Les hélicoptères aux couleurs de l’armée libyenne jaillirent des vastes étendues désertiques comme des guêpes enragées. Quatre des cinq hélicoptères russes étaient peints en camouflage tandis que l’autre arborait le gris de la Marine libyenne.
Au cours de ses quinze années de CIA, Jim Kublicki n’aurait jamais imaginé participer un jour en tant qu’observateur à un assaut de l’armée libyenne contre un camp de terroristes. C’était l’ambassadeur Charles Moon qui avait négocié sa présence à bord d’un des hélicoptères, directement avec le ministre des Affaires étrangères, Ali Ghami. En surface, Tripoli coopérait de façon stupéfiante, mais Moon et Kublicki se confiaient volontiers leurs doutes. Et ces doutes étaient notamment nourris par le rapport secret reçu de Langley, le siège de la CIA. Kublicki ignorait comment les services de renseignements américains avaient réussi à pénétrer dans l’espace aérien libyen au cours des recherches de l’avion, mais le résultat était là. De toute évidence, l’avion de la secrétaire d’Etat avait été contraint d’atterrir avant l’écrasement, probablement pour procéder à l’enlèvement de la secrétaire elle-même. Puis le Boeing s’était intentionnellement écrasé contre une montagne.
Le rapport décrivait également la façon dont un groupe d’hommes débarqués d’un hélicoptère avait délibérément brouillé les pistes sur le site de l’accident.
Le rapport préliminaire du National Transportation Safety Board confirmait les conclusions de la CIA. En dépit des efforts déployés par les terroristes, certains éléments relevés sur l’épave ne pouvaient être facilement expliqués. Après avoir lu le rapport de la CIA et s’être entretenu avec David Jewison, le représentant du NTSB, l’ambassadeur n’avait d’ailleurs pas caché le peu de crédit qu’il accordait à la version officielle.
A son arrivée sur une base aérienne des environs de Tripoli où se préparait l’assaut, Kublicki avait fait la connaissance du chef de l’opération, le colonel Hassad, des Forces spéciales. Ce dernier lui avait expliqué que le désert libyen était truffé de centaines d’anciens camps d’entraînement datant de l’époque où son gouvernement offrait l’asile aux terroristes. Depuis quelques années, l’Etat libyen avait renoncé au terrorisme et détruit la plupart de ces camps, mais il reconnaissait volontiers que quelques dizaines avaient échappé à la destruction.
Hassad prit place à la droite du pilote, tandis que Kublicki s’installait sur un siège pliant juste derrière le cockpit. Seule une poignée de soldats occupait l’arrière de cet hélicoptère de transport, tandis que la plupart des commandos s’entassaient dans les autres appareils.
Le colonel libyen plaqua la main sur le micro de son casque et se pencha en arrière.
— Nous allons atterrir dans une minute environ, dit-il d’une voix forte pour couvrir le bruit sourd des rotors.
Kublicki ne cacha pas sa surprise.
— Quoi ? Je croyais que nous ne descendions qu’après l’assaut.
— Vous je ne sais pas, monsieur Kublicki, mais moi j’ai envie de m’offrir personnellement un certain nombre de ces types, dit-il avec un sourire carnassier.
— Je comprends, colonel, mais si vous m’avez donné un uniforme, vous avez oublié de me confier une arme.
L’officier libyen prit son pistolet à sa ceinture et le lui tendit, crosse en avant.
— Faites seulement en sorte que dans votre rapport n’apparaisse pas le fait que je vous ai donné une arme.
Kublicki lui adressa un sourire complice et ouvrit le magasin du pistolet pour s’assurer qu’il était chargé. Il compta treize cartouches brillantes de couleur cuivre. Il remit le chargeur en place mais décida de ne pas armer le pistolet avant d’être à terre.
De là où il se trouvait, à l’arrière de l’hélico, Kublicki ne pouvait voir à travers le pare-brise, mais il comprit qu’ils étaient sur le point d’atterrir lorsque la vue qu’il avait du ciel fut obscurcie par le nuage de poussière soulevé par le rotor. Il ne s’était pas retrouvé en situation de combat depuis la première Guerre du Golfe, mais il éprouvait à nouveau ce mélange inoubliable de peur et d’exaltation.
L’appareil se posa et Kublicki déboucla sa ceinture de sécurité. En se levant, il aperçut par-dessus l’épaule de Hassad le camp d’entraînement, une centaine de mètres plus loin. Des hommes à la tête entourée de keffiehs et brandissant des AK-47 accouraient vers eux. Nulle part il ne vit les soldats débarqués des autres hélicoptères.
La peur commença de balayer l’exaltation.
Hassad ouvrit la porte et sauta à terre. Il disparut pendant un instant, puis la porte latérale de l’hélicoptère s’ouvrit à son tour.
Ebloui par la soudaine luminosité, Kublicki cligna les yeux.
Puis les deux hommes se dévisagèrent pendant un moment qui parut une éternité à l’Américain, mais qui en fait ne dura que quelques secondes. Ils semblaient se comprendre. Le vétéran de la CIA arma son pistolet et le braqua sur le Libyen. Des cris de triomphe s’élevèrent de centaines de poitrines.
Kublicki appuya quatre fois sur la détente avant de se rendre compte que le pistolet n’avait pas tiré. Il sentit alors le canon d’une arme dans ses reins tandis que Hassad lui arrachait son pistolet.
— Il n’y a pas de percuteur.
Il répéta la phrase en arabe et le groupe de terroristes éclata de rire.
Au cours des dernières secondes qu’il lui restait à vivre, Jim Kublicki décida qu’il ne mourrait pas sans combattre. Ignorant le fusil d’assaut pressé dans son dos, il se jeta à la gorge de Hassad. Il s’en fallut de quelques centimètres qu’il ne l’atteigne, mais l’homme derrière lui ouvrit le feu et la rafale de l’AK-47 le coupa en deux des reins à l’omoplate. Il retomba aux pieds de Hassad. Le Libyen le contempla un instant en silence, puis, au lieu de saluer un ennemi valeureux tombé dans une embuscade, il cracha sur le cadavre avant de tourner les talons.
Il retrouva le commandant du camp, Abdullah, devant sa tente. Les deux hommes se saluèrent avec effusion, puis Hassad coupa court aux longues salutations pour entrer directement dans le vif du sujet.
— Parle-moi des fugitifs.
Les deux hommes occupaient un rang similaire dans l’organisation terroriste d’Al-Jama, mais la forte personnalité de Hassad lui donnait un incontestable ascendant.
— On les a eus.
— Tous ? Ah, oui, j’ai appris que tu voulais faire sauter le pont. Ça a marché ?
— Non, ils ont réussi à le franchir. Mais ils roulaient tellement vite qu’ils se sont jetés dans la mer à l’extrémité du quai.
— Quelqu’un les a vus ?
— Non, mais un quart d’heure environ après le passage du pont, notre hélicoptère a survolé le dépôt de charbon. Aucune trace des prisonniers sur le quai, donc ils n’étaient pas sortis, mais ils ont repéré le wagon dans la mer, à environ deux cents mètres du rivage. On ne voyait que le toit au-dessus de l’eau.
— Excellent, dit Hassad en lui administrant une tape sur l’épaule. L’imam, que la paix soit sur lui, regrettera certainement de n’avoir pas assisté à la mort de notre ancien ministre des Affaires étrangères, mais il sera rassuré par l’échec de cette évasion.
— Il y a quand même quelque chose, dit Abdullah. Les déclarations de mes hommes ne sont pas très claires, mais apparemment, les prisonniers ont reçu de l’aide.
— De l’aide ?
— Un camion, avec à son bord plusieurs hommes et peut-être une femme a attaqué le camp au moment où les prisonniers s’évadaient.
— Qui étaient ces gens ?
— Aucune idée.
— Et leur véhicule ?
— Il a dû couler avec le wagon. Mais ces témoignages viennent de nos recrues les moins fiables, et il est possible que dans leur enthousiasme, ils aient confondu l’un de nos camions avec celui des assaillants.
Hassad pouffa.
— Ces gamins doivent voir des agents du Mossad derrière le moindre rocher.
— Après l’attaque de demain, quand nous gagnerons notre base au Soudan, la moitié d’entre eux, au moins, resteront ici. Les plus prometteurs viendront avec nous. Les autres ne valent pas le coup.
— Nous n’avons jamais eu de problème de recrutement. C’est la qualité qui pose problème. Justement…
— Ah, oui.
Abdullah glissa quelques mots à l’un de ses assistants. Un moment plus tard, celui-ci revint en compagnie d’un autre homme. Fini les uniformes camouflage couverts de poussière et les keffiehs autour de la tête. Celui-ci portait un uniforme noir flambant neuf, le bas du pantalon serré dans des bottes étincelantes. Il avait les cheveux coupés court et le visage soigneusement rasé. L’étui en cuir de son pistolet reluisait et les galons à ses épaules jetaient des éclats dorés.
Alors que les recrues utilisaient des AK-47, apparues bien avant la naissance de la plupart d’entre elles, cet homme était équipé d’un fusil d’assaut dernier cri. Pas une éraflure sur le canon ni une égratignure sur la crosse en bois.
— Vos papiers, aboya Hassad.
L’homme mit son fusil à l’épaule et tira d’une poche de bras sur sa veste un porte-cartes en cuir qu’il ouvrit d’un geste sec. Hassad l’examina avec attention. La carte militaire avait été contrefaite par un sympathisant de la cause dans le bureau même où étaient fabriquées les vraies. L’armée libyenne était d’ailleurs truffée de ces sympathisants, à tous les échelons, ce qui leur avait ainsi permis de disposer des hélicoptères pour cette opération et du Hind qui avait endommagé l’avion de Fiona Katamora.
En face de la carte d’identité militaire se trouvait un laissez-passer autorisant le porteur à faire partie du service de sécurité pour la conférence de paix du lendemain. Il eût été trop risqué d’en obtenir un du bureau ad hoc, et ce document-ci avait été fabriqué au camp. Hassad avait des amis militaires qui assuraient le service de sécurité de la conférence, et il avait étudié leurs laissez-passer. Celui-ci paraissait irréprochable.
Il lui rendit les documents.
— De subir le martyre au nom de l’islam et de Suleiman Al-Jama.
— Pensez-vous être digne d’un tel honneur ?
L’homme mit un certain temps à répondre.
— Il me suffit de savoir que l’imam m’en juge digne.
— Bien dit, répondit Hassad. Vous et vos compatriotes allez porter à l’Occident un coup dont ils mettront des années à se remettre, s’ils y arrivent un jour. L’imam Al-Jama a décrété qu’ils ne pouvaient plus nous dicter notre façon de vivre. Désormais sera interdite la corruption qu’ils propagent au moyen de leurs télévisions et de leurs films, de leur musique et de leur démocratie. Bientôt, nous assisterons au début de leur fin. Ils finiront par comprendre que leur mode de vie n’est pas pour nous et qu’il appartient à l’Islam de dominer le monde. Tel est l’honneur dont Al-Jama vous juge digne.
— Il peut compter sur moi, dit le terroriste d’un ton ferme, le regard assuré.
— Vous pouvez y aller, dit Hassad avant de se tourner vers Abdullah. Très bien, mon vieil ami.
— L’entraînement militaire a été relativement facile, dit le commandant. Le plus difficile a été de cultiver leur foi en la cause sans qu’ils aient l’air de fanatiques au regard illuminé.
Les deux hommes savaient que nombre d’attentats-suicides avaient échoué parce que ceux qui devaient les commettre semblaient si égarés, si nerveux que même le moins méfiant des civils voyait bien ce qui allait se passer. Les cinquante hommes qu’ils enverraient à Tripoli le jour même seraient entourés de militaires loyalistes, à l’affût du type d’attaque qu’ils projetaient. Ils avaient été sélectionnés parmi des centaines de recrues venues de camps d’entraînement et de madrasas de tout le Moyen-Orient.
Hassad jeta un coup d’œil à sa montre.
— Dans dix-huit heures, tout sera terminé. La secrétaire d’Etat américaine sera morte et le hall du palais transformé en mare de sang. La paix sera une nouvelle fois repoussée, et nous pourrons poursuivre notre prédication.
— Comme l’a écrit le premier Suleiman Al-Jama, « lorsque au cours de la lutte pour préserver notre foi de la corruption, nous voyons notre volonté faiblir, notre résolution fléchir, notre force diminuer, nous devons réaliser l’effort suprême, consentir si nécessaire au sacrifice suprême pour montrer à nos ennemis que jamais nous ne serons vaincus ».
— Je préfère cette autre citation : « Ceux qui ne se soumettent pas à l’islam sont un affront envers Allah et ne méritent que nos balles. »
— Bientôt ils les auront.
— Et maintenant, pourquoi ne pas me présenter à l’Américaine ? Il reste un peu de temps avant son rendez-vous avec le destin, et j’aimerais voir à quoi elle ressemble.