamora, mais quelqu’un est venu tripatouiller par ici.
Juan s’accroupit pour se mettre au niveau de Mark.
— Donne-moi des preuves.
Au lieu de répondre, Mark appela Linc.
— Tu as remarqué, toi aussi ?
— Qu’est-ce que tu racontes ? J’ai remarqué un avion écrasé et des corps calcinés que je reverrai toute ma vie dans mes cauchemars.
— Enlève ce chiffon de ton visage et renifle.
— Pas question !
— Fais-le, je te dis.
— T’es dingue, toi, dit Linc, qui n’en ôta pas moins son foulard avant d’inspirer une petite goulée d’air.
Une lueur s’alluma dans ses yeux.
— Bon Dieu, t’as raison !
— Qu’est-ce qu’il y a ? demanda Juan.
— Tu ne le reconnaîtrais pas, parce que je doute que tu sois tombé dessus au cours de tes années à la CIA, et Linda non plus, parce que la Marine ne s’en sert pas.
— Quoi ?
— L’essence gélifiée.
— Hein ?
— Le napalm, quoi.
Mark adressa un signe de tête à l’ancien SEAL.
— Probablement un bon vieux lance-flammes. Voilà comment je vois les choses : d’une façon ou d’une autre, ils ont forcé le pilote à atterrir en territoire libyen et ont enlevé la secrétaire d’Etat. Après quoi, ils ont fait redécoller l’avion et l’ont écrasé ici, dans les montagnes, soit en utilisant un système de guidage à distance, soit, plus vraisemblablement, un pilote-suicide.
« Ensuite ils sont venus sur place s’assurer que tout s’était bien déroulé et emporter les restes du pilote, mais à ce moment-là, ils se sont aperçus que la cabine n’avait pas brûlé autant qu’ils l’auraient voulu, et ils l’ont passée au lance-flammes. Si nous n’étions pas arrivés aussi tôt, l’odeur se serait dissipée et aurait été indétectable. L’anomalie ne serait apparue qu’après l’analyse d’échantillons au chromatographe : là, les gars du NTSB se seraient aperçus qu’il y avait autre chose que du combustible d’aviation.
— Vous êtes sûrs, tous les deux ? demanda Juan en les regardant l’un après l’autre.
Linc hocha la tête.
— C’est comme le parfum de ta première petite amie.
— Ça devait être une fille extraordinaire, lança Linda.
— Nan, c’est juste un parfum qu’on n’oublie jamais.
Juan avait l’impression qu’on lui accordait une deuxième chance. Son pessimisme envolé, il sentait monter en lui une bouffée d’énergie. Mais une pensée s’imposa alors à lui et son humeur s’assombrit à nouveau.
— Attendez un instant. Quelle preuve avez-vous que cet avion s’est posé avant de s’écraser ici ?
— On devrait trouver ça dans le train d’atterrissage. Suivez-moi.
D’un même mouvement, ils descendirent dans la soute, sous la cabine passagers. Il régnait là une forte odeur de kérosène, mais au moins la puanteur de la chair décomposée par la chaleur du désert avait-elle disparu. Mark ouvrit la trappe d’accès au train d’atterrissage, découvrant les gros pneus et les contrefiches du train gauche. Tout semblait en excellent état.
Il descendit alors dans le logement et promena le rayon de sa lampe sur l’un des pneus, les yeux à quelques centimètres du caoutchouc.
— Rien, grommela-t-il avant d’examiner l’autre roue.
Il émergea une minute plus tard, tenant entre les doigts un petit caillou comme s’il se fût agi d’un diamant de la Couronne.
— La voilà, votre preuve.
— Une pierre ? s’étonna Linda.
— Un morceau de grès fiché dans le train d’atterrissage. Et il y a du sable au fond de la trappe.
Voyant leur moue interrogative, il se sentit obligé de préciser :
— Cet avion est censé avoir décollé de la base aérienne d’Andrews pour Londres, et ensuite s’être écrasé, c’est bien ça ? Où est-ce qu’il aurait pu ramasser un bout de grès qui ressemble exactement à toute la pierraille qu’on trouve ici à mille kilomètres à la ronde ?
— Il a atterri dans le désert, dit Juan. Mark, tu as gagné : c’est bien la preuve de ce que tu avances.
Juan glissa la pierre dans la poche de poitrine de sa veste.
— Au cas où les gars du NTSB manqueraient ces détails. Evidemment, il faudra analyser ce fragment, mais pour moi c’est signé.
Le bruit retentit brusquement, et un hélicoptère passa juste au-dessus d’eux, si bas que ses pales soulevaient un nuage de poussière.
Il arrivait du nord-est, probablement d’une base aérienne des environs de Tripoli, et avait dû voler à ras de terre pour échapper aux radars des avions AWACS de la marine américaine. Cela expliquait qu’ils n’eussent pas été avertis. L’appareil ralentit pour se poser et ils virent alors qu’il s’agissait d’un hélicoptère cargo russe Mi-8, capable d’emporter une charge de près de cinq tonnes. Le bruit des turbines se modifia tandis que l’hélicoptère approchait le sommet de la colline.
— Et voilà encore une preuve qu’ils savaient où l’avion s’était écrasé, dit Mark en montrant l’hélicoptère peint en kaki.
— Venez, dit Juan en se dirigeant vers l’arrière de la soute. Allons nous mettre à couvert avant que la poussière retombe autour de leur hélico.
Ils traversèrent le fuselage en rampant et sautèrent à l’extérieur, de l’autre côté. Il y avait peu d’endroits où se dissimuler près de l’avion, et ils dévalèrent la pente jusqu’au lit asséché d’un très ancien torrent de montagne. Lorsqu’ils furent tous installés, Juan les dissimula sous une fine couche de sable et fit de même sur lui, du mieux qu’il le put. Leur poste d’observation n’était pas parfait, mais ils étaient suffisamment loin pour qu’aucun membre de l’équipage de l’hélico n’ait envie de s’aventurer de leur côté.
— A ton avis, qu’est-ce qui se passe ? chuchota Mark.
— Je n’en ai pas la moindre idée, répondit Juan. Et vous, Linda et Linc ?
— J’en sais rien du tout, grommela Linc.
— Ils se sont peut-être dit que leur petite mise en scène n’était pas assez bonne, dit Linda, et ils sont revenus mettre la touche finale.
Au sommet de la colline, les turbines finirent par s’éteindre et le gros rotor ralentit. Bientôt, il ne remua plus l’air qu’à la façon d’un ventilateur de plafond. Les portes disposées sous la queue s’ouvrirent, livrant le passage à des hommes. Ils portaient des tenues de camouflage pour le désert, la tête recouverte d’un keffieh blanc et rouge.
— Armée régulière ou guérilla ? demanda Linc.
Juan les observa une bonne minute avant de répondre.
— A la façon dont ils se dispersent tout autour, je dirais plutôt que ce sont des irréguliers. De vrais soldats seraient à présent rangés en formation de parade. Mais je ne comprends pas ce qu’ils font à bord d’un hélicoptère portant les insignes de l’armée libyenne.
Pour ajouter à la confusion, deux hommes sortirent de l’hélicoptère tenant par la bride un dromadaire. L’animal, tremblant sur ses jambes, grondait et crachait sur les hommes. Puis il vomit sur l’un d’eux tout ce qu’il pensait du vol en hélicoptère. L’équipe de la Corporation se mit à rire.
— Qu’est-ce qu’ils fabriquent avec ce bestiau ? dit Mark. Il a l’air à moitié mort.
Bien qu’il fût monté quelques fois à dos de dromadaire et qu’il n’eût pas trouvé l’expérience déplaisante, Juan ne connaissait pas grand-chose à ces animaux, et préférait les chevaux. Mais même à cette distance, on voyait bien que le dromadaire n’avait pas l’air en forme. Il avait la fourrure rare et terne, et sa bosse aurait dû être deux fois plus grosse.
Il avait une vague idée de ce qui se tramait, mais il préféra tenir sa langue et observer la scène.
Quelques minutes plus tard, la vingtaine d’hommes débarqués de l’appareil se rendit sur les lieux de l’accident. Les deux chameliers firent faire à leur bête des tours et des détours, laissant des traces fraîches sur les premières, de façon à ce que l’on crût à la présence de plusieurs dromadaires. Mais lorsque Juan s’aperçut que certains de ces hommes portaient des sandales de cuir, il n’eut plus aucun doute.
— Linda a raison. Ils savent bien que la thèse de l’accident ne résistera pas à une inspection minutieuse. Ils contaminent le site en faisant comme si un groupe de nomades y était passé.
Pendant près d’une heure, les hommes souillèrent tout ce qui put leur tomber sous la main. Ils concassèrent les débris au marteau, tirèrent de l’appareil des kilomètres de câbles brûlés et déplacèrent des pièces de façon à ce qu’on ne pût rien tirer de leurs positions respectives. Ils ouvrirent les trappes du train d’atterrissage et tirèrent au pistolet dans les pneus. Ils amenèrent aussi à l’hélicoptère des morceaux de l’avion. Lorsqu’il fut plein, il redécolla avec deux hommes à bord et revint vingt minutes plus tard. Ils avaient dû balancer les débris plus loin dans le désert.
Les experts auraient pu tirer quelque chose de l’amas d’acier, de plastique et d’aluminium qu’ils avaient découvert, mais c’était à présent chose impossible. Ils allèrent jusqu’à démembrer les cadavres et les enfouir dans des trous, puis ils allumèrent deux feux de camp, comme si une troupe de nomades avait campé là pendant quelques jours. Lorsque le dromadaire eut rempli sa tâche, l’un des hommes lui tira une balle entre les deux yeux.
Finalement, leur tâche accomplie, certains hommes s’éloignèrent dans différentes directions, probablement pour retrouver un peu de calme avant le voyage de retour en hélicoptère.
Juan se tourna vers son équipe.
— Bon, écoutez-moi. Retournez au Pig et gagnez la frontière tunisienne, mais ne vous dirigez pas tout de suite vers la côte. Attendez que je vous contacte par l’intermédiaire de Max, sur l’Oregon. Dites-lui ce que nous avons découvert et assurez-vous qu’il me suive à la trace.
Tous les membres opérationnels de la Corporation pouvaient être pistés grâce à des puces implantées chirurgicalement dans les jambes. Les puces utilisaient l’énergie du corps comme source d’alimentation, mais elles avaient parfois besoin d’être rechargées à travers la peau. Grâce à la technique GPS, les puces pouvaient être localisées à une dizaine de mètres près.
— Que vas-tu faire ? demanda Linda.
— Je vais avec eux.
— On ne sait même pas qui ils sont.
— C’est justement pour ça que j’y vais.
L’un des hommes masqués se dirigeait vers eux et n’était plus qu’à une centaine de mètres de l’endroit où ils se dissimulaient. Il avait à peu près la taille et la corpulence de Juan, et ce dernier avait déjà teint en noir ses cheveux blonds et portait des lentilles de contact brunes. Il parlait couramment l’arabe, et avec le keffieh sur le visage, il pouvait tenter sa chance.
Il lança les clés du Pig à Linc et avait déjà commencé à se glisser hors de leur cachette lorsque Linda le retint par le bras.
— Qu’est-ce qu’on fait avec le type ?
— Laissez-le. J’ai l’impression que d’ici vingt-quatre heures, le gouvernement libyen va annoncer qu’ils ont découvert le lieu de l’accident. Très bientôt, cet endroit va grouiller de monde. Laissez-le expliquer ce qu’il foutait ici.
Sur ces mots, Juan s’éloigna. En rampant, il lui fallut moins d’une minute pour gagner l’endroit où se trouvait l’homme qui ne se doutait de rien et il bénéficia en outre du bruit des turbines de l’hélicoptère que le pilote avait remis en marche.
Dissimulé aux yeux des autres par un repli de terrain, Juan attendit que l’homme ait terminé ce qu’il avait à faire pour franchir les derniers mètres. Alors qu’il se relevait pour remonter son pantalon, Juan le frappa à l’arrière du crâne avec une grosse pierre.
Après avoir rapidement vérifié son pouls et constaté qu’il vivait encore, Juan le dépouilla de ses vêtements. Heureusement, l’homme était l’un des rares à porter des bottes. Elles dissimuleraient le titane étincelant de sa jambe artificielle. Le keffieh une fois ôté révéla le visage d’un homme jeune d’une trentaine d’années, probablement un Libyen, mais Juan n’aurait pu l’affirmer avec certitude. Dans ses poches ni portefeuille ni rien qui pût permettre une identification. Les vêtements eux-mêmes ne portaient aucune étiquette.
Juan éloigna l’homme de l’avion et s’assura que son propre téléphone cellulaire était bien fixé dans son dos. Sans cet appareil, jamais il n’aurait tenté une telle aventure. Ensuite, il n’eut pas longtemps à attendre. Quelqu’un se mit à crier très fort, pour couvrir le bruit des moteurs de l’hélico.
— Mohammed ! Mohammed ! Dépêche-toi !
A présent, il connaissait le nom de l’homme. Il serra le keffieh autour de son visage et sortit de derrière l’escarpement. Le soldat qu’il avait repéré comme le chef se tenait à une quinzaine de mètres de l’hélicoptère et lui faisait signe. Juan se mit à courir.
— Une minute de plus et on te laissait ici avec les scorpions.
— Désolé, répondit Juan. C’est quelque chose que j’ai mangé.
— T’inquiète pas.
Le chef lui administra une claque sur l’épaule et les deux hommes grimpèrent à bord de l’hélicoptère. A l’arrière, des sièges repliés étaient alignés contre les parois. Juan s’installa un peu à l’écart des autres et s’assura que son pantalon recouvrait bien sa cheville en métal. Il constata également, rassuré, que tous n’avaient pas baissé leurs keffiehs ; il appuya la tête contre la chaude paroi d’aluminium et ferma les yeux.
Il n’aurait su dire s’il se trouvait au milieu de soldats de l’armée régulière ou de terroristes. De toute façon, s’il était démasqué, cela importait peu. La mort c’est la mort.
Quelques instants plus tard, l’appareil s’éleva dans les airs.