15

Le Pig se trouvait au sommet d’une colline et ils couvraient ainsi les alentours, mais sans abri cela ne leur servait à rien. Leur minuscule moment d’avance ne permettait pas à Linc d’enclencher la marche arrière : il appuya à fond sur l’accélérateur et dévala la pente au moment même où la roquette non guidée se dirigeait sur eux. Il appuya sur un bouton du tableau de bord pour activer la suspension hydraulique, abaissant ainsi le centre de gravité du véhicule.

Mark n’avait plus la hauteur nécessaire par rapport au sol pour mettre en batterie la mitrailleuse de calibre .30 installée sous le pare-chocs avant, mais le camion pouvait désormais descendre la dune à vive allure sans basculer. Linc appuya ensuite sur un autre bouton pour abaisser les chaînes, à l’arrière, destinées en principe à effacer leurs traces ; dans le cas présent, étant donné leur vitesse, elles soulevèrent un épais nuage de poussière qui ne gênait en rien leur propre FLIR mais gênait la vision nocturne du tireur de roquettes.

La grenade propulsée par roquette toucha terre à l’endroit où se trouvait le Pig quelques secondes auparavant, faisant jaillir une inoffensive gerbe de sable et de terre. Des balles traçantes se mirent alors à poignarder la nuit, se ruant sur le camion comme des chevaux de feu.

— Linda… commença Linc, mais elle l’interrompit.

— J’y suis.

Elle ouvrit la porte donnant sur l’arrière du camion et se lança à l’intérieur. Elle ouvrit aussitôt l’écoutille supérieure et poussa la mitrailleuse secondaire sur ses montants. Les trappes de l’écoutille la protégeaient sur les côtés et elle pointa le canon de son arme sur le mitrailleur qui les canardait de face. La mitrailleuse de calibre .30 rugit entre ses mains et cracha ses douilles de cuivre en un geyser saccadé. Elle visa l’endroit d’où partait le feu le plus intense, sans voir ce qui se passait à cent mètres de là en raison de l’obscurité, tandis que les zébrures de balles traçantes allaient se perdre dans le néant.

Elle maniait brutalement sa mitrailleuse pour contrer les mouvements erratiques de Linc qui évitait les nids-de-poule. Il devait y avoir un tireur de roquettes au milieu des hommes qui leur tiraient dessus au fusil d’assaut, car une explosion retentit soudain, projetant des corps haut dans le ciel.

Une autre RPG déchira la nuit, mais elle se dirigeait tellement loin d’eux que Linc put se permettre de l’ignorer. Il fonça alors en direction d’une dune de sable qui offrait une couverture parfaite à un groupe de tireurs. Il aborda la dune de biais, et arrivé au sommet, il enclencha la propulsion sur les quatre roues, en sorte que lorsqu’ils arrivèrent en bas de la pente, Linda avait toute la rangée des tireurs dans son champ de tir. Elle balaya leurs positions avec une fureur destructrice.

— J’ai une très grosse image thermique, annonça alors Mark, les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur.

— Distance ?

— Environ cinq cents mètres. Elle est partiellement obscurcie par la topographie, mais il y a quelque chose de gros, là-bas, et ça devient de plus en plus chaud.

— Missiles, ordonna Linc.

Malgré les cahots, Mark ne manquait aucune touche sur son clavier. Des panneaux commandés hydrauliquement s’ouvrirent dans les flancs du Pig, révélant le nez conique de quatre missiles antichars Javelin FGM-148. Tiré en principe à l’épaule, le Javelin emportait une tête de dix-sept livres et se révélait capable de percer n’importe quel blindage.

Le missile était une arme du type « tire et oublie », guidé par infrarouge, en sorte que dès que Mark eut verrouillé le guidage sur la source de chaleur, le missile était prêt.

— Attention au feu ! cria-t-il à l’intention de Linda avant de lancer la roquette.

Le missile sortit de son tube avec un souffle brûlant et fila au travers du désert. Linc tourna le volant de façon à ce que Linda puisse arroser un autre nid de mitrailleuses qui lâchait sur le flanc du Pig un entêtant barrage de munitions.

Le Javelin atteignit la source de chaleur, ignorant la bataille qui faisait rage tout autour et les futiles tentatives de deux hommes qui tentèrent de l’abattre. A une dizaine de mètres de la cible, sa tête chercheuse avait soudain perdu le signal, rencontrant un contact plus proche et plus froid, mais le missile ignora le leurre et poursuivit sa course programmée.

Ce que le missile ne savait pas, c’était qu’un camion-citerne était passé entre lui et sa cible, et que l’image thermique plus froide correspondait au moteur. Le missile heurta le réservoir, juste derrière la cabine. Le chauffeur mourut sur le coup lorsque le mélange air-carburant explosa en une boule de feu qui sembla lécher les cieux. Des tentes toutes proches furent déchiquetées, les haubans transformés en rubans et les piquets en petit bois. Des filets tendus sur les palmiers pour dérober le camp à la vue des satellites espions s’enflammèrent comme de l’amadou. Des morceaux de métal du camion taillèrent en pièces l’équipe qui travaillait dans le camp, mais ne causèrent aucun dommage à l’appareil sur lequel ils intervenaient.

A la lueur de la colonne de flammes s’élevant du camion-citerne, Linc, Mark et Linda aperçurent deux choses : d’abord, que le camion foreur utilisé par l’équipe du Département d’Etat était également en feu, et ensuite ce que les combattants étaient censés protéger : un hélicoptère russe Mi-24, le plus redoutable hélicoptère de combat de toute l’histoire, niché dans un bunker de sacs de sable. C’était la chaleur de ses deux turbines Isotov que Mark avait détectée sur son FLIR. Les rotors tournaient et le pilote s’apprêtait à faire décoller son engin tueur de chars.

— Putain ! s’écria Mark. S’il arrive à décoller, on est cuits.

A peine avait-il prononcé ces mots que l’hélico (nom de code Hind) s’élevait dans les airs. Le pilote fit pivoter l’appareil sur son axe alors qu’il était encore partiellement dissimulé par les sacs de sable. Sous le nez du Hind, on apercevait une mitrailleuse Gatling à quatre tubes qui se mit à cracher dès qu’il dépassa les sacs de sable.

Linda eut tout juste le temps de plonger sous l’écoutille, tandis qu’autour du Pig, le désert crépitait de balles de calibre .50. Sous la violence des rafales, le pare-brise blindé du camion s’étoila et il n’aurait fallu que quelques secondes de plus pour qu’il volât en éclats.

Linc enfonça l’accélérateur, faisant jaillir une gerbe de sable derrière eux. Juste à leur gauche, une rafale fit éclater le sol. Puis vinrent six roquettes d’affilée, tirées depuis les rails placés sous les courtes ailes. Linc avait l’impression de conduire en pleine tempête de sable tant les missiles non guidés soulevaient des nuages de poussière autour d’eux. Il faisait de son mieux, zigzaguant entre chaque impact pour gagner de précieuses secondes. L’une des roquettes atteignit le pare-chocs arrière, secouant le Pig sur ses suspensions mais ne causant aucun dégât sérieux au blindage.

Linc lança un coup d’œil à Murphy.

— Prêt ?

— Vas-y !

Linc tourna violemment le volant et écrasa la pédale de frein. Le Pig pivota sur lui-même en glissant sur le sable mais sans se renverser, grâce à son large empattement. Dès que le nez fut pointé vers le Hind, Mark lâcha une paire de missiles Javelin dans l’espoir que les capteurs de chaleur suffisent à les guider, car il n’avait pas eu le temps d’ajuster son tir.

Le pilote de l’hélicoptère venait de perdre sa cible dans le tourbillon de poussière et attendait quelques secondes que le vent le dissipât. C’est du sein de cet impénétrable rideau que jaillirent soudain les deux missiles. Le système de refroidissement cryonique de l’un d’eux n’avait pas pu atteindre la température désirée et ne parvenait pas à distinguer la cible contre le sable du désert, encore chaud. Il explosa au sol, très à l’écart de l’hélico.

Le nez face aux missiles, le Hind présentait une signature thermique très faible car sa coque dissimulait la chaleur des turbines. Le pilote le savait et demeura immobile dans l’espoir que l’autre missile passe à côté. Mais le Javelin avait verrouillé sa cible. Pour son navigateur informatique, les quatre tubes brûlants placés sous l’hélicoptère appelaient irrésistiblement à la frappe.

Le capteur de chaleur envoya des corrections minimes aux ailerons du missile de façon à viser directement les quatre tubes encore chauds de la mitrailleuse Gatling. Le pilote éleva son appareil au dernier moment, en sorte que le missile manqua la mitrailleuse mais explosa juste sous le cockpit. La déflagration coupa l’hélicoptère en deux : la partie avant se désintégra presque entièrement tandis que la coque et la queue furent soulevées en l’air. Comme le rotor principal était en mouvement, l’hélicoptère perdit toute stabilité et se mit à tournoyer en laissant échapper un panache de fumée. Le Hind de dix tonnes s’écrasa alors au sol, ses rotors en aluminium labourèrent le sol avant d’exploser, projetant des éclats à une vitesse quasi supersonique ; les turbines Isotov, remplies de sable, se dilatèrent avant de s’arrêter.

Pourtant, les réservoirs de carburant auto-étanches résistèrent au choc. Il n’y eut pas d’explosions secondaires et les flammes jaillies des échappements s’éteignirent rapidement.

Mark laissa échapper un long soupir.

— Joli coup, Mark, dit Linc avant de s’adresser à Linda : Ça va, derrière ?

— Maintenant, j’ai compris ce que c’était que le Martini de James Bond : au shaker !

— Excuse-nous.

Elle passa la tête dans la cabine.

— Vous avez réussi à descendre le Hind, alors c’était une remarque, pas une plainte. A part ça, où est-ce qu’on est ? Dans une sorte de base militaire frontalière ?

— Probablement, répondit Linc.

— Amène-nous jusqu’au Hind, tu veux ? demanda Mark qui étudiait la carcasse de l’hélicoptère grâce au FLIR.

— C’est peut-être pas une très bonne idée. On devrait filer tant qu’il n’y a personne.

— Je ne crois pas qu’il s’agisse d’une base militaire frontalière, dit Murphy, mais j’ai besoin d’aller jeter un œil à l’hélico pour m’en assurer. En plus, il faut se débarrasser de tous les moyens de communication restés intacts. S’il y a des survivants dans le coin, inutile qu’ils puissent appeler des renforts.

Linc franchit les quatre cents mètres les séparant de l’épave et Mark n’attendit pas l’arrêt complet avant d’ouvrir la portière. Comme un chasseur primitif s’approchant d’une proie dangereuse pour s’assurer qu’elle est bien morte, Mark s’avança lentement vers le Hind abattu. Linda était retournée à son écoutille, prête à ouvrir le feu de sa mitrailleuse.

— Qu’est-ce que tu cherches ? demanda-t-elle sans cesser de surveiller le camp dévasté.

— Je ne cherche pas, j’ai trouvé.

— Bon. Qu’est-ce que tu as trouvé, alors ?

— Les entrées d’air ne sont pas normales. Elles sont trop grandes. Ainsi que les bouts de pales des rotors.

— Et donc ? demanda Linc depuis la cabine du Pig.

Mark se tourna vers lui.

— Cet hélico a été modifié pour effectuer des opérations à haute altitude. Je parie que si je vérifiais les tuyaux d’alimentation en carburant pour les turbines, ils seraient également plus gros. Et ça… c’est le rail de lancement d’un missile AA-7 Apex.

— Et alors ?

— L’Apex ne fait pas partie de l’armement classique du Hind. Ce sont des hélicoptères d’attaque au sol. L’Apex, lui, est un missile air-air, spécialement conçu pour le MIG-23 Flogger.

— Comment peux-tu en être sûr ? demanda Linda.

— Avant d’entrer dans la Corporation, je travaillais dans la conception des armements. Je connais tout ça par cœur. Bon, vous avez compris où je voulais en venir, non ?

— Missile air-air, hélicoptère modifié pour la haute altitude, dit Linc en bougeant les deux mains comme s’il soupesait ces deux éléments. Pas besoin d’être Sherlock Homes pour deviner. Ils ont utilisé cet engin pour abattre l’avion de la secrétaire d’Etat.

— Alors, cet endroit, c’est une base militaire libyenne ou un camp de terroristes ? demanda Linda.

— C’est la question à dix balles, ça, dit Mark en remontant dans le Pig. Allons voir si on trouve des éléments de réponse.

Ils roulèrent jusqu’au camp. Les tentes et les palmiers étaient réduits en cendres. Linc s’arrêta à côté d’un des mécaniciens tués du Hind, plaçant le Pig entre le corps et le désert. Mark sauta à terre et retourna le cadavre. Dans la lumière vacillante des incendies, il distingua un morceau de métal, probablement issu du camion-citerne, fiché dans la poitrine de l’homme. Mais il n’y avait ni uniforme ni insigne permettant de savoir à qui l’on avait affaire, et rien dans ses poches, pas même une plaque d’identification.

Sans trop s’éloigner du Pig, il examina ainsi plusieurs cadavres, mais en vain. En fouillant ce qui restait des tentes, il trouva un téléphone satellitaire, qu’il empocha, et un gros récepteur radio endommagé par l’explosion, mais rien qui pût indiquer l’identité de ces hommes ni au service de qui ils se trouvaient.

— Alors ? demanda Linda lorsqu’il remonta dans le Pig.

— On sait comment cet avion s’est écrasé, mais on ne sait toujours pas qui l’a abattu et pourquoi.

— Moi, ça ne m’inquiète pas, dit Linda tandis qu’ils reprenaient le chemin de la frontière tunisienne. Je parie que le président a eu la réponse à ces deux questions cinq minutes après l’atterrissage de l’autre hélico.