22

Dans un pays aussi homogène ethniquement que la Libye, le fait qu’Eddie Seng fût chinois constituait un incontestable handicap en matière de discrétion. Lorsque Juan leur avait confié, à lui et à Hali Kasim, la tâche de suivre leur pilote, il en avait eu pleinement conscience, mais n’avait pas songé à discuter. Comme Juan, il trouvait Assad suspect, et il éprouvait même vis-à-vis de lui comme une sorte de frayeur.

Mais avoir des soupçons et en apporter la preuve sont deux choses différentes. De là cette filature à laquelle ils devaient se livrer, dans les conditions les plus difficiles.

Pourtant, tout n’était pas désespéré. Il n’existe pas de ville au monde qui ne possède de quartier chinois. Et ce premier soir, tandis que Hali suivait Tariq Assad, avec dans la poche une carte écrite à la main proclamant qu’il était muet, de façon à cacher le fait qu’il ne parlait pas arabe, Eddie était parti explorer le Chinatown de Tripoli.

Il avait beau s’y attendre un peu, la découverte qu’il fit ne laissa pas de l’impressionner. Inondée de pétrodollars, la Libye, et notamment Tripoli, connaissait une explosion de la construction, et une grande partie de ces nouveaux bâtiments étaient l’œuvre de sociétés de Hong Kong et de Shanghai. Outre les travailleurs venus de Chine, il y avait également un grand nombre de restaurants, bars, boutiques et bordels dédiés uniquement à la clientèle chinoise, en sorte qu’Eddie, natif de Chinatown à New York ne se sentait nullement dépaysé.

Et, comme à New York, il existait là une société interlope. Il ne lui avait fallu que quelques minutes de déambulation pour reconnaître des symboles de gangs peints à la bombe sur quelques devantures de boutiques. Et quelques minutes de plus pour découvrir celui qu’il cherchait, petit, peint en rouge sur une porte en métal gris. Cette porte donnait accès à un entrepôt doté d’une rangée de fenêtres au premier étage.

Eddie frappa à la porte un code utilisé aux Etats-Unis. Aucune réponse. Il frappa alors de façon normale. A en juger par l’écho assourdi, l’acier de la porte devait être des plus solides.

Quelques secondes plus tard, le battant s’entrouvrit sur un garçon d’environ dix ans, qui passa la tête par l’entrebâillement. Il devait y avoir trois ou quatre hommes armés hors de vue, et le garçon ne dit pas un mot.

Eddie non plus.

Il sortit les pans de sa chemise, se tourna et exposa son dos nu.

Le garçon poussa un cri, et Eddie sentit d’autres yeux posés sur lui. Lentement, il remit sa chemise dans son pantalon et se retourna face à la porte. Les deux hommes qui le contemplaient avaient baissé leurs pistolets, ce qu’il jugea de bon augure.

— Qui êtes-vous ? demanda l’un d’eux.

— Un ami.

— Qui vous a donné ce tatouage ? demanda le deuxième.

Eddie le toisa d’un air dédaigneux.

— Personne ne me l’a donné. Je l’ai gagné.

Sur son dos un dragon aux formes élaborées combattait un griffon. C’était le symbole d’une très ancienne société criminelle, le Dragon vert Tong, datant des années trente, époque où ils avaient vaincu une bande rivale pour la maîtrise du port de Shanghai. Seuls les membres les plus élevés dans la hiérarchie de la société ou les exécutants les plus courageux avaient le droit de porter ce tatouage sur leur peau, et, connaissant les ramifications mondiales de la pègre chinoise, Eddie savait qu’il lui assurerait l’entrée dans ce milieu.

Il craignait seulement qu’on l’examine de trop près, car Kevin Nixon n’avait appliqué le stencil que quelques heures auparavant, en utilisant un catalogue de tatouages de gangs et de prisonniers conservé à bord de l’Oregon.

— Que faites-vous ici ? demanda le premier truand.

— Il y a un homme qui travaille sur le port, et qui doit beaucoup d’argent à des gens que je représente. Je voudrais engager certains d’entre vous pour le surveiller jusqu’au moment où il versera cette somme.

— Vous avez de l’argent ?

Eddie ne prit même pas la peine de répondre. Personne de sensé n’aurait demandé un tel service sans être capable de le rémunérer.

— Quatre ou cinq jours. Huit ou dix hommes. Dix mille dollars.

— Trop durs à changer. Disons dix mille euros.

Vu les taux de change, cela faisait presque cinquante pour cent de plus. Eddie acquiesça.

En un tournemain, il avait placé Tariq Assad sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre, tandis que Hali et lui attendaient dans un hôtel minable, tenu par les Tong. L’organisation fournissait des informations sur les activités d’Assad toutes les six heures au moyens de téléphones jetables, en sorte qu’en quelques jours ils eurent une vision relativement exhaustive de ses déplacements.

D’ordinaire, Assad travaillait de nuit sur le port, huit heures d’affilée, mais il lui arrivait de partir deux heures avant si aucun navire n’était annoncé. Ces nuits-là, il se rendait dans un appartement proche du port, où il entretenait une maîtresse. Ce n’était pas la plus belle de celles qu’il fréquentait, mais la proximité de son logis était des plus pratiques.

Après son travail, il rentrait chez lui auprès de sa famille, dormait environ six heures, puis allait prendre le café avec des collègues avant de rendre visite à d’autres appartements dans Tripoli. Eddie demanda à ses nouveaux employés de dresser une liste de ces femmes, et lorsqu’il demanda à Eric Stone de croiser ces informations grâce à l’ordinateur de l’Oregon, il apparut qu’Assad couchait avec des femmes de hauts fonctionnaires. Par exemple, la fille plutôt laide vivant à côté du port était la sœur du directeur adjoint du ministère de l’Energie.

Si l’on tenait compte du fait qu’Assad lui-même n’était pas particulièrement bel homme, ses conquêtes apparaissaient d’autant plus impressionnantes.

Eddie et Hali en arrivèrent à la conclusion qu’Assad n’était qu’un pilote de port corrompu, pourvu d’une libido hors norme et plutôt chanceux en amour. C’est alors que Max Hanley leur apprit la nouvelle par téléphone. Les prouesses d’alcôve d’Assad prirent dès lors une toute autre dimension.

*

L’oreille collée au téléphone, Juan écouta Eric Stone lui décrire le chemin qu’empruntait la vieille voie ferrée à travers les montagnes jusqu’à la côte, distante d’environ trente-deux kilomètres. Les images satellite ne donnaient pas l’inclinaison de la pente, mais lors de son arrivée au camp d’entraînement, le dispositif de pistage de Juan lui avait donné environ trois cents mètres au-dessus du niveau de la mer.

Alors même qu’Eric lui fournissait les détails demandés, Juan élaborait son plan. Le voyage promettait d’être mouvementé !

En outre, le temps était plus que compté, et il n’avait aucune raison à avancer pour qu’Overholt demande aux Libyens de retarder leur assaut.

Et comme si cela ne suffisait pas, il n’avait pas dormi plus de six heures au cours des deux jours précédents, et vu leurs têtes, ses trois compagnons n’avaient pas dû faire mieux.

— Qu’y a-t-il ? demanda Linc, les gants en caoutchouc recouverts de sang, alors qu’il terminait de recoudre la blessure.

Il avait utilisé trois rangées de catgut, depuis la profondeur de la plaie jusqu’à la peau, en sorte qu’elle ne pouvait plus se rouvrir.

— Quoi ? demanda Juan.

— Tu viens de rire, répondit Linc en ôtant ses gants.

— Vraiment ? Eh bien je me disais qu’on était vraiment dans la mouise jusqu’au cou et que je n’étais pas sûr que mon plan allait marcher.

— Encore un de tes horribles plans B ? grommela Linda, qui se tenait à côté du Pig.

— C’est pour ça que je riais. Le rire du condamné. Parce que là, il ne s’agit plus de plan B, mais de plans C, D, E ou F.

Deux options s’offraient à Juan, mais en réalité il n’avait guère le choix. Ils allaient tous pénétrer sur le champ de tir, et le Pig servirait de cible.

Linc posa un pansement adhésif sur la blessure, puis Juan enfila avec peine son pantalon, tellement incrusté de sable qu’il craqua lorsqu’il le passa sur ses hanches. Il descendit ensuite du Pig et fit quelques flexions. En dépit de la couture serrée, et grâce à l’anesthésie locale et aux analgésiques, la douleur était supportable.

Le soleil n’était pas encore levé derrière les montagnes et les étoiles brillaient dans la nuit glaciale. Juan les contempla pendant un instant, et, une fois encore, se demanda s’il serait là le lendemain pour les voir.

— En voiture ! lança-t-il. Le spectacle sera en grande partie terminé quand l’Oregon arrivera, et on a du pain sur la planche en attendant.

— Par simple curiosité, Juan, dit Linc d’un air détaché, qui sont ces gens que nous devons sauver ? Des prisonniers politiques, de droit commun ?

— La réponse est peut-être la clé de toute cette histoire.

— D’accord, dit Linc avec un petit hochement de tête.

— Quant à moi, fit Mark, j’ai un mauvais pressentiment à propos de…

Juan l’interrompit d’un regard mauvais.

Quarante-huit minutes plus tard à sa montre, Juan estima qu’ils étaient prêts. A peine. En petit nombre, les hommes assurant la garde des prisonniers n’auraient pas représenté une menace sérieuse, mais ils étaient une quarantaine, et s’ils n’agissaient pas dans les temps impartis, les deux cents autres qu’il espérait attirer du camp d’entraînement auraient atteint la mine avant qu’ils aient pu s’enfuir.

Au cours de leur approche, ils avaient déposé Linc, qui devait gagner le sommet d’une éminence surplombant la cour derrière le vieux bâtiment de l’administration. Avec un fusil Barrett de calibre .50, l’ancien SEAL aurait pu atteindre une cible à plus de 1600 m de distance. Avec le fusil d’assaut REC7, plus petit, il pouvait quand même tirer à 650 m, soit bien plus loin que ce qui était nécessaire. Le Pig se trouvait à présent hors de vue de la mine, en haut de la piste par où la veille, la patrouille avait débouché avec le corps d’un des fuyards.

Les premières lueurs de l’aube ne parvenaient pas encore à dissiper les ténèbres autour d’eux et le vent charriait des senteurs de mer.

Juan aurait aimé tenir Alana et leur nouveau compagnon, Fodl, en dehors du combat, mais il ne pouvait prendre le risque de les laisser dans le désert au cas où ils n’auraient pas pu y retourner. Il leur avait expliqué son plan, s’assurant qu’ils en avaient bien saisi tous les dangers, et tous deux s’étaient montrés disposés à accomplir ce que l’on attendait d’eux.

— Pour que vous ne dépariez pas au milieu de tous ces archéologues aventuriers, je vais vous trouver un feutre.

Et il avait souri à Alana lorsqu’elle lui avait dit qu’elle avait l’impression d’être un gibier.

— Et un fouet ? avait-elle riposté.

— Osé, avait-il dit en souriant à nouveau.

— Au rapport, dit Linc dans l’écouteur.

— Je te reçois cinq sur cinq, mon grand.

— Je suis en haut du quai de chargement, répondit le tireur d’élite. Les gardes commencent à rassembler les prisonniers pour le petit déjeuner. C’est maintenant ou jamais.

— Compris.

Juan déglutit, la gorge sèche comme du papier de verre, et jeta un coup d’œil en direction de Mark : le succès ou l’échec de son plan reposait sur ses capacités à manier le système d’armes du Pig.

— Prêt ?

Mark acquiesça.

— Taïaut !

Mark engagea les mortiers montés sur le toit. Avec l’aide de Linc, il les avait déjà ajustés en utilisant un viseur laser. Ils tirèrent en même temps, et le chargeur automatique engagea une deuxième munition dans chacun des quatre tubes avant que la première salve ait franchi cent mètres de leur trajectoire parabolique.

La deuxième salve partit avec un bruit sourd, presque comique, et Mark s’écria :

— Vas-y !

Juan avait déjà emballé le moteur, en sorte que dès qu’il engagea la vitesse, les quatre pneus mordirent le sol. Ils franchirent l’escarpement dans un rugissement de moteur et le camp surgit à leurs yeux. Comme il l’avait prévu, personne n’avait entendu les mortiers. Les prisonniers en haillons se rassemblaient pour leur maigre petit déjeuner, sous les vociférations de leurs gardiens. L’un de ces derniers abattit si fort son gourdin sur les reins d’un homme que celui-ci ploya en arrière avant de s’abattre dans la poussière.

Chargés chacun d’un kilo d’explosifs, les obus de mortier atteignirent le point culminant de leur trajectoire et se mirent à redescendre. Mark avait occupé une partie du trajet à les débarrasser de la plus grande partie de leurs shrapnels, de façon à réduire les risques pour les détenus.

Linc prit dans le viseur de son REC7 le gardien qui venait de frapper le prisonnier, relâcha une petite respiration et appuya sur la détente.

— Nuage rose, annonça-t-il en voyant exploser la tête du gardien.

Il abattit encore deux gardiens avant qu’un flottement naisse dans leurs rangs. Le chef des gardes sortit alors de sa tente, torse nu, son pantalon d’uniforme rentré dans ses bottes. Apercevant l’antenne radio qui passait par un trou de la toile, il choisit délibérément une autre cible.

Quatre nouveaux obus de mortier s’écrasèrent au sol au même moment. Sur le chemin menant au carreau de la mine, des geysers de poussière et de flammes explosèrent. Quelques secondes plus tard, d’autres obus éclatèrent encore plus près du camp.

Gardiens et prisonniers reculèrent d’un même mouvement en direction des vastes bâtisses en bois, tandis que Linc continuait d’éclaircir les rangs des terroristes, tuant à chaque coup de fusil et choisissant en priorité les hommes armés.

Juan se rua à l’intérieur du camp comme un pilote de rallye en vue de la ligne d’arrivée. A ses côtés, Mark avait le plus grand mal à garder le viseur des missiles verrouillé sur l’un des camions des terroristes. Finalement, il déclencha le tir.

La roquette jaillit bruyamment de ses rails, fila dans les airs et explosa contre la cabine du camion, brisant le châssis en deux en sorte qu’il se souleva comme un navire torpillé.

L’explosion poussa plus encore les prisonniers effrayés du côté du bâtiment, tandis que les gardes se ruaient vers leurs tentes où la plupart avaient laissé leurs armes automatiques.

Le Pig se trouvait à moins de cent mètres du camp lorsque les terroristes ayant récupéré leurs AK-47 se mirent à tirer de longues rafales dans toutes les directions. Depuis la coupole du Pig, Linda les observait à travers le viseur de sa mitrailleuse M60. Avec les cahots, l’arme lui meurtrissait l’épaule, mais la précision de son tir n’en souffrit pas.

Les balles faisaient jaillir la poussière autour des terroristes, des hommes s’effondraient, tenant à deux mains d’effroyables blessures, d’autres étaient blessés par leurs propres camarades qui ripostaient à cette attaque soudaine par des tirs désordonnés.

— Il a eu suffisamment de temps, hurla Juan pour couvrir le rugissement du moteur. Bousille la tente de commandement.

Juan visait deux objectifs. Le premier était de sauver le maximum de prisonniers, car au cours de leur attaque, les militaires libyens ne feraient certainement pas dans le détail. Lui-même, d’ailleurs, s’interrogeait sur la possible distinction entre gardiens et prisonniers. Le deuxième objectif consistait à attirer le maximum de terroristes hors du camp d’entraînement avant l’attaque libyenne. Si Fiona Katamora se trouvait vraiment là-bas, c’étaient autant d’hommes qui ne chercheraient pas à la tuer avant qu’on lui porte secours.

Voilà pourquoi il avait enjoint à Linc de laisser au chef des gardiens de la mine le temps de prévenir le camp d’entraînement par radio. Mais maintenant que c’était fait…

Mark logea un missile dans la tente de façon à ce qu’il heurte le sol juste devant avant de poursuivre sa course jusqu’au fond. Une colonne de flammes s’éleva et la pile de matériel militaire à l’extérieur s’effondra. La tente prit feu comme une torche en papier et ses cendres retombèrent sur le sol comme des flocons de neige sale.

Ils se trouvaient à présent en plein centre du camp. Au-dessus de Juan et de Mark, Linda tirait toujours à la mitrailleuse, abattant des rangées de gardiens et forçant les prisonniers à se diriger vers le terrain où les terroristes entreposaient wagons et locomotives.

Juan se rendait compte que cette soudaine attaque avait brisé le moral des gardiens. La plupart fuyaient dans la mine ou vers le désert, tandis qu’une cinquantaine de prisonniers était rassemblés contre l’ancien bâtiment de l’administration. Soudain, un homme surgit de derrière un bulldozer, tenant sur l’épaule un RPG-7 braqué sur les prisonniers sans défense.

Mark passa les commandes de tir de « missiles » à « mitrailleuse » et la calibre .30 disposée sous l’avant du Pig se mit à cracher. Le terroriste s’effondra, mais il eut le temps de tirer sa grenade. Le missile de cinq livres franchit moins de trois mètres avant d’exploser en l’air.

— C’était toi, Linc ? demanda Juan, sidéré.

— Suffit de viser juste.

Plus tard, il avouera avoir visé le terroriste, mais que la roquette avait rencontré sa rafale de balles.

Juan contourna le bâtiment et freina brutalement. Le Pig s’immobilisa sur des rails, l’arrière à quelques centimètres seulement d’un wagon équipé sur le toit d’une roue destiné à le freiner. La voie était plus étroite que les pneus du Pig. Après quelques secondes de recherche, Juan trouva la commande permettant d’abaisser la garde au sol du véhicule en ramenant les roues sur des jointures de suspension articulées.

Tandis que les roues rentraient vers l’intérieur, il manœuvra le camion vers l’avant et vers l’arrière jusqu’à ce qu’elles reposent directement sur les rails.

Grâce à un autre bouton, Juan désactiva le système de gonflage automatique des pneus, puis descendit du camion.

— Mark, Linda, allez-y, dit-il dans la radio. Linc, couvre-les. Fodl, suis-moi.

Il saisit un fusil d’assaut REC7 et prit dans l’autre main son pistolet FN Five-seveN avec lequel il tira dans les pneus du côté gauche. En raison du poids du camion, les pneus s’aplatirent immédiatement et les jantes en acier reposèrent sur le rail, tandis que le caoutchouc aidait à les maintenir en place. Juan ne put s’empêcher de sourire d’un air satisfait. Pour que son plan aboutisse, il fallait absolument que le Pig puisse rouler sur les rails.

Juan gagna ensuite en courant le coin du bâtiment, tandis que son nouvel ami libyen descendait du camion, toujours vêtu de ses haillons de prisonnier.

Quelques prisonniers, plaqués contre le mur du bâtiment, regardèrent avec frayeur l’arme que tenait Juan, jusqu’à ce que Fodl apparaisse à ses côtés.

— Venez avec nous, leur dit Fodl avec une autorité qui ne surprit pas le directeur de la Corporation. Ces gens-là sont venus pour nous aider.

Des prisonniers émaciés le considérèrent d’un air méfiant.

— Allez-y. C’est un ordre.

Comme une digue qui se rompt, un flot d’hommes et de femmes finit par rejoindre les quelques prisonniers qui se dirigeaient vers le wagon que Linda venait d’ouvrir. Juan, lui, se tenait au coin du bâtiment, prêt à abattre le premier gardien qui ferait mine d’intervenir, tandis que Fodl encourageait du geste les prisonniers hésitants à rejoindre les autres. Mais, au moment où un groupe de femmes quittait en courant les tables des repas, un gardien ouvrit le feu. L’une des femmes s’écroula avant que Juan ait pu riposter en direction de la pile de caisses d’où était venu le tir.

Les femmes aidèrent leur camarade à se relever, la soutinrent sous les bras et l’amenèrent à l’abri, dans le wagon.

— Dieu vous bénisse, dit l’une des femmes en passant devant Juan.

Puis un prisonnier s’immobilisa à côté de Juan qui ne lui accorda qu’un bref regard avant de reprendre la surveillance du terrain. Mais l’homme le toucha à la manche et Juan le regarda avec plus d’attention. Il n’était pas arabe. Il avait les cheveux blonds, et, en dépit des brûlures du soleil, on devinait une peau claire.

— Vous êtes Chaffee ? demanda Juan.

— Oui. Comment le savez-vous ?

— Il faut remercier Alana Shepard pour votre sauvetage.

Chaffee poussa un soupir de soulagement.

— Dieu merci. Hier soir, on nous a dit qu’elle avait été abattue en tentant de s’échapper.

— Vous êtes en état de vous battre ?

L’agent de la CIA tenta de se redresser.

— Donnez-moi une arme et vous verrez.

Juan lui montra Mark Murphy, qui accrochait le vieux wagon aux deux crochets arrière du Pig. De loin, le wagon semblait énorme et la chaîne mince comme un collier en argent, mais ils n’avaient rien d’autre à leur disposition.

— Allez voir ce type, là-bas, il va s’occuper de vous.

— Merci.

Juan consulta sa montre. Huit minutes s’étaient écoulées depuis le premier coup de feu. Dans moins de dix minutes, une horde de terroristes venus du camp d’entraînement se ruerait sur eux, et dans une heure exactement, l’armée libyenne arriverait sur place et mitraillerait tout ce qui bouge.

En dépit des injonctions de Juan, les prisonniers arrivaient lentement au wagon, en un flot continu. La fin de leur supplice s’offrait à eux mais on eût dit que la seule promesse de la liberté ne suffisait pas à les hâter. Pourtant, le temps pressait et il lui semblait entendre le tic-tac inexorable de sa montre.

Mais soudain, il comprit : ce n’était pas sa montre mais le bruit sourd et régulier d’un hélicoptère qui approchait. Il fallait encore vingt minutes à George Adams pour arriver sur les lieux, c’était donc le Mi-8 des terroristes.

Finalement, peu importait que le wagon fût déjà plein et que seule une vieille femme cherchât encore à y monter, tandis que derrière eux les tentes et les équipements brûlaient, lançant d’épaisses colonnes de fumée dans le ciel rosissant.

Il était trop tard.