Lorsque quelqu’un finit par répondre à son coup de téléphone, Abdullah, le chef du camp terroriste, qu’on appelait irrévérencieusement East Gitmo, fut partagé entre la crainte et le soulagement.
— J’écoute, dit une voix.
Dans ces deux mots semblaient concentrée toute la malveillance que l’être humain s’emploie d’ordinaire à garder enfouie au fond de son âme.
Nul besoin pour Abdullah de se présenter. Ils n’étaient qu’une poignée à posséder le numéro de ce téléphone satellitaire. Chose agaçante, cet appareil était de fabrication israélienne (maudits soient-ils !) mais il fallait bien reconnaître qu’ils bénéficiaient d’une sécurité absolue.
— J’ai besoin de lui parler.
— Il est occupé. Tu peux me parler à moi.
— C’est urgent.
Mais en même temps, Abdullah se promettait de ne pas insister s’il était éconduit. Dans le fond, on entendait la sirène d’un bateau et le joyeux cliquetis d’une balise flottante.
— Très bien, reprit-il après un moment de silence. Dis à l’imam que les prisonniers tentent de s’échapper. Apparemment, ils se sont attaqués aux gardiens et se sont emparés d’un de ces petits camions prévus pour pouvoir rouler aussi sur rails, comme des wagons. On n’a pas pu les arrêter à la mine, et des hommes venus du camp n’y sont pas parvenus non plus. J’ai envoyé certaines de nos unités d’élite en hélicoptère. Elles vont faire sauter le pont. Comme ça, on sera sûrs de les avoir tous. Et puis, euh… je me suis dit qu’avec les informations obtenues par l’archéologue américain, notre présence ici n’est plus nécessaire. Nous nous sommes trompés en pensant que l’ancienne base secrète de Suleiman Al-Jama se trouvait dans la vallée, au sud du « noir qui brûle ». Al-Jama avait installé son repaire dans le lit d’une autre rivière, en Tunisie. Les hommes que nous avons envoyés là-bas devraient l’avoir trouvée, à présent.
A nouveau, Abdullah entendit le tintement de la balise flottante et des coups de sirène.
— Où es-tu ? demanda-t-il vivement.
— Ça ne te regarde pas. Continue.
— Eh bien, puisque nous n’avons plus besoin de cette fausse histoire de mine de charbon, le fameux « noir qui brûle », je me suis dit que le mieux était encore de faire sauter le pont. D’une pierre deux coups. On tue tous les fugitifs et on commence à démonter notre opération ici.
— Combien d’hommes des commandos d’élite sont-ils encore sur place ?
— Une cinquantaine.
— Inutile de risquer la vie de ces combattants d’élite pour quelque chose d’aussi trivial que des prisonniers. Envoie plutôt les hommes les moins entraînés. Et dis-leur que s’ils tombent en martyrs au cours de cette opération, Allah leur réservera un traitement de faveur au paradis. C’est un décret de l’imam.
Abdullah préféra ne pas expliquer qu’il était déjà trop tard pour retirer ses troupes d’élite du pont.
— Et la femme ministre ? demanda-t-il.
— Les hélicoptères devraient être là d’ici une demi-heure. L’un d’entre eux a reçu l’ordre de s’en charger. Votre tâche principale est de vous assurer de la mort des prisonniers et de la concentration de nos hommes à Tripoli. A la réunion, il y aura des forces de sécurité loyalistes qu’il faudra neutraliser pour pénétrer dans le hall principal. Une fois à l’intérieur, bien entendu, les membres du gouvernement que nous visons ne sont pas armés. Ce sera une saignée magnifique et la fin de cette stupide offre de paix.
Jamais Abdullah ne l’avait entendu parler aussi longtemps. Il croyait en leur cause, au moins autant que l’imam Al-Jama lui-même, mais il fallait bien reconnaître qu’il n’en était pas arrivé à un tel degré de fanatisme.
Souvent, il avait entendu les discussions entre les jeunes qu’ils recrutaient aussi bien dans les milieux privilégiés que dans les bidonvilles. Pour stimuler leur hardiesse, ils se complaisaient à imaginer les tortures les plus effroyables contre les ennemis de l’islam. Des lustres auparavant, il avait agi de même, lors de la guerre civile au Liban. Mais, même s’ils ne l’avouaient pas, ils savaient bien que tout cela n’était que vantardise, un moyen de doper leur haine et leur engagement. En fin de compte, la plupart se révélaient trop tétanisés pour tenir correctement un pistolet, et les ceintures d’explosifs devaient surtout être résistantes à la bêtise.
Mais ce n’était pas le cas de l’homme qu’il avait en ligne. Lui, s’amusait à trancher des têtes d’Occidentaux avec un cimeterre datant des croisades. Dans les montagnes arides de Tchétchénie, il avait brûlé vifs des soldats russes, et à Bagdad, pendu les corps mutilés de soldats américains. Il avait recruté son propre neveu, un jeune homme qui avait un âge mental de deux ans, qui adorait faire des piles de cent grains de sable. Un jour, à Bassorah, pour attiser la haine communautaire, il avait déposé une bombe chargée de clous dans une laverie automatique fréquentée par des sunnites, tuant cinquante femmes et jeunes filles. Les représailles et contre-représailles en avaient fait des centaines d’autres victimes.
Abdullah accomplissait sa tâche pour Allah. L’homme avec qui il s’entretenait et qui en sa qualité de garde du corps d’Al-Jama, appartenait au premier cercle des fidèles de l’imam, tuait et mutilait par plaisir. Dans l’organisation, on savait que cet homme ne pratiquait même pas les rites musulmans : il ne priait pas, ne jeûnait pas pendant le ramadan et faisait fi de toutes les prescriptions alimentaires.
Les chefs de l’organisation débattirent longuement sur le point de savoir pourquoi l’imam tolérait une telle abomination, jusqu’au jour où ces discussions parvinrent à ses oreilles. Deux jours plus tard, on retrouva les quatre chefs qui avaient remis en cause le choix de l’imam avec la langue coupée, les yeux arrachés, le nez et le bout des doigts sectionnés et les tympans crevés. Le message était clair.
— La volonté de l’imam sera accomplie, que la paix soit sur lui, se hâta de dire Abdullah en se rendant compte qu’il aurait dû répondre.
Mais la communication était déjà coupée.
*
— Linda, ramène ta fraise avec la M60, hurla Juan dans la radio. Et autant de munitions que tu pourras. Mark, il faut que tu sépares le Pig du wagon.
— Quoi ? s’écria Murphy. Pourquoi ?
— En marche arrière, tu ne peux pas aller assez vite.
Linc intervint sur le réseau.
— Je croyais que notre problème c’était de ralentir cette caravane de dingues.
— Plus maintenant.
Quelques secondes plus tard, la mitrailleuse de calibre .30 atterrit sur le toit du wagon avec un bruit sourd. Juan se précipita pour aider Linda. Derrière elle, Alana Shepard arborait une bande de munitions autour du cou en guise de collier. A ses pieds, deux boîtes de balles. Elle lui tendit les boîtes et il l’aida à grimper sur le toit.
— Je vois que vous cherchez à gagner ce feutre, dit Juan en souriant.
En découvrant le pont pour la première fois, Linda comprit pourquoi le directeur avait besoin d’une arme lourde. Elle déploya les robustes pieds de la M60 et s’allongea derrière, de façon à le laisser introduire la première bande de munitions. Puis, tandis qu’Alana tirait de l’une des boîtes une deuxième bande de cent balles, Juan chargea la mitrailleuse et referma le magasin d’un coup sec. Linda tira la culasse en arrière et fit feu.
Le pont se trouvait bien au-delà de la portée de la mitrailleuse, mais même des balles criblant au hasard le chevalet en bois forceraient les terroristes à se mettre à couvert, donnant ainsi aux occupants du train le temps dont ils avaient besoin.
Linda tremblait de tout son corps, comme si elle tenait un câble électrique sous tension, et une langue de feu jaillissait de la gueule de l’arme sur près de trente centimètres. Après avoir observé les balles traçantes, elle releva le canon jusqu’à ce que les munitions à tête de phosphore atteignent leur but. Il fallut tirer près du tiers de la première bande avant que les hommes qui travaillaient sous la voie ferrée se rendent compte de ce qui se passait. Apparemment, aucun n’avait été touché, mais ils se ruèrent tous pour se dissimuler dans l’entrelacs de traverses.
Maîtrisant la longueur des rafales pour éviter la surchauffe du canon, Linda clouait les hommes sur place, et parvint même à en abattre un. Le corps bascula du pont et tomba sans bruit, comme au ralenti, avant de rebondir contre une poutre et de s’écraser au sol en soulevant un nuage de poussière que la brise emmena lentement au loin.
Mark Murphy, lui, entendait cracher la mitrailleuse, mais n’avait aucune idée de leur cible. Accroupi sur le pare-chocs arrière, il s’efforçait de ne pas regarder les traverses qui défilaient sous ses pieds.
Avant leur départ, il avait passé deux fois un câble autour de leur pare-chocs et de l’attelage du wagon. Linc accélérait un tout petit peu plus vite que la vitesse du wagon de façon à ce que le câble ne fût pas trop tendu. Au moyen d’une grosse pince coupante, il s’attaqua rapidement au câble d’acier tressé. Si le wagon commençait à s’éloigner du Pig, la tension couperait le câble et sectionnerait probablement ses jambes au niveau des genoux.
Ils abordèrent un tournant. Murph n’entendit plus crépiter la mitrailleuse de Linda et comprit que les collines lui dérobaient sa cible. Le wagon prit alors de la vitesse. Le mince câble se tendit et des brins commencèrent à céder, s’entortillant sur eux-mêmes comme des volutes de fumée argentés.
— Linc, accélère un peu, dit Mark.
Linc obtempéra.
Dès que la tension diminua, Mark appuya de nouveau de toutes ses forces sur les pinces.
— Quand tu auras coupé le dernier brin, lui cria Juan dans la radio, saute sur l’attelage de façon à ce que tu ne perdes pas de temps à remonter sur le Pig.
L’inquiétude s’empara de Mark qui ne savait pas ce qui lui déplaisait le plus : l’idée de se retrouver sur l’attelage rouillé, ou bien les raisons qui avaient amené le directeur à lui demander cela.
— Tu as entendu, Linc, ajouta Juan. Dès que Mark aura terminé, fais tourner le Pig et pousse ce wagon au maximum. Tu m’as entendu ?
— J’ai terminé, annonça Mark avant que l’ancien SEAL ait pu répondre.
Linc écrasa la pédale de frein, faisant jaillir des nuages de poussière de carbone des plaquettes presque totalement usées, puis braqua le volant dès le moment propice. Les pneus se mirent à rouler sur les traverses avec un horrible bruit et le lourd camion pencha dangereusement d’un côté. Il passa alors la première avant l’arrêt complet, faisant gicler des pierres de ballast des deux côtés, et se rua en avant en s’efforçant de remettre le Pig sur les rails.
Une fois les roues alignées, il se lança à la poursuite du wagon jusqu’à ce que le pare-chocs renforcé heurte l’attelage. A cet instant, il aperçut, sidéré, Mark Murphy un pied sur le pare-chocs avant, qui détachait un bout du câble de remorquage au treuil du Pig et l’enroulait sur l’attelage du wagon. Linc n’avait jamais douté du courage de ce garçon, mais même lui aurait hésité avant de se lancer dans une manœuvre aussi dangereuse.
— Président, annonça-t-il, j’ai réussi et je pousse le plus possible. Mark est en train d’attacher le wagon avec le câble de remorquage.
— Mark, tu as fait tes calculs ? demanda Juan en allant voir ce que faisait le jeune spécialiste des armes.
Après avoir passé deux fois le câble autour des attelages, Mark, l’air satisfait, remonta sur le pare-brise du Pig avant de se tourner vers Juan.
— Oui, j’ai fait comme tu l’as demandé. Le wagon a assez de flottabilité pour tenir à la surface. Seule inconnue, le temps que l’eau mettra à le remplir.
— Il faudra que Max agisse vite avec la grue de l’Oregon.
— Dis-lui qu’il utilise le grappin magnétique à la place du crochet.
Juan comprit immédiatement l’intérêt de la remarque de Murphy. Avec le gros électroaimant, pas besoin d’hommes pour arrimer le wagon à la grue.
Derrière lui, le train avait dû dépasser une autre colline parce que Linda ouvrit à nouveau le feu avec la M60 et une odeur de cordite se répandit autour d’eux. Le pont se trouvait encore à quelque distance et ressemblait par sa délicatesse à une maquette pour petit train électrique. Dès les premières rafales de balles traçantes, les hommes qui s’affairaient sous le pont coururent se mettre de nouveau à l’abri derrière les chevalets. A la vitesse à laquelle le Pig poussait le vieux wagon, ils ne tarderaient pas à atteindre le prochain tournant et les terroristes pourraient dès lors terminer leur travail.
La peur s’empara de Juan. Ils n’y arriveraient pas. Ils étaient encore trop loin, et sans un feu nourri pour les clouer sur place, les artificiers parviendraient à faire sauter le pont au moment même où ils l’atteindraient.
Il s’apprêtait à donner à Linc l’ordre de freiner, dans le vain espoir qu’ils parviendraient à débarquer les passagers et à résister d’une quelconque façon, lorsqu’un mouvement de l’autre côté du pont attira son attention. Il eut du mal à en croire ses yeux.
Soudain, l’hélicoptère de la Corporation passa en rugissant au-dessus du pont. Avec sa turbine soufflant de l’air dans la queue éjecté par des fentes, ce qui éliminait la nécessité d’un rotor arrière, le McDonnell Douglas MD-520N, piloté par George « Gomez » Adams, créait un véritable effet de sidération.
Dans les oreillettes de Juan, résonnèrent le bruit du rotor et le cri de guerre d’Adams, bientôt remplacés par le martèlement d’une mitrailleuse. Depuis la porte arrière ouverte de l’hélicoptère, une silhouette venait d’ouvrir le feu presque à bout portant. Les grosses poutres du pont avaient tenu plus de cent ans dans la fournaise du désert au point de devenir dures comme de l’acier, et pourtant les rafales incessantes firent jaillir le bois, laissant derrière elles des blessures blanches, une pluie tenace de sable et de poussière.
— Il était temps, lança Juan par radio.
— Désolé pour cette arrivée en fanfare, répondit Gomez Adams. Le vent est contraire par ici.
— Garde-les cloués sur le pont jusqu’à ce qu’on ait traversé, ensuite couvre-nous jusqu’au quai. (Il changea de fréquence.) Max, tu m’entends ?
— Bien sûr, répondit Max d’un ton faussement nonchalant.
— Dans combien de temps vous devez arriver ?
— On sera le long du quai environ deux minutes avant vous. Autant que tu le saches, c’est un pont flottant, et à la vitesse à laquelle vous toucherez les butoirs en bout de course, vous allez tuer tous les passagers du wagon.
— C’est ça ton information ? Tu as un plan ?
— Bien sûr. On a tout prévu.
— Parfait, répondit Juan, qui faisait confiance à son second.
Ils se ruaient à présent vers le tournant. Les ingénieurs qui avaient construit la voie ferrée avaient creusé comme une étroite tablette au flanc de la montagne, à peine assez large pour le wagon. Juan se dit qu’en temps normal, le train devait avancer à une vitesse d’escargot, mais là, il n’y avait plus entre le rocher et le wagon que la largeur d’une main.
Mais soudain, les roues extérieures du wagon quittèrent les rails et le rebord du toit claqua violemment contre le rocher, projetant sur Juan mille éclats tranchants comme du verre. Pourtant, le choc remit le wagon sur ses rails, avant que la force centrifuge ne le soulève à nouveau. Mais cette fois-ci, Juan se tourna pour se protéger.
— Président ?
Dans la voix de Linc, Juan entendit pour la première fois de la peur.
— Ne ralentis pas ! hurla-t-il.
En dessous, on entendait les hurlements de terreur de leurs passagers. Voyager sur le toit du wagon n’avait rien d’agréable, mais il imaginait ce qu’ils pouvaient ressentir dans l’obscurité la plus totale.
Deux fois encore ils touchèrent le rocher avant que la courbe du virage s’adoucisse et que les roues retrouvent l’acier des rails. C’était le dernier tournant avant le pont. Devant eux, une descente. Des jumelles renvoyèrent un éclat de lumière dans la vallée, en dessous du pont. En dépit de la distance, Juan avait l’impression de deviner les pensées de l’homme. Quelques secondes plus tard, on avait dû lancer un ordre, car les hommes qui avaient placé les charges explosives sous le pont se précipitèrent en bas des chevalets, sans se soucier des rafales de mitrailleuse crachées depuis l’hélicoptère.
Juan rejoignit Linda et Alana, accroupies derrière la M60.
— Je sais que j’ai l’air de me vanter un peu, dit Linda, le visage pâle sous ses taches de rousseur, mais on peut dire que c’est une expédition extraordinaire. A côté de ça, l’ascension du Cervin c’est de la petite bière.
Vu leur position, elle ne pouvait plus tirer à la mitrailleuse, mais Adams se chargeait de transformer en enfer la retraite des terroristes.
— On ne peut plus rien faire, hurla Juan pour couvrir le rugissement du vent. On retourne au Pig.
Il souleva la grosse mitrailleuse avec sa bande de balles cuivrées, de façon à ce que Linda et Alana puissent ramper ensemble jusqu’à l’arrière du wagon. Elles se glissèrent sur le toit du Pig puis disparurent par la trappe. Juan demeura un instant immobile, clignant des yeux pour mieux distinguer les voies. De son côté, Adams faisait virevolter son hélico pour échapper au feu de l’ennemi, tandis que son mitrailleur arrosait les piliers du pont chaque fois que l’appareil demeurait suffisamment immobile pour permettre le tir.
Soudain, le bruit des roues sur les rails se modifia. Ils avaient atteint la première partie du pont.
L’explosion retentit plus loin, dans la vallée, près de l’un des chevalets. Flammes et fumée escaladèrent les traverses en bois et s’épanouirent en un champignon vénéneux. Juan se jeta à plat ventre, mais le train traversa la tornade de flammes et émergea de l’autre côté sans autres dommages que de la peinture noircie.
Derrière eux, l’explosion avait affaibli la structure du pont, mais le mitraillage nourri de Linda et d’Adams avait empêché les terroristes de miner convenablement l’ouvrage. Les supports tinrent bon dix secondes après le passage du train avant de commencer à s’affaisser. Les grosses poutres s’effondrèrent les unes sur les autres, emplissant la vallée d’un nuage de poussière qui obscurcit l’hélicoptère Mi-8 en attente et les silhouettes minuscules des terroristes qui s’enfuyaient.
Le pont se disloqua comme des dominos qui tombent les uns après les autres, et les rails se mirent à pendre comme des cordes de piano détendues. Linc devait avoir vu dans les rétroviseurs ce qui se passait, car le rythme du moteur se modifia lorsque les cylindres se remplirent d’oxyde nitrique.
Bois et acier s’effondraient en avalanche, poursuivant le wagon. Fasciné, Juan observait le pont disparaître dans leur sillage. Il aurait dû avoir peur, mais son sort ne dépendait plus de lui et il assistait au spectacle avec un détachement presque clinique. Plus le Pig accélérait et plus la dislocation du pont accélérait de même. A une trentaine de mètres derrière leur pare-chocs, les rails se tordaient avant de disparaître dans un maelström de poussière.
Il n’osait même pas regarder devant pour voir quelle distance les séparait encore du but. Mieux valait ne pas savoir.
Au moment précis où les rails commençaient à céder sous leurs roues, le bruit sourd de l’air sous le wagon se modifia et d’épaisses traverses en bois apparurent à nouveau sur la voie. Derrière eux, les derniers tronçons du pont s’abîmaient dans la vallée.
Le poing serré, Juan poussa un hurlement de triomphe et faillit perdre l’équilibre.
— Magnifique, tu as réussi ! lança-t-il à Linc dans la radio. Tout le monde va bien ?
— Oui, tout le monde va bien.
Mais quelque chose dans sa voix alerta Juan.
— Qu’est-ce qu’il y a, mon grand ?
— J’ai bousillé la transmission la dernière fois que j’ai balancé la nitro. Dans mon rétro, je vois qu’on laisse une putain de traînée d’huile.
A cet instant seulement, Juan se rendit compte qu’il n’entendait plus le grondement agressif du moteur. Sans transmission, inutile, en effet, de laisser tourner le moteur.
— Mark m’a dit que la pente, maintenant, est plutôt douce, mais…
— Laisse-moi deviner, dit Juan. Nos freins sont HS, c’est ça ?
— J’ai le pied appuyé à fond sur la pédale de freins, mais pour ce que ça sert…
Juan regarda au loin la mer d’un gris d’ardoise. Un repli de terrain dissimulait la fin de la voie, mais il ne devait plus y avoir que quelques kilomètres à parcourir. Pourvu, se dit-il, que le plan de Max fonctionne, car en manœuvrant le frein du wagon, il venait de s’apercevoir qu’ils n’étaient pas plus efficaces que ceux du Pig.
— Max, tu m’entends ?
— Parfaitement.
— Où es-tu ?
— Nous sommes en position, prêts à vous cueillir.
— Des nouvelles des hélicos libyens ?
— Non. J’imagine qu’ils vont venir du sud et qu’on ne les verra pas. Mais surtout, eux non plus ne nous verront pas.
— Dès qu’on sera accrochés à l’électroaimant, je veux qu’Eric fonce le plus rapidement possible vers les eaux internationales.
— Tranquille, Juan. Tout est prêt. Le Dr Huxley et son équipe ont prévu des couchages et des perfusions. Les cuisines ont préparé à manger pour tous les gens que tu amènes, et tous les systèmes d’armement du navire sont en batterie pour le cas où ils voudraient les récupérer.
— C’est bon, c’est bon. On sera là dans environ trois minutes.
La dernière portion de voie suivait une vallée débouchant sur la mer. Les membres de la Corporation, avec Alana, Greg Chaffee et leur nouvelle recrue libyenne, Fodl, s’étaient attachés à l’intérieur du Pig, et Juan avait hurlé aux occupants du wagon de s’asseoir par terre et de se serrer les uns contre les autres.
Le terminal houiller se réduisait à deux bâtiments dont il ne restait que les carcasses métalliques et quelques planches pendantes. Les grues destinées au chargement des navires avaient depuis longtemps disparu, comme le désert avait fait disparaître l’endroit où l’anthracite était autrefois entassé, à l’abri d’une falaise.
L’Oregon dominait le nouveau pont flottant. La grue principale était en position et le gros électroaimant dansait à moins de six mètres au-dessus du pont.
D’ordinaire, Juan se sentait envahi de fierté lorsqu’il contemplait sa création, mais aujourd’hui, seule le préoccupait la vitesse à laquelle le train s’approchait du quai. Pourquoi Max n’avait-il pas disposé sur les voies une sorte de barrière légère pour le ralentir ? C’est alors qu’il se rendit compte que l’extrémité du quai était complètement submergée.
Il éclata de rire lorsque le train quitta les voies et poursuivit sa course sur le quai. Max avait criblé de trous, probablement avec la mitrailleuse Gatling de l’Oregon, les piliers en plastique soutenant le quai, et celui-ci s’affaissa doucement sous le poids du wagon.
Deux vagues s’ourlèrent à l’avant et la mer absorba la vitesse du train avec tant de douceur que personne à bord du Pig ne ressentit la moindre tension dans sa ceinture de sécurité.
Le wagon, lui, avançait à peine lorsqu’il quitta le bord du quai, entraînant le camion avec lui. Il ne s’enfonça dans l’eau que quelques secondes avant que l’électroaimant ne les soulève. Juan se dit alors que Max Hanley lui-même devait piloter l’opération, parce que le centre de gravité du train avait été parfaitement calculé.
La grue déposa sur le pont le wagon dégoulinant d’eau et le camion, et Juan ouvrit la portière dès que les pneus du Pig eurent touché la surface. Déjà, un homme d’équipage coupait au chalumeau le câble d’acier reliant le camion au wagon. Juan passa devant lui en courant et se rua vers le wagon pour ouvrir les portes coulissantes et faillit entrer en collision avec le Dr Huxley qui se tenait au milieu d’autres membres de l’équipage munis de brancards.
— Vous pensiez que je n’avais pas assez de travail avec vos tueurs, il a fallu que vous m’ameniez un train entier de patients !
Sous ses pieds, Juan sentait le vrombissement des propulseurs magnétohydrodynamiques.
— Quel autre cadeau offrir à un médecin après de courtes vacances à terre ?
Juan ouvrit la porte coulissante, libérant une cascade d’eau de mer qui se répandit sur le pont. Puis, de l’intérieur plongé dans l’obscurité, émergea la première silhouette squelettique et trempée.
— Vous êtes en sécurité, maintenant, dit Juan en arabe. Tous. Mais il faut vous dépêcher. Vous comprenez ?
Fodl le rejoignit, puis le Dr Huxley, et à eux trois ils accueillirent avec douceur les hommes et les femmes en état de choc qui sortaient du wagon. En dehors de quelques contusions et de deux jambes cassées, il n’y avait guère de blessés, mais un homme avait tout de même reçu une balle dans le poignet, tirée par le terroriste contre lequel Juan s’était battu sur le toit du wagon.
Juan aperçut alors Mark Murphy. Le spécialiste des armements, un sac en bandoulière sur l’épaule et un ordinateur portable imperméable à la main se dirigeait vers sa cabine.
— Laisse tomber, Mark. A partir de maintenant, toi et Eric allez vous consacrer à une recherche prioritaire.
— Ça ne peut pas attendre après ma douche ?
— Non. Tout de suite. Je veux tout savoir sur un truc appelé le Joyau de Jérusalem. D’après Alana Shepard, il pourrait être enterré avec Suleiman Al-Jama, mais elle ne sait pas exactement ce que c’est.
— On dirait une légende sortie d’un roman à deux sous.
— C’est possible. Trouvez ce qu’il en est. Je veux un rapport dans une heure.
— A vos ordres, chef, lança Mark d’un air faussement militaire.
— Qui sont ces gens ? demanda alors Julia Huxley en passant devant une femme qu’un homme d’équipage accueillait dans ses bras.
— Ce sont tous des hauts fonctionnaires du ministère libyen des Affaires étrangères, répondit Juan. L’un de ces malheureux devrait être le ministre lui-même.
— Je ne comprends pas. Pourquoi sont-ils tous prisonniers ?
— Parce que si je ne me trompe pas, le nouveau ministre des Affaires étrangères, le très respectable Ali Ghami n’est autre que Suleiman Al-Jama.